Interview
Sergueï Lavrov : Si l'Occident veut
la paix,
qu'il cesse de faire la guerre
Dimanche 6 mai 2018
Interview du
Ministre russe des Affaires étrangères
Sergueï Lavrov au magazine italien
Panorama, publiée le 3 mai 2018
Source :
http://www.mid.ru/en/web/guest/foreign_policy/international_safety/conflicts/-/asset_publisher/xIEMTQ3OvzcA/content/id/3206154?p_p_id=101_INSTANCE_xIEMTQ3OvzcA&_101_INSTANCE_xIEMTQ3OvzcA_languageId=fr_FR Transcription
:
Question: Un conflit armé réel
entre la Russie et certains pays
occidentaux est-il vraiment possible
Sergueï Lavrov: Il est évident
que la situation dans le monde est
malheureusement de plus en plus tendue
et imprévisible. Comme nous l'avons plus
d'une fois souligné, cela est lié avant
tout aux actions unilatérales
incessantes des États-Unis et de
certains pays occidentaux mis au pas par
Washington. Il s'agit d'un petit groupe
d’États qui ne représentent pas une part
significative de l'humanité mais tentent
de conserver leur domination médiévale
dans les affaires internationales et de
freiner le processus objectif de
formation d'un système polycentrique de
relations internationales.
Ils accentuent la
confrontation, créent une atmosphère de
méfiance et d'incertitude stratégique,
gèlent les canaux de dialogue. Ils
créent des situations où le prix d'un
bluff ou d'une erreur pourrait devenir
global.
La Russie voudrait pouvoir compter sur
le bon sens "de l'autre côté". Car
malgré toutes les divergences de
positions, nous portons la
responsabilité commune de l'avenir et du
bien-être de toute l'humanité, de la
résolution efficace de tous les
problèmes-clés du monde contemporain.
Ce "bon sens" induit cependant la
capacité des leaders de l'Occident
collectif d'agir de manière responsable
et prévisible, de respecter
infailliblement le droit international
et s'appuyant sur la Charte de l'Onu.
Cette capacité suscite de plus en plus
de doutes chez nous ces derniers temps.
Question: Quels leaders des pays
occidentaux sont considérés par la
Russie comme les pires partenaires?
Sergueï Lavrov: La diplomatie
russe n'interprète pas la situation sur
l'arène internationale selon des
critères de ce genre. La philosophie de
notre politique étrangère rejette
l'analyse des relations bilatérales à
travers le prisme de la négation.
Nous sommes prêts à mener un travail
rigoureux avec tout le monde afin de
renforcer la sécurité et la stabilité au
niveau international et régional, et à
promouvoir un agenda bilatéral positif.
Il est évidemment difficile de
travailler avec certains pays, notamment
avec ceux qui nient la suprématie du
droit international et préfèrent le
chantage, les menaces et les
provocations. Cela ne fait que
multiplier les problèmes des relations
interétatiques et réduire l'espace de
coopération constructive.
La vie internationale est une "rue à
double sens". Toute "rue à sens unique"
n'a aucune perspective dans les
relations avec la Russie. Nous espérons
que les autres acteurs en tiendront
compte tôt ou tard. Cela concerne avant
tout les États-Unis.
Question: Que pensez-vous des
incidents chimiques de Douma (Syrie) et
de Salisbury?
Sergueï Lavrov: En ce qui
concerne Douma, l'attaque chimique
présumée du 7 avril n'a pas eu lieu en
réalité. Il s'agit d'une nouvelle vile
provocation montée par des personnes qui
n'ont aucun intérêt à établir la paix en
Syrie.
Nous n'appelons personne à nous croire
sur parole. C'est pourquoi nous
proposons depuis le début que
l'Organisation pour l'interdiction des
armes chimiques mène une enquête. Des
experts nationaux américains ou français
auraient pu y prendre part.
Au lieu de cela, au moment où un groupe
de l'OIAC se trouvait déjà à Beyrouth et
était prêt à se rendre à Damas et à
Douma, on a lancé un acte d'agression
contre la Syrie, pays souverain et
membre de l'Onu.
Nous ne pouvons pas accepter la logique
de ceux qui présentent une punition
arbitraire comme la meilleure preuve de
culpabilité. C'est un non-sens. Il faut
également souligner l'absurdité des
accusations précédentes affirmant que
les militaires russes auraient retardé
le déplacement des experts pour
"nettoyer les lieux". N'importe quel
expert peut confirmer qu'il est
impossible d'éliminer tous les traces
d'une attaque chimique dans une zone
détruite: ces substances s'introduisent
en profondeur du sol et dans les murs.
Les experts de l'OIAC sont enfin arrivés
à Douma le 21 avril. Ils ont recueilli
les échantillons nécessaires. Ils se
sont encore une fois rendus dans cette
ville le 25 avril. Nous espérons que ces
voyages se solderont par une enquête
objective et indépendante, et qu'ils
prévoieront notamment la visite de tous
les sites relatifs aux annonces de
l'attaque chimique et à la production de
substances toxiques par les extrémistes.
De notre côté, nous avons accordé aux
experts tout le soutien possible.
Nous avons trouvé des témoins de la
provocation et des participants
involontaires à la mise en scène des
Casques blancs: il s'agit du garçon
Hassan Diab et d'autres habitants de
Douma. Le 26 avril au siège de l'OIAC,
ces derniers ont parlé du tournage de
cette vidéo truquée de l'attaque
chimique.
Le 4 mars, on a constaté sur le
territoire britannique l'incident
tragique qui a touché Sergueï et Ioulia
Skripal. Londres insiste sur
l'utilisation d'une substance
neurotoxique de combat. Depuis
l'incident, les Britanniques refusent -
je voudrais souligner qu'ils violent
ainsi leurs engagements internationaux -
de nous accorder les informations
nécessaires sur l'aide aux victimes et
les progrès de l'enquête, nous privent
de l'accès consulaire pourtant
indispensable s'il s'agit de citoyens
russes.
Qui plus est, Londres a fait fi non
seulement des normes du droit
international mais aussi de l'éthique
élémentaire et du bon sens. Au lieu de
présenter des preuves et d'attendre que
l'enquête de Scotland Yard ait abouti,
d'élucider la situation, le gouvernement
britannique a accusé la Russie et a
lancé une campagne politique et
d'information antirusse de grande
envergure. Il a en même temps ignoré nos
propositions de mener une enquête
commune et nos demandes légitimes de
nous présenter les faits, y compris en
nous transmettant des échantillons de la
substance utilisée.
Le comportement des autorités
britanniques suscite beaucoup de
questions. On ne dit par exemple rien
des activités du laboratoire secret de
Porton Down qui se trouve à proximité de
Salisbury. Les victimes ont été cachées
par les services secrets britanniques.
La Russie est surtout préoccupée par
l'état de santé et la situation des
Skripal touchés par cette provocation
des Britanniques. Le refus des autorités
britanniques de nous accorder un accès
consulaire permet de considérer cette
situation comme un kidnapping ou une
détention préméditée. C'est absolument
inacceptable.
Londres remplace le travail
professionnel des experts dans le cadre
des mécanismes internationaux appropriés
par des propos vides et la diplomatie du
mégaphone.
Encore une fois, nous sommes prêts à une
coopération concrète avec les
Britanniques. Nous appelons Londres à
coopérer de manière honnête dans le
cadre de l'enquête lancée le 16 mars par
le Comité d'enquête de Russie concernant
la tentative d'assassinat, et des
demandes appropriées envoyées au
Royaume-Uni par le Parquet général
russe.
Question: Peut-on dire que la
guerre contre l'Ukraine a constitué une
sorte de péché originel, la raison de
tous les problèmes qui ont suivi?
Sergueï Lavrov: Tout d'abord, je
voudrais attirer l'attention sur un fait
qui est indispensable pour comprendre la
situation: la Russie ne mène en aucune
manière une guerre contre l'Ukraine.
Cette guerre contre le peuple a été
lancée par les nationalistes arrivés au
pouvoir suite au coup d'État de février
2014. Ils n'acceptent aucune dissidence
et veulent établir leur "ordre" par la
force. Il s'agit d'une guerre entre Kiev
et les régions ukrainiennes.
Cette crise politique intérieure a été
provoquée en Ukraine par un groupe
d'États occidentaux menés par les
États-Unis, qui considèrent le monde
entier comme leur sphère d'influence,
prétendent à l'exceptionnalité et
divisent les peuples entre "les leurs"
et "les autres".
Il faut noter que les membres de l'UE -
l'Allemagne, la Pologne et la France -
qui ont paraphé en février 2014 l'accord
sur le règlement de la crise entre le
gouvernement et l'opposition, ont
immédiatement renoncé à leurs garanties
données à ce texte après que les
radicaux ont bafoué ce dernier. Quant à
l'Otan, elle avait appelé le président
ukrainien à ne pas utiliser l'armée
contre les manifestants avant le coup
d'État, mais a ensuite rapidement changé
d'avis et a appelé les putschistes qui
avaient illégalement pris le pouvoir à
recourir à la force de manière
"proportionnée" contre les régions
dissidentes.
Sur cette question, la politique
occidentale n'est en rien
pro-ukrainienne mais absolument
antirusse. Nous constatons que les
États-Unis et certains de leurs
satellites ont utilisé les propos sur la
création d'un espace uni de paix, de
sécurité et de stabilité dans la région
euro-atlantique comme un écran, un
paravent pour la poursuite de la
pratique archaïque de conquête de
l'espace géopolitique et de déplacement
des lignes de partage à l'est, via
l'élargissement de l'OTAN ou dans le
cadre de la mise en œuvre du Partenariat
oriental de l'UE. On a tenté pendant des
années de forcer Kiev à faire un faux
choix du type "avec nous ou contre
nous", entre le développement de la
coopération à l'est ou à l'ouest, ce qui
s'est soldé au final par l'effondrement
de l'État ukrainien qui n'a jamais été
très solide. Le bilan est aujourd'hui
évident: une perte effective
d'indépendance, des souffrances humaines
et l'écroulement de l'économie du pays
qui aurait eu toutes les chances de
devenir l'un des plus stables et des
plus forts en Europe du point de vue
économique.
Le règlement stable de la situation en
Ukraine ne sera possible que par la mise
en œuvre complète et cohérente des
accords de Minsk. Il n'existe aucune
alternative à ce travail. Il faut
adopter des lois sur le statut spécial
du Donbass, sur l'organisation des
élections locales et sur l'amnistie,
mener une réforme constitutionnelle. Ce
sont les aspects-clés de l'établissement
de la paix en Ukraine. Il est enfin
nécessaire que Kiev établisse un
dialogue direct avec Donetsk et Lougansk
afin de rechercher conjointement des
compromis et de concerter des solutions
possibles aux problèmes existants.
Malheureusement, Washington, Londres et
certaines autres capitales occidentales
n'ont pas tiré les conclusions
nécessaires de la tragédie ukrainienne.
Nous constatons la poursuite des jeux
géopolitiques antagonistes douteux dans
différentes régions du monde. Il s'agit
du renforcement des efforts visant à
déployer le système antimissile global
torpillant la stabilité stratégique, de
la hausse du potentiel de l'Otan et des
activités militaires de l'Alliance en
Europe qui ne sont pas proportionnelles
aux réalités actuelles et suscitent la
fragmentation de l'espace européen de
sécurité. Nous sommes surtout préoccupés
par le mépris ouvert des États-Unis et
de leurs alliés envers le droit
international et la Charte de l'Onu,
ainsi que par leur ingérence dans les
affaires intérieures d'autres États
allant jusqu'au renversement des
gouvernements.
Cette politique destructrice a été
incarnée de manière éloquente par les
frappes contre le territoire syrien
lancées le 14 avril sous un prétexte
absolument fallacieux. Cette agression
contre un État souverain a influé de
manière négative sur la stabilité
internationale et régionale, et a fait
le jeu des terroristes. Les initiateurs
des actions de ce genre doivent enfin
comprendre que ce comportement
irresponsable est lourd de conséquences
très sérieuses pour la sécurité globale.
Ceux qui jouent actuellement avec le feu
dans différentes régions du monde et
tentent d'apprivoiser les terroristes
pour les utiliser ensuite dans leurs
jeux géopolitiques devront demain en
payer le prix chez eux. On ne peut pas
se protéger contre la menace qu'est le
terrorisme sur des "îlots de sécurité"
destinés aux élites.
Question: Les dernières élections
italiennes ont montré qu'un "vent de
populisme soufflait en Europe".
Pourrait-il, selon vous, aider la
Russie? Ou pensez-vous que l'Europe crée
actuellement une image d'ennemi aux
frais de la Russie lointaine afin de
résoudre ses problèmes intérieurs liés
au populisme et à la crise économique?
Sergueï Lavrov: En ce qui
concerne les tendances politiques
actuelles en Europe, il vaut mieux poser
cette question aux Européens.
Pour ma part, je voudrais tout
simplement souligner que nous ne nous
ingérons pas dans les débats intérieurs
des autres États et n'affichons pas nos
préférences concernant les résultats des
élections dans différents pays de l'UE.
Nous souhaitons sincèrement aux pays
européens de surmonter les problèmes
existants. Nous sommes prêts à coopérer
avec tous les représentants politiques
qui afficheraient le même intérêt et
voudraient développer un dialogue
pragmatique avec la Russie.
Malheureusement, force est de constater
qu'il existe au sein de l'Union
européenne un groupe peu nombreux mais
très agressif de pays russophobes qui
font tout leur possible pour prévenir le
rétablissement du développement cohérent
des relations entre la Russie et l'UE et
jouent la carte antirusse pour accomplir
leurs objectifs personnels. Cette
politique ne favorise en aucune façon
l'assainissement de la situation sur
notre contient commun et empêche la
conjonction des efforts visant à trouver
une solution efficace aux problèmes
communs de la Russie et de l'UE.
Nous espérons que nos partenaires
européens seront en mesure de surmonter
"l'inertie de la pensée" et de définir
eux-mêmes leurs priorités sans
s'orienter vers des acteurs
extrarégionaux ni se laisser guider par
la minorité russophobe susmentionnée.
Nous sommes convaincus que la plupart
des Européens veulent vivre dans une
Europe paisible et prospère et ne
souhaitent pas revenir à la
confrontation de l'époque de la Guerre
froide vers laquelle on tente
obstinément de les pousser.
Question:
Pourquoi de plus en plus de pays leaders
sont, d'une certaine manière, des États
isolés (la Chine, la Turquie, la Russie,
l’Égypte et même les États-Unis)?
Pensez-vous que les gouvernements
deviennent de plus en plus autoritaires?
Sergueï Lavrov:
Comme je l'ai déjà souligné, nous
assistons actuellement à la formation
d'un ordre mondial polycentrique. Nous
voyons apparaître et se renforcer de
nouveaux centres de puissance économique
et d'influence politique, mais cette
nouvelle construction multipolaire n'est
pas encore stable. Nous avons tous
intérêt à ce que les actions de tous les
acteurs internationaux ne soient pas
destructives mais créatrices, ne
s'appuient pas sur la force mais sur le
droit international. L'addition des
potentiels sur la base de l'autorité de
l'Onu est le seul moyen d'obtenir une
solution efficace aux nombreux problèmes
de l'époque actuelle. Autrement dit, le
système polycentrique doit favoriser la
formation d'une coopération mutuellement
avantageuse et d'un partenariat
fructueux sur la base de la réciprocité
des intérêts.
Quant à la Russie,
sa politique étrangère vise la promotion
d'un agenda positif et unificateur
destiné à prévenir la dégradation de la
vie internationale jusqu'à la
confrontation et le chaos, à assurer un
règlement politique et diplomatique d'un
grand nombre de crises et de conflits.
Nous n'avons jamais utilisé et
n'utilisons pas nos avantages naturels
au détriment des autres. En tant qu'État
responsable et membre permanent du
Conseil de sécurité de l'Onu, la Russie
agit comme un garant de la stabilité
globale et empêche l'adoption par le
Conseil de sécurité de décisions visant
à justifier l'utilisation unilatérale de
la force contre des régimes
"indésirables" en violation de la Charte
de l'Onu.
Je constate avec
satisfaction que nous ne sommes pas
seuls dans ces efforts. Je voudrais
notamment souligner spécialement le rôle
important de la coopération
russo-chinoise diversifiée, qui est un
modèle des relations étatiques du XXIe
siècle. Nous coopérons de manière
étroite avec les États qui appliquent la
même vision, au niveau bilatéral, ainsi
que dans le cadre de différents formats
multilatéraux tels que l'UEEA, l'OTSC,
les BRICS ou l'OCS.
Je voudrais
également évoquer le G20, qui permet de
concerter sur une base égalitaire les
consensus trouvés entre les membres du
G7 - ce groupe n'est plus en mesure de
résoudre lui-même beaucoup de problèmes
- et les pays des BRICS soutenus par les
États qui partagent les mêmes idées. En
principe, l'activité du G20 est
l'archétype d'une institution de gestion
globale juste qui ne s'appuie pas sur
les diktats mais sur la recherche d'un
équilibre des intérêts.
Question:
Les actions et la rhétorique de Donald
Trump concernant la Russie sont souvent
contradictoires. Qu'en pense-t-on en
Russie?
Sergueï Lavrov:
Si les propos ne correspondent pas
aux actes, ce n'est pas bon.
Malheureusement, nous constatons assez
souvent - cela concerne non seulement
les relations russo-américaines, mais
aussi d'autres sujets internationaux -
que les déclarations de Washington
contredisent ses actions réelles.
Prenons l'exemple syrien. Bien que le
Département d'État et la Maison blanche
aient juré que leur unique objectif
était d'éliminer les terroristes dans ce
pays, les États-Unis s'installent
activement sur la rive orientale de
l'Euphrate et visent, de fait, le
démembrement de la Syrie. Certains
alliés des États-Unis soutiennent cette
politique.
Nous avons souligné
à plusieurs reprises que nous
appréciions positivement les propos du
président Donald Trump concernant sa
volonté d'établir un dialogue normal
entre nos pays. Qui plus est, nous
partageons totalement cette volonté et
sommes prêts à faire notre part du
chemin afin de faire sortir nos liens
bilatéraux de l'impasse artificielle
créée par l'administration de Barack
Obama. Le seul indicateur de la volonté
réelle de nos partenaires de développer
une coopération constructive et
respectueuse sera pourtant leurs actions
concrètes.
Pour l'instant, nos
relations ne cessent de dégrader. Même
si le président américain donne des
impulsions positives, ces dernières sont
complètement nivelées par la russophobie
effrénée de l'establishment américain
qui présente la Russie comme une menace,
propose son "endiguement systémique" sur
la base des sanctions et d'autres outils
de pression. Tout cela est évidemment
lié aux règlements de comptes intérieurs
de la politique américaine et n'a rien à
voir avec la réalité.
La décision prise
le 26 mars dernier par les autorités
américaines d'expulser 60 collaborateurs
des missions russes et de fermer le
Consulat général de la Russie à Seattle
a constitué une nouvelle provocation. Le
prétexte formel de la fermeture de cet
établissement consulaire était
l'implication présumée de la Russie dans
l'empoisonnement de Sergueï et Ioulia
Skripal: cela ne tient pas du tout. Nous
n'avons évidemment pas pu laisser cette
action hostile sans réponse. Washington
a pris cette décision peu de temps après
un entretien téléphonique entre nos deux
présidents, qui avait pourtant été assez
constructif. Donald Trump a appelé
Vladimir Poutine le 20 mars pour le
féliciter à l'occasion de sa victoire à
la présidentielle et confirmer sa
volonté de trouver des points communs
sur un large éventail de questions. Il a
proposé d'organiser le plus rapidement
possible un sommet, l'a invité à la
Maison blanche et a souligné son envie
de concerter les efforts sur l'arène
internationale, de freiner conjointement
la course aux armements.
Toutefois, beaucoup
à Washington ne cessent de se plonger
dans une russophobie auto-entretenue et
la coopération sur les questions
globales importantes n'arrive à
progresser. Cette situation influe de
manière négative sur la situation dans
le monde, où persistent trop de
questions qu'il est impossible de
résoudre sans une coopération entre la
Russie et les États-Unis.
J'espère que le bon
sens triomphera à l'avenir dans les
couloirs du pouvoir américain. Nous
voudrions établir des relations
normales, prévisibles, voire amicales
avec les États-Unis. Mais pas au prix
des principes et des intérêts nationaux
de la Russie.
Question:
Quel est le coût des sanctions pour la
Russie et pour l'Europe? Vraiment,
est-ce que tout ce que nous faisons en
Europe est erroné et tout ce que fait la
Russie est juste?
Sergueï Lavrov:
Il y a différentes manières
d'évaluer les dégâts. On évoque des
chiffres différents. Dans tous les cas,
la principale perte selon nous est celle
de la confiance - qu'il sera très
difficile de rétablir.
Toutes les mesures
unilatérales de pression économique sont
non seulement illégitimes du point de
vue du droit international, mais aussi
peu efficaces d'après ce que l'on a
constaté après leur mise en œuvre.
Initiées par l'administration américaine
et soutenues par Bruxelles en tant
qu'outil de pression à long terme sur la
Russie, elles n'ont pas changé notre
politique étrangère. Elles n'ont pas été
en mesure de nous forcer à renoncer à ce
que nous considérions comme juste et
justifié. En même temps, nous ne
prétendons jamais détenir la vérité
absolue - contrairement à certains
leaders occidentaux. Nous entendons dire
à Bruxelles - à l'Otan et au sein de
l'UE - qu'on veut bien dialoguer avec
Moscou à condition que la Russie accepte
sa culpabilité dans toutes les
accusations. Nous n'agissons jamais de
cette manière, mais soulignons toujours
notre aspiration aux compromis, à la
reconnaissance des intérêts légitimes de
tous les partenaires qui reconnaissent
en échange les intérêts de la Russie et
veulent s'entendre en s'appuyant sur le
pragmatisme et pas sur la logique des
jeux à somme nulle.
L'économie russe
s'est adaptée à la pression des
sanctions. Qui plus est, nous avons
réussi à bénéficier de ses conséquences.
Le secteur bancaire s'assainit.
L'inflation s'est ralentie de manière
notable. Le budget est moins dépendant
de la conjoncture pétrolière. Nous avons
même utilisé la situation pour trouver
de nouveaux domaines de croissance,
augmenter la production nationale et
développer nos liens commerciaux et
économiques avec les États qui sont
prêts à une coopération honnête et
mutuellement avantageuse. Il s'agit de
la majorité écrasante des pays du monde.
On sait qu'une
bonne partie des initiatives antirusses
est générée de l'autre côté de l'océan
pour être ensuite imposée en Europe sous
l'injonction de renforcer la "solidarité
transatlantique". Dans quelle mesure
tout cela correspond-il aux intérêts
européens? Car les États-Unis ne
subissent aucune perte. Est-ce que
l'Europe bénéficiera de la poursuite de
la politique de sanctions compte tenu du
fait que les producteurs d'autres
régions du monde remplacent les
Européens sur le marché russe? Les
citoyens des pays de l'UE sont les seuls
à pouvoir répondre à cette question.
La Russie ne
s'isole pas de l'Europe, ne se ferme
pas. A mon avis, le temps travaille
objectivement pour le rétablissement des
liens entre la Russie et l'UE, pour le
bien de nos peuples au nom de la
stabilité et de la prospérité du
continent européen.
Question:
Permettez-moi de vous poser une question
assez cynique concernant la guerre en
Syrie: tout le monde utilise les Kurdes
pour les abandonner ensuite. Pourquoi?
Sergueï Lavrov:
Il m'est difficile d'accepter une
telle généralisation. Pas tout le monde.
Loin de là. La Russie n'a jamais utilisé
personne dans ses propres intérêts lors
du conflit syrien. Les militaires russes
qui se trouvent sur le territoire syrien
à l'invitation du gouvernement légitime
de ce pays ont favorisé par tous les
moyens l'élimination du foyer militaire
et politique de terrorisme qu'est Daech.
Une contribution
aux efforts communs visant à écraser le
terrorisme a également été apportée par
les milices kurdes qui protégeaient
leurs maisons et leur patrie - la Syrie.
Ils agissaient comme partie intégrante
de la société syrienne, comme des
citoyens syriens.
La Russie insiste
de manière cohérente pour que les Kurdes
participent à la définition de l'avenir
d'après-guerre de la Syrie au même titre
que les autres groupes ethniques et
religieux de ce pays. Le Président russe
Vladimir Poutine l'a confirmé encore une
fois le 3 avril dernier lors de sa
conférence de presse à Ankara.
Ce n'est pas à nous
qu'il faut poser la question de
l'utilisation et de l'abandon des
Kurdes, mais à ceux qui attisent les
humeurs séparatistes avec de fausses
promesses de tutelle, qui empêchent le
rétablissement du contrôle du
gouvernement légitime de la Syrie sur de
larges territoires du pays, qui ont
encouragé les Kurdes à proclamer
unilatéralement une "fédération" et se
sont chargés de la formation de
structures de force dotées de fonctions
qui faisaient partie des compétences
exclusives de l'État syrien.
Question: Ma
fille me demande pourquoi il est si
difficile d'assurer la paix dans le
monde. Que pourriez-vous lui répondre?
Sergueï Lavrov:
Parce que le monde est probablement
plus compliqué qu'il n'y paraît. Les
relations internationales ont de plus en
plus d'éléments, se basent sur les
relations entre un grand nombre de
sujets: il s'agit des États, des
institutions supranationales et des
structures non-gouvernementales. Ils
sont tous très différents et ne se
comportent pas toujours de manière
cohérente et rationnelle.
Il est toutefois
possible d'obtenir une coexistence
pacifique et un développement stable. A
ces fins, il faut renoncer à la
philosophie hégémonique, à la
permissivité et à l'exceptionnalité, au
recours illégitime à la force, à
l'obéissance docile à la discipline de
bloc dans le cas où on tente de vous
imposer des approches contredisant vos
intérêts nationaux. Enfin, il est
nécessaire de se souvenir des principes
fondateurs de la communication
internationale fixés dans la Charte de
l'Onu, notamment de l'égalité souveraine
des États, de la non-ingérence dans
leurs affaires intérieures, de la
résolution pacifique des litiges.
Autrement dit, il faut se respecter.
Tout autre chemin mène par définition à
une impasse.
Quant à la Russie,
elle continuera de travailler activement
et dans toutes les circonstances au
maintien et au développement des
tendances saines dans les affaires
internationales, pour favoriser la
recherche de solutions aux problèmes de
toute l'humanité.
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