Réforme du collège
:
« Seigneur, je ne veux plus aller à
leur école »
Sayed Hasan
Jeudi 17 septembre 2015
Aujourd'hui, 17
septembre 2015, les syndicats
enseignants ont presque unanimement
appelé à la grève contre la réforme du
collège qui vise à démanteler plus avant
les derniers vestiges de l'instruction
publique en intensifiant le nivellement
par le bas. Le mobile est tout trouvé :
il en va du bon fonctionnement de notre
médiocratie apatride – affublée des
oripeaux de la méritocratie républicaine
– et de sa perpétuation, pour lesquels
l'élevage intensif de moutons est vital.
Plutôt qu'une longue dissertation, voici
un petit florilège sur cette tradition
éducative « républicaine [1][1] » déjà
dénoncée par Jean Jaurès, et dans
laquelle s'inscrit pleinement notre
gouvernement actuel.
Jean
Jaurès sur l'émancipation du peuple
comme but de l'instruction publique
« Dans l’ordre
intellectuel, nous avons eu pour
première pensée de fonder un
enseignement populaire dont l’objet
dernier est de développer l’autonomie de
la conscience et de la raison. C’est là
le sens profond de cette œuvre de
laïcité, où nos adversaires affectent de
voir je ne sais quel déchaînement
d’esprit de secte, et où nous voyons,
nous, au point de vue social, la
condition première de l’affranchissement
du peuple. » (24 mai 1889)
« En vérité, vous êtes dans un état
d’esprit étrange. Vous avez voulu faire
des lois d’instruction pour le peuple ;
vous avez voulu par la presse libre, par
l’école, par les réunions libres
multiplier pour lui toutes les
excitations et tous les éveils. Vous ne
supposiez pas, probablement, que dans le
prolétariat tous au même degré fussent
animés par ce mouvement d’émancipation
intellectuelle que vous vouliez
produire. Il était inévitable que
quelques individualités plus énergiques
vibrassent d’une vibration plus forte.
Et parce que ces individualités, au lieu
de se séparer du peuple, restent avec
lui et en lui pour lutter avec lui,
parce qu’au lieu d’aller mendier je ne
sais quelles misérables complaisances
auprès du capital soupçonneux, ces
hommes restent dans le peuple pour
préparer l’émancipation générale de la
classe dont ils sont, vous croyez les
flétrir et vous voulez les traquer par
l’artifice de vos lois ! » (21
novembre 1893)
« Mais que devient,
dit-on, ‘le droit de l’enfant’ ? Le
droit de l’enfant n’est pas un droit
abstrait, que nous ayons à sauvegarder
dans une société abstraite. C’est un
droit vivant, que nous avons à
sauvegarder dans la société vivante et
mêlée d’aujourd’hui. Il est aussi
impossible, aujourd’hui, d’isoler le
droit de l’enfant des traditions et
conceptions diverses qui se disputent
l’humanité, qu’il est impossible
d’isoler l’enfant lui-même. (...)
Le droit de
l’enfant, c’est d’être mis en état, par
une éducation rationnelle et libre, de
juger peu à peu toutes les croyances et
de dominer toutes les impressions
premières reçues par lui.
Ce ne sont pas
seulement les impressions qui lui
viennent de la famille, ce sont celles
qui lui viennent du milieu social que
l’enfant doit apprendre à contrôler et à
dominer. Il doit apprendre à dominer
même l’enseignement qu’il reçoit.
Celui-ci doit être donné toujours dans
un esprit de liberté ; il doit être un
appel incessant à la réflexion
personnelle, à la raison. Et tout en
communiquant aux enfants les résultats
les mieux vérifiés de la recherche
humaine, il doit mettre toujours
au-dessus des vérités toutes faites la
liberté de l’esprit en mouvement.
C’est à cela que
l’enfant a droit. Il ne dépend pas de
nous de lui épargner des crises, des
conflits, des contradictions qui
travaillent toute l’humanité et dont
nous-mêmes avons souffert. Mais il faut
que sa raison soit exercée à être enfin
juge du conflit. » (12 octobre 1901)
« La démocratie a
le devoir d’éduquer l’enfance ; et
l’enfance a le droit d’être éduquée
selon les principes mêmes qui assureront
plus tard la liberté de l’homme. Il
n’appartient à personne, ou particulier,
ou famille, ou congrégation, de
s’interposer entre ce devoir de la
nation et ce droit de l’enfant. Comment
l’enfant pourra-t-il être préparé à
exercer sans crainte les droits que la
démocratie laïque reconnaît à l’homme si
lui-même n’a pas été admis à exercer
sous forme laïque le droit essentiel que
lui reconnaît la loi, le droit à
l’éducation ? » (30 juillet 1904)
Jean-Claude Michéa, De
l'enseignement de l'ignorance et ses
conditions modernes, 1999
« Le mouvement qui,
depuis trente ans, transforme l’École
dans un sens toujours identique, peut
maintenant être saisi dans sa triste
vérité historique. Sous la double
invocation d’une ‘démocratisation de
l’enseignement’ (ici un mensonge absolu)
et de la ‘nécessaire adaptation au monde
moderne’ (ici une demi-vérité), ce qui
se met effectivement en place, à travers
toutes ces réformes également mauvaises,
c’est l’École du Capitalisme total
(…)
Sur des bases aussi
franches, le principal problème
politique que le système capitaliste
allait devoir affronter au cours des
prochaines décennies put donc être
formulé dans toute sa rigueur : comment
serait-il possible, pour l’élite
mondiale, de maintenir la gouvernabilité
des quatre-vingts pour cent d’humanité
surnuméraire, dont l’inutilité a été
programmée par la logique libérale ?
La solution qui, au
terme du débat, s’imposa, comme la plus
raisonnable, fut celle proposée par
Zbigniew Brzezinski sous le nom de
tittytainment. Par ce mot-valise il
s’agissait tout simplement de définir un
‘cocktail de divertissement abrutissant
et d’alimentation suffisante permettant
de maintenir de bonne humeur la
population frustrée de la planète’.
Cette analyse, cynique et méprisante, a
évidemment l’avantage de définir, avec
toute la clarté souhaitable, le cahier
des charges que les élites mondiales
assignent à l’école du XXIe siècle.
C’est pourquoi il est possible, en se
fondant sur elle, de déduire, avec un
risque limité d’erreur, les formes a
priori de toute réforme qui serait
destinée à reconfigurer l’appareil
éducatif selon les seuls intérêts
politiques et financiers du Capital.
Prêtons-nous un instant à ce jeu.
Tout d’abord, il
est évident qu’un tel système devra
conserver un secteur d’excellence,
destiné à former, au plus haut niveau,
les différentes élites scientifiques,
techniciennes et managériales qui seront
de plus en plus nécessaires à mesure que
la guerre économique mondiale deviendra
plus dure et plus impitoyable.
Ces pôles
d’excellence – aux conditions
d’accès forcément très sélectives –
devront continuer à transmettre de façon
sérieuse (c’est-à-dire probablement,
quant à l’essentiel, sur le modèle de
l’école classique) non seulement des
savoirs sophistiqués et créatifs, mais
également (quelles que soient, ici ou
là, les réticences positivistes de tel
ou tel défenseur du système) ce minimum
de culture et d’esprit critique sans
lequel l’acquisition et la maîtrise
effective de ces savoirs n’ont aucun
sens ni, surtout, aucune utilité
véritable.
Pour les
compétences techniques moyennes (…) le
problème est assez différent. Il s’agit,
en somme, de savoirs jetables –
aussi jetables que les humains qui en
sont le support provisoire – dans la
mesure où, s’appuyant sur des
compétences plus routinières, et adaptés
à un contexte technologique précis, ils
cessent d’être opérationnels sitôt que
ce contexte est lui-même dépassé. (…) En
généralisant, pour les compétences
intermédiaires, la pratique de
l’enseignement multimédia à distance, la
classe dominante pourra donc faire d’une
pierre deux coups. (…)
Restent enfin, bien
sûr, les plus nombreux ; ceux qui
sont destinés par le système à demeurer
inemployés (ou à être employés de façon
précaire et flexible, par exemple
dans les différents emplois MacDo)
en partie parce que, selon les termes
choisis de l’OCDE, ‘ils ne constitueront
jamais un marché rentable’ et que leur
‘exclusion de la société s’accentuera à
mesure que d’autres vont continuer à
progresser’. C’est là que le
tittytainment devra trouver son
terrain d’élection. Il est clair, en
effet, que la transmission coûteuse de
savoirs réels – et, a fortiori,
critiques –, tout comme l’apprentissage
des comportements civiques élémentaires
ou même, tout simplement,
l’encouragement à la droiture et à
l’honnêteté, n’offrent ici aucun
intérêt pour le système, et peuvent
même représenter, dans certaines
circonstances politiques, une menace
pour sa sécurité. C’est évidemment
pour cette école du grand nombre que
l’ignorance devra être enseignée de
toutes les façons concevables. Or
c’est là une activité qui ne va pas de
soi, et pour laquelle les enseignants
traditionnels ont jusqu’ici, malgré
certains progrès, été assez mal formés.
L’enseignement de l’ignorance impliquera
donc nécessairement qu’on rééduque
ces derniers, c’est-à-dire qu’on les
oblige à ‘travailler autrement »,
sous le despotisme éclairé d’une armée
puissante et bien organisée d’experts en
‘sciences de l’éducation ». La tâche
fondamentale de ces experts sera, bien
entendu, de définir et d’imposer (par
tous les moyens dont dispose une
institution hiérarchisée pour s’assurer
la soumission de ceux qui en dépendent)
les conditions pédagogiques et
matérielles de ce que Debord appelait la
‘dissolution de la logique’ : autrement
dit ‘la perte de la possibilité de
reconnaître instantanément ce qui est
important et ce qui est mineur ou hors
de la question ; ce qui est incompatible
ou, inversement, pourrait bien être
complémentaire ; tout ce qu’implique
telle conséquence et ce que, du même
coup, elle interdit’. Un élève ainsi
dressé, ajoute Debord, se trouvera placé
‘d’entrée de jeu, au service de l’ordre
établi, alors que son intention a pu
être complètement contraire à ce
résultat. Il saura pour l’essentiel le
langage du spectacle, car c’est le seul
qui lui est familier : celui dans lequel
on lui a appris à parler. Il voudra sans
doute se montrer ennemi de sa
rhétorique : mais il emploiera sa
syntaxe’.
Quant à
l’élimination de toute common decency,
c’est-à-dire à la nécessité de
transformer l’élève en consommateur
incivil et, au besoin, violent, c’est
une tâche qui pose infiniment moins de
problèmes. Il suffit ici d’interdire
toute instruction civique effective et
de la remplacer par une forme quelconque
d’éducation citoyenne, bouillie
conceptuelle d’autant plus facile à
répandre qu’elle ne fera, en somme, que
redoubler le discours dominant des
médias et du show-biz ; on pourra de la
sorte fabriquer en série des
consommateurs de droit, intolérants,
procéduriers et politiquement corrects,
qui seront, par là même, aisément
manipulables tout en présentant
l’avantage non négligeable de pouvoir
enrichir à l’occasion, selon l’exemple
américain, les grands cabinets
d’avocats.
Naturellement, les
objectifs ainsi assignés à ce qui
restera de l’École publique supposent, à
plus ou moins long terme, une double
transformation décisive. D’une part
celle des enseignants, qui devront
abandonner leur statut actuel de
sujets supposés savoir afin
d’endosser celui d’animateurs de
différentes activités d’éveil ou
transversales, de sorties
pédagogiques ou de forums de
discussion (conçus, cela va de soi, sur
le modèle des talk-shows télévisés) ;
animateurs qui seront préposés, par
ailleurs, afin d’en rentabiliser
l’usage, à diverses tâches matérielles
ou d’accompagnement psychologique.
D’autre part, celle de l’École en
lieu de vie, démocratique et joyeux,
à la fois garderie citoyenne – dont
l’animation des fêtes (anniversaire de
l’abolition de l’esclavage, naissance de
Victor Hugo, Halloween...) pourra
avec profit être confiée aux
associations de parents les plus
désireuses de s’impliquer – et
espace libéralement ouvert à tous
les représentants de la cité (militants
associatifs, militaires en retraite,
chefs d’entreprise, jongleurs ou
cracheurs de feu, etc.) comme à toutes
les marchandises technologiques ou
culturelles que les grandes firmes,
devenues désormais partenaires
explicites de « l’acte éducatif »,
jugeront excellent de vendre aux
différents participants. Je pense qu’on
aura également l’idée de placer, à
l’entrée de ce grand parc
d’attractionsscolaires,
quelques dispositifs électroniques très
simples, chargés de détecter
l’éventuelle présence d’objets
métalliques. »
Seigneur, je suis
très fatigué.
Je suis né fatigué.
Et j'ai beaucoup marché depuis le chant
du coq
Et le morne est bien haut qui mène à
leur école.
Seigneur, je ne
veux plus aller à leur école,
Faites, je vous en prie, que je n'y
aille plus.
Je veux suivre mon
père dans les ravines fraîches
Quand la nuit flotte encore dans le
mystère des bois
Où glissent les esprits que l'aube vient
chasser.
Je veux aller pieds nus par les rouges
sentiers
Que cuisent les flammes de midi,
Je veux dormir ma sieste au pied des
lourds manguiers,
Je veux me réveiller
Lorsque là-bas mugit la sirène des
blancs
Et que l'Usine
Sur l'océan des cannes
Comme un bateau ancré
Vomit dans la campagne son équipage
nègre...
Seigneur, je ne
veux plus aller à leur école,
Faites, je vous en prie, que je n'y
aille plus.
Ils racontent qu'il
faut qu'un petit nègre y aille
Pour qu'il devienne pareil
Aux messieurs de la ville
Aux messieurs comme il faut.
Mais moi, je ne veux pas
Devenir, comme ils disent,
Un monsieur de la ville,
Un monsieur comme il faut.
Je préfère flâner
le long des sucreries
Où sont les sacs repus
Que gonfle un sucre brun autant que ma
peau brune.
Je préfère, vers l'heure où la lune
amoureuse
Parle bas à l'oreille des cocotiers
penchés,
Ecouter ce que dit dans la nuit
La voix cassée d'un vieux qui raconte en
fumant
Les histoires de Zamba et de compère
Lapin,
Et bien d'autres choses encore
Qui ne sont pas dans les livres.
Les nègres, vous le
savez, n'ont que trop travaillé.
Pourquoi faut-il de plus apprendre dans
des livres
Qui nous parlent de choses qui ne sont
point d'ici ?
Et puis elle est
vraiment trop triste leur école,
Triste comme
Ces messieurs de la ville,
Ces messieurs comme il faut
Qui ne savent plus danser le soir au
clair de lune
Qui ne savent plus marcher sur la chair
de leurs pieds
Qui ne savent plus conter les contes aux
veillées.
Outre-Atlantique,
Pete Seeger et Tom Paxton, Qu'as-tu
appris à l'école aujourd'hui ? (1964)
Hugues Auffray,
Adieu Monsieur le Professeur (1968) :
[1]
Jaurès parlait des Républicains
opportunistes (les « Jules » Ferry,
Favre, Simon, etc.), véritables ancêtres
du Parti socialiste, comme « de
prétendus républicains [pour qui] la
République n’est que la substitution de
l’oligarchie financière à l’oligarchie
terrienne, du grand industriel au
hobereau, de la hiérarchie capitaliste à
la hiérarchie cléricale, du banquier au
prêtre, et de l’argent au dogme »,
dénonçant « la force de résistance
formidable des privilèges et des
iniquités sociales » (La Dépêche de
Toulouse, 11 janvier 1893).
Salah Lamrani
(Sayed Hasan)
Professeur de
Lettres en région parisienne, Titulaire
de l'Education Nationalee
Gréviste
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