Notre « hors-champ médiatique » est
infini. La majorité sociale du
Venezuela, que les journalistes ne
ponctionnent que dans un cadre
individuel, humanitaire et atemporel,
n’est pas cet objet qu’on veut
identifier comme une victime. C’est un
sujet pris dans une action collective,
habillé d’une Histoire et d’un futur.
Il faudrait tenter d’expliquer a
présent, pour ceux qui vivent loin de
nous, ce qu’on perçoit du ronronnement
de la machine souterraine. Pour beaucoup
le sentiment est que l’heure est venue
de s’ébrouer, d’inventer un nouvel Etat,
voire de construire des communes
autosuffisantes, des pouvoirs plus
clairs, plus directs, voire un Etat
communal. Il y a plusieurs explications
a cela : les échéances électorales,
gagnées par le camp révolutionnaire,
sont derrière nous – si on excepte les
municipales de décembre prochain. Le
verdict des urnes et le répit électoral
sont propices à ce recentrage sur la
révolution de la structure.
La droite locale,
convaincue en 2017 par l’axe
Bogota-Washington d’organiser une vague
de déstabilisation meurtrière pour que
le monde puisse “voir” enfin comment
Maduro réprimait les vénézuéliens, est
de plus en plus discréditée auprès de sa
base, et se retrouve à son plus bas
étiage électoral. L’attentat contre le
président Maduro organisé par les
Etats-Unis et le président colombien
Juan Manuel Santos à deux jours de
l’expiration de son mandat, dit bien ce
désespoir de l’oligarchie colombienne
qui vient d’adhérer à l’OTAN.
Transformer la Caraïbe en Atlantique
Nord parle d’une Histoire qui se répète.
En 1819 la même oligarchie de Santander
s’unissait aux Etats-Unis contre un
“Bolivar assoiffé de sang” pour empêcher
la marche à travers les Andes des
ex-esclaves noirs du Venezuela et de
leurs alliés les jacobins noirs de
Haïti…
Il y a d’autres
explications à ce retour d’une ambiance
révolutionnaire, très “années 90” au
Venezuela: la guerre économique et la
hausse irrationnelle des prix organisée
par le secteur privé majoritaire, met
beaucoup de citoyens au pied du mur. Les
communes sont une partie de la solution
à ces problèmes de survie, de
production, d’alimentation, de services
publics en voie de détérioration.
Par ailleurs, vingt
ans de révolution ont servi d’école à
toute une génération qui a les outils de
l’expérience pour se remobiliser. Son
but est d’influencer de plus en plus
Maduro, en lui exigeant de faire le
ménage, par exemple en cessant de
recaser des fonctionnaires qui ont
failli, volé, trahi la population, en
les limogeant une fois pour toutes et en
nommant des gens valables à leur place.
Cette énergie spécifique, qui répond à
la fois à la guerre impériale et au
poids de la forme ancienne de l’Etat,
est enfin née de ce temps que Chavez ne
pouvait accélérer a lui seul, celui qui
transforme les idées en force
matérielle.
Ce besoin de
transformer l’Etat s’incarne dans les
pieds gonflés des 200 paysan(ne)s venus
des Etats intérieurs où les mafias des
blanchisseurs de capitaux colombiens,
juges, grands propriétaires, militaires,
les ont chassés des terres données par
Chavez, avant de revendre leurs
tracteurs en Colombie. Mafias qui
souvent trouvent des complices parmi les
fonctionnaires de l’Institut des Terres
qui sabotent la remise des engrais, des
semences, des crédits aux mêmes paysans,
ce qui permet à certains secteurs de
l’Etat de dire que mieux vaut appuyer
les agroindustriels privés puisque
décidément les paysans ne produisent
rien. 400 km de marche, 20 km par jour,
épuisement, campements de fortune, soif,
diarrhées, intimidations, mais la marche
a continué grâce à la solidarité des
plus humbles comme cette vieille dame
qui partage l’espace de sa pauvre
demeure au bord de la route et offre le
peu qui lui reste de café. Les médias
privés, majoritaires, invisibilisent la
marche, mais aussi, curieusement, les
médias bolivariens. Jusqu’à ce que
Nicolas Maduro oblige les télévisions à
transmettre leur parole…
A Caracas,
lorsqu’une haie de police a stoppé la
marche à deux pâtés du palais
présidentiel, nous nous sommes dit : si
Maduro a réellement ordonné cela et s’il
ne les reçoit pas ces paysans qui sont
une des bases les plus sincères de la
révolution, il ne pourra plus rien
comprendre. Quelques gauchistes avaient
pris la tête de la marche pour les
derniers mètres, exultaient à la vue
d’un barrage de police, filmant les
casques : la voilà, la preuve de l’Etat
bourgeois, de la trahison de Maduro !
Jusqu’à ce que les organisateurs paysans
leur demandent courtoisement de
s’éloigner, de se placer en fin de
cortège, les priant de comprendre les
problèmes d’infiltrations et de sécurité
du président. Au même moment une
délégation des paysans se réunissait
avec le Président de l’Assemblée
Constituante Diosdado Cabello (photos).
Le lendemain le
président Maduro ouvrit grand les portes
du palais présidentiel pour les recevoir
à son tour, faisant retransmettre à tout
le pays par la télévision, radio et
Internet, leurs longs témoignages. Il
commença par écouter les paysans sans
les interrompre, avant d’approuver leurs
exigences et d’en faire des ordres.
Remise immédiate aux paysans de
toutes les terres remises par Chavez
et dont ils ont été expulsés de
manière arbitraire.
Révision cas par cas de toutes les
victimes de mercenaires et de
persécution par des organes
juridiques.
Révision de tout le système de
désignation des juges agraires pour
les mettre au service des paysans
vénézuéliens.
Modification des lois agraires pour
un système du 21ème siècle aux mains
du peuple.
Démarrage d’une lutte contre la
corruption et transformation de
toutes les institutions en matière
agricole du pays, à la chaleur de la
critique populaire.
Alliance productive avec tous les
secteurs paysans pour concrétiser le
Plan Productif et le “Plan de la
Patrie 2025”. Enfin, un grand
Congrès Paysan pour la troisième
semaine de septembre 2018.
Au sortir de la
réunion, les paysan(ne)s ne épuisés
cachent pas leur satisfaction, malgré
l’amertume des chausse-trappes semés sur
la route par certains sous-ministres.
Ils ont enfin atteint leur objectif
d’une rencontre au sommet et d’une
parole totale. En remettant a Maduro
deux cents propositions, ils lui on dit
ce que tout un peuple chaviste a envie
de lui dire depuis longtemps : « l’heure
est venue ». Joie vite brisée : au
moment où la rencontre avec le Président
prenait fin, le paramilitarisme
répondait déjà en torturant, mutilant,
assassinant trois leaders de la lutte
pour la terre a Barinas, trois
compagnons des premières heures de la
marche, trois victimes de plus parmi les
centaines de victimes de la lutte des
terres. A Sabaneta, terre natale de
Chavez. Tout un symbole pour une
déclaration de guerre aux accords
énoncés par Maduro, qui le lendemain
allait lui-même subir un attentat. La
Loi des Terres promulguée par Chavez
avait constitué un des facteurs
déterminants du coup d’Etat en 2002.
Il y a quelques
jours nous étions sous la bruine côtière
de Caruao où les tambours d’Afrique vont
de maison en maison de paysans et de
pêcheurs dont les fils hésitent entre
l’horizon de la mer et l’écran du
Blackberry. Caruao recevait pour la
première fois la visite de
fonctionnaires du
Conapdis. Cet institut organise
depuis l’Etat le soutien aux personnes
handicapées. Le travail du jour
consistait à doter les personnes
concernées d’un Carnet de la Patrie,
outil de recensement qui leur permettra
entre autres de toucher des allocations.
Problème : beaucoup des patients qui
font la file depuis tôt ce matin ne
possèdent pas de rapports médicaux
attestant de leur handicap. Les
fonctionnaires décident alors d’oublier
la paperasserie : un diagnostic visuel,
une photo faite sur place, on imprime le
Carnet, on le remet au patient. Bilan de
la journée : une soixantaine de nouveaux
allocataires. Tel est ce Venezuela
“hors-champ”, toujours prêt a ouvrir
doucement sa main pour qui voudrait lire
dans ses lignes.
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