LE CRI DES PEUPLES
Grève générale en France :
vers une réédition du succès de 1995 ?
Ramin Mazaheri

Mardi 10 décembre 2019
Source :
Press TV, 4 décembre 2019
Traduction :
lecridespeuples.fr
Au cours de la
décennie que j’ai vécue en France, je
n’ai jamais vu un mouvement de
contestation sociale atteindre son
objectif économique.
Attendez… je me
trompe : en 2015, François Hollande a
cédé aux demandes des policiers avant
même que leur manifestation se disperse.
C’était assez pathétique.
Et puis nous avons
aussi l’exception des exceptions, les
Gilets Jaunes toujours constants. Ils
ont obtenu une petite partie de leurs
revendications économiques – une infime
aide financière directe, pas de budget
d’austérité en 2020, et le gouvernement
n’a pas privatisé les aéroports de Paris
(au moins temporairement).
Ils ont gagné en
faisant quelque chose de sans précédent
en France : manifester au lieu de partir
en vacances durant les fêtes de fin
d’année. Ils ont surpris tout le monde,
y compris moi, avec leur abnégation qui
a finalement atteint des proportions
absolument admirables en raison de leur
persévérance face à une répression
acharnée.
Cependant, les
Gilets Jaunes sont maintenant repoussés
sur le siège arrière.
Les syndicats
mènent une grève générale illimitée à
partir du 5 décembre pour tenter
d’arrêter les « réformes » radicalement
de droite du Président Emmanuel Macron
touchant au régime des retraites.
Est-ce que leur
grève générale marchera ?
Les syndicats «
indépendants » en France : si c’est bon
pour les membres, tant pis si c’est
mauvais pour la Nation
Il est tellement
incroyable de voir à quelle vitesse une
grève générale peut obtenir satisfaction
que c’est incroyable que quiconque pense
qu’une autre tactique dans la lutte
sociale soit même nécessaire.
Mais comme le
leader syndical n ° 1 en France,
Philippe Martinez de la CGT, me le
disait il y a quelques années : « Je
n’ai pas de bouton marqué ‘Grève
générale’ sur lequel je peux appuyer. »
LOL, c’est triste, mais c’est vrai.
Encore une fois, je
n’ai jamais vu un mouvement social de
manifestations en France atteindre son
objectif économique… à moins qu’il ne
s’agisse de quelques syndicalistes que
le gouvernement a achetés avec des
concessions ciblées.
Les Français
illustrent pourquoi les syndicats «
indépendants » peuvent être bons pour
leurs membres mais mauvais pour la
Nation, et aussi pourquoi les pays les
plus véritablement progressistes du
monde n’ont pas de syndicats
indépendants de leur structure
gouvernementale.
Depuis 2010, la
France a connu d’énormes mouvements de
protestation contre vagues après vagues
de mesures d’austérité, mais ils n’ont
jamais réussi à arrêter leur
déferlement. La raison en est la même
vieille logique impériale – diviser pour
mieux régner. À maintes reprises, j’ai
vu les grèves en France échouer parce
que le gouvernement peut très facilement
accorder des concessions ciblées à
quelques secteurs de la main-d’œuvre, et
même à quelques syndicats au sein d’un
même secteur. Cela a toujours eu le
résultat escompté : réduire la
participation à la grève et provoquer la
colère, le ressentiment et l’égoïsme
parmi ceux qui sont encore en grève, de
sorte que le mouvement est
inévitablement abandonné. La France,
déjà la terre du mauvais œil, n’a fait
que devenir plus aigrie et méfiante du
fait de ses nombreux mouvements ouvriers
mis en échec pendant la Grande
Récession.
Les Gilets Jaunes
ont rejeté l’implication des syndicats
jusqu’à présent, et pour la raison que
j’ai expliquée : les syndicats français
sont intéressés, alors que les Gilets
Jaunes promeuvent manifestement
l’abnégation pour le bien national. Tout
comme les groupes politiques et les ONG
de France, les syndicats sont
fondamentalement alliés à un pouvoir
corrompu qui est au service des 1%
pro-/néo-impérialistes et de leur
immoralité avide.
En 1995, les
réformes de droite (poussant, vous
l’aurez deviné, une réforme des
retraites de droite) ont duré trois
semaines, et le gouvernement a fini par
reculer. Il y a eu des pénuries mineures
de biens et les gens ont perdu des
journées salaires, mais l’unité
nationale contre les politiques
totalement injustifiées d’un
gouvernement, qui n’enrichissent que les
1% les plus riches, a été aisément
victorieuse.
Près des deux tiers
de la nation ne font pas confiance au
Président Emmanuel Macron pour mener une
réforme des retraites, et il y a donc à
nouveau unité. La réalité est que Macron
a une base de soutien de seulement 25%
qui approuve tout ce qu’il fait. De
toute évidence, ce qu’il lui reste en
fait de partisans sur la question des
retraites est constitué de kamikazes qui
veulent simplement voir à quoi
ressemblera le tout premier programme au
monde de retraite universelle, avec un
même format pour tous.
Un tel programme
est totalement injuste car installer des
voies ferrées dans le froid, ramasser
les poubelles et – je dirais – enseigner
à 30 enfants ou adolescents pendant 8
heures par jour n’est pas quelque chose
qu’une personne de 64 ans peut faire
sans conséquences graves pour sa santé
et pour son avenir. Dans un Occident qui
idolâtre la jeunesse et néglige les
personnes âgées, l’idée que les
personnes âgées méritent aussi un avenir
est plus rare qu’un igloo en Équateur.
Si l’histoire
récente peut permettre d’anticiper
l’avenir, on peut prédire que Macron ne
donnera que quelques miettes à quelques
syndicats, qui abandonneront les autres
grévistes et seront des « briseurs de
grève » pour le reste de la Nation, sans
aucun scrupule.
Cette grève est
peut-être un test ultime du pouvoir
syndical en France : les syndicats sont
devenus plus fragmentés depuis 1995 – et
donc moins puissants –, et s’ils
échouent ici, les Gilets Jaunes auront
raison de les avoir exclus et dénoncés.
Macron
persistera sur sa voie jusqu’à ce que
tous les Français soient comme des
Américains
Aucun pays au monde
ne dispose d’un système de retraite
universel, et le gouvernement français
lui-même ne sait pas vraiment ce qu’il
fait. Aucun travailleur ne sait combien
vaudront ses nouveaux « points » à la
retraite, y compris Macron lui-même. Il
est clair que Macron ne veut que
détruire le système actuel et le
remplacer par quelque chose de plus
américanisé. C’est du reste son mode de
fonctionnement depuis sa prise de
fonctions.
Les politiques de
Macron n’ont pas besoin de l’approbation
du public parce qu’il n’essaie pas
d’être réélu – il essaie simplement de
gagner par défaut en 2022, lorsque
Marine Le Pen servira à nouveau
d’épouvantail. Même s’il perd, en
détruisant le mauvais exemple qui a
toujours été le modèle français de «
l’économie mixte », il se garantit une
vie de tournées lucratives dans les pays
occidentaux où il pourra discourir à
prix d’or de son expérience devant la
haute société.
Macron n’est pas
comme Hollande dans le sens où il n’a
pas violé ses promesses électorales : il
avait averti la France de ce qu’il
allait faire dès sa campagne. Cela lui
donne une simple feuille de vigne de
justification démocratique (dans le
style classique occidental) : il prétend
avoir remporté un mandat démocratique
pour ses plans économiques d’extrême
droite, mais chaque adulte en France
sait ce que je viens d’écrire, à savoir
que sa base réelle de soutien aux
élections de 2017 n’était que d’un quart
des électeurs, parce que tout le monde a
voté pour bloquer l’extrême droite
(culturellement, pas économiquement) de
Marine Le Pen, et aussi pour éliminer
les deux partis dominants abhorrés.
En 1995, plus grand
mouvement social français depuis 1968,
ce qui a fait pencher la balance, ce
sont les travailleurs des transports
publics : ils ont bloqué la circulation
pendant trois semaines, et ils menacent
de faire de même ce mois-ci.
Ce qui n’a pas fait
pencher la balance en faveur de la
justice ouvrière, ce sont les médias
français.
Les médias « privés
» français, dont les lignes éditoriales
sont décidées par une poignée de
milliardaires, continuent de pousser ce
point délibérément stupide sur le faux «
mandat » de Macron, qui insulte
l’intelligence de leurs lecteurs et
téléspectateurs. De même, chaque
reportage sur les réformes des retraites
commence par soulever la question des «
régimes spéciaux » – qui sont
principalement destinés aux travailleurs
manuels de la fonction publique, qui
travaillent dans des conditions qu’aucun
sexagénaire ne devrait endurer –, dans
une stratégie évidente visant à créer un
soutien pour cette réforme d’extrême
droite en provoquant rivalités et
jalousie, colère et exaspération,
sentiments qui ne peuvent pas être le
fondement d’une véritable « réforme » de
quoi que ce soit.
Il ne faut pas non
plus attendre grand-chose des médias
publics français : même si leurs
salaires proviennent des deniers
publics, seuls les médias iraniens et
russes couvrent les manifestations des
Gilets Jaunes dans la rue depuis cinq
mois.
Un autre groupe qui
n’a pas non plus fait pencher la balance
est les étudiants, que les Baby-Boomers
pensent voir rééditer leur révolte de
1968.
Ce n’est qu’en
frappant les bénéfices des 1% que les
Français contraindront leurs dirigeants
– dans leur démocratie occidentale
aristocratique / bourgeoise – à reculer.
Ce sont les travailleurs et les adultes
déterminés qui peuvent et doivent jouer
le rôle décisif en politique. Je
n’arrive pas à comprendre pourquoi
l’Occident adorateur des jeunes pense
que parier sur des étudiants au visage
de bébé est plus sûr que sur les
« durs » que sont les travailleurs
ferroviaires.
Une autre bataille
qui sera décidée est le modèle français
« pompeux » qui prétend influencer le
gouvernement par de simples
manifestations, souvent abreuvées
d’alcool.
Au cours de la
dernière décennie, les Français sont
allés manifester, ont pris des selfies
(sans sourire), sont rentrés tôt et –
comme je l’ai dit – ont perdu. Ils sont
tout simplement choqués de constater,
quelle que soit la fréquence de ces
événements, qu’un gouvernement qui
continue de gouverner par Décrets
n’écoute aucunement l’opinion publique
lors de l’élaboration des politiques
publiques. L’amour français pour
l’expression de soi peut être
satisfaisant, mais c’est une recette
éprouvée d’échec politique.
Espérons que le
retour à la tactique de grève générale
montrera à la France que la seule
solution est de faire du mal au
portefeuille des 1% que le modèle
libéral occidental cherche à protéger
contre toutes pertes économiques.
Bien sûr, ces paris
ratés – sur les syndicats « indépendants
», sur les médias privés « indépendants
», sur les jeunes émotifs et instables,
sur des manifestations qui manquent des
connaissances de base sur la lutte des
classes, sans parler de
l’adhésion de la majorité au
néo-impérialisme dans la culture
française, notamment au Mali –, tout
cela explique pourquoi presque aucun
mouvement socio-économique n’a gagné
depuis 1995.
Qu’est-ce qui
est différent cette fois-ci ?
Personne ne peut vraiment le dire, car
tout dépend de la volonté des
travailleurs de raboter leur salaire
pour gagner quelque chose qu’ils ne
toucheront pas pendant des décennies.
Chaque société a des besoins immédiats à
satisfaire, mais la France a-t-elle une
culture qui encourage la réflexion sur
l’avenir lointain et inconnaissable ?
Tout le monde fait
la comparaison avec 1995, mais il ne
fait aucun doute que la situation
économique et démocratique du citoyen
moyen a énormément empiré depuis.
Le sentiment
anti-austérité a régulièrement atteint
des sommets au cours de la Décennie
perdue de la zone euro, et les Français
continuent de voir se dégrader leur
pouvoir d’achat, leurs services publics,
leurs conditions de travail et les
droits sociaux qu’il a fallu un siècle
pour arracher à la haute finance la plus
farouchement non-islamique. Peut-être
que cela fera pencher la balance ?
La France est-elle
prête à marcher pour aller au travail
pendant 3 semaines, comme en 1995 ?
Sinon, les Français doivent se préparer
à travailler deux ans de plus dans leur
vieillesse et à recevoir une allocation
mensuelle bien inférieure à la retraite
déjà précaire que les personnes âgées
reçoivent actuellement.
Ramin Mazaheri
PS : Deux semaines
après la « victoire » de 1995, la nature
d’extrême droite du modèle occidental
aristocratique / bourgeois s’est
affirmée : le Parlement a voté en faveur
de la réforme du régime de sécurité
sociale par Décret. Dans un tel modèle,
les 1% sont garantis de gagner et d’être
toujours le principal bénéficiaire des
politiques gouvernementales et fiscales.
Si les Français n’étaient pas confrontés
à cette réalité auparavant, les Gilets
Jaunes ont changé la donne.
Ou peut-être que
non ? Si la grève échoue, la façon dont
le modèle aristocratique occidental
trahit inévitablement les classes
inférieures et moyennes – et l’apathie,
l’aliénation et l’égoïsme qu’il provoque
nécessairement parmi la masse des
citoyens – seront les principales
raisons de son échec, bien que ces
raisons ne soient jamais citées en
Occident.
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Ramin Mazaheri
est le correspondant principal de la
chaîne iranienne anglophone Press TV à
Paris. Ayant la double nationalité
américaine et iranienne, il vit en
France depuis 2009. Il a été journaliste
quotidien aux Etats-Unis et a exercé en
Egypte, en Tunisie, en Corée du Sud et
ailleurs. Ses articles ont été publiés
dans divers journaux, revues et sites
internet, et il apparaît à la radio et à
la télévision.
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