Actualité
Parler malgré nos craintes,
et refuser de céder à la facilité du
silence
Samah Jabr

Photo
extraite du film d’Alexandra Dols «
Derrière les Fronts »
Samedi 18 août 2018
Source :
http://www.chroniquepalestine.com/...
Il est arrivé que ma mère me réveille
avec inquiétude pour m’apprendre qui
était le dernier à avoir été arrêté pour
une déclaration sur Facebook, et pour me
prévenir des risques encourus en
publiant mes opinions sur ma page.
Et quand je lui dis
au revoir avant mes voyages à
l’étranger, elle répond par un
avertissement: « Ne t’implique pas en
politique et ne dis rien à propos
d’Israël ! » Je réponds toujours en
tentant un peu d’humour. « Ma
communication traite de la santé mentale
en Palestine. Israël n’a que faire de la
santé mentale… Ce qui le concerne, c’est
la maladie mentale. » Mais ma mère ne se
rassure pas ni ne rit de mes tentatives
de la réconforter. Je pars rapidement
avant d’être touchée par ses peurs
contagieuses.
Ma mère n’est pas
la seule à gratifier l’occupation d’une
autocensure gratuite. Il existe des
expressions communes encourageant le
silence en Palestine : « Les murs ont
des oreilles » et « Marche
tranquillement le long du mur et demande
à Dieu de te protéger ». Pire encore,
les dignitaires religieux soutiennent
que « le silence est un signe
d’acceptation » lorsque une mariée reste
silencieuse dans une cérémonie de
mariage. Il n’est pas nécessaire d’être
un psychiatre pour savoir que le silence
est le plus souvent un signe
d’intimidation et de peur.
La réalité
palestinienne a fait taire à jamais
quelques Palestiniens, comme l’écrivain
Ghassan Kanafani et le caricaturiste
Naji Al-Ali qui ont été assassinés
en raison de leurs opinions. Plusieurs
autres ont été arrêtés pour avoir
exprimé librement leurs pensées. La
poétesse
Dareen Tatour a été condamnée pour
son poème « Résiste, mon peuple,
résiste-leur », jugé par les Israéliens
comme une « incitation à la violence ».
Pourtant, pendant
tout ce temps, les messages du rappeur
israélien « The Shadow » ne sont pas
considérés comme une « incitation à la
violence », alors que l’un de ses
messages le montre en train d’exhiber
une photo de testicules accompagnée des
mots : « Vengeance, Bibi [le surnom du
Premier ministre israélien] ! Je pense
que tu les as oubliées ! » Dans un autre
message, le rappeur appelle l’équipe
médicale de l’armée israélienne à
prélever les organes des Palestiniens
qu’ils ont tués afin de les donner au
Centre national israélien de
transplantation. Israël est tout aussi
tolérant à l’égard du « libre discours »
des auteurs de
The King’s Torah, qui expliquent que
l’injonction « Tu ne tueras point » ne
s’applique qu’à « un Juif qui tue un
Juif ». « The King’s Torah » déclare
alors que les non-juifs sont « dépourvus
de compassion par nature » et que les
attaques contre eux sont justifiées
parce que celles-ci « freinent leurs
mauvaises inclinations ». De même, les
bébés et les enfants des ennemis
d’Israël peuvent être tués sans regret
ni hésitation, car « il est clair qu’ils
vont grandir pour nuire aux Juifs ».
Les Israéliens ne
cessent de proférer de telles choses,
gagnant même en popularité et en stature
grâce à ces déclarations. Nous nous
rappelons dans ce contexte comment
Ayelet Shaked, en tant que députée de la
Knesset, a
traité les femmes de Gaza de
« serpents » et a incité à les tuer lors
de l’attaque de 2014. Aujourd’hui, elle
est ministre israélienne de la justice !
Récemment,
Lama Khater, une journaliste
palestinienne critique envers Israël, a
été emprisonnée – rejoignant 22 autres
journalistes également emprisonnés. Et
trop souvent, des gens en Palestine
perdent leur emploi ou d’autres
opportunités pour avoir osé exprimer des
opinions politiques qui ne sont pas
conformes aux opinions acceptables. En
dehors de la Palestine, les étudiants
dont le militantisme se concentre sur la
Palestine sont menacés dans leurs études
et dans leurs possibilités d’emploi.
Même des retraités venus de tous les
pays et amis de la Palestine
s’inquiètent du droit de voyager en
Palestine, et du fait de recevoir des
menaces du type de celle de la « brigade
juive » de scalper les militants de l’Association
France Palestine Solidarité.
Paradoxalement,
alors que certains sont pénalisés pour
avoir pris la parole, d’autres le sont
pour avoir choisi de ne pas s’exprimer.
Parmi mes patients en Palestine, j’ai vu
une femme souffrir d’aphonie – la perte
de sa voix – parce que les services de
renseignement travaillant pour les
Israéliens la faisaient chanter au sujet
de ses appels téléphoniques –
socialement condamnés – à son amant. Un
jeune militant palestinien vivant une
relation homosexuelle tenue secrète
était menacé d’être « sorti du placard »
et de se voir intentionnellement
infliger des hémorroïdes et des maladies
sexuellement transmissibles s’il
refusait de collaborer avec les
Israéliens. Il y avait ceux qui ont été
blessés mais qui devaient mourir à Gaza
parce qu’ils refusaient de se
transformer en informateurs en échange
d’une permission d’accéder aux services
médicaux en dehors du territoire
assiégé.
Travailler sur le
silence est une activité quotidienne
dans mon métier. Je vois beaucoup de
personnes souffrant d’essoufflement et
de douleurs thoraciques – des symptômes
causés par le fait qu’elles ont un
sentiment de noyade dans la société. Il
y a beaucoup de personnes souffrant de
dysfonctionnements sexuels parce
qu’elles ne peuvent pas communiquer
ouvertement sur leur relation. Il y a
des victimes de la torture qui ne disent
rien de leur expérience parce qu’elles
croient que la dénonciation est sans
espoir ou parce qu’elles craignent des
représailles. Il y a des personnes
déprimées qui restent silencieuses sur
leurs pensées suicidaires parce qu’elles
anticipent un rejet ou ont peur d’être
enfermées dans un hôpital. Je connais le
coût du silence, identifié dans la
pathologie, passant à l’acte
agressivement ou devenant
dysfonctionnel.

Les forces
israéliennes d’occupation brutalisent
des femmes palestiniennes
dans la vieille ville de Jérusalem, le
26 juillet 2015 – Photo : Archives
En dehors de ma
clinique, je suis toujours confrontée à
des questions de sécurité concernant ma
prise de parole en public: « Ne
craignez-vous pas d’aller en prison ou
de subir d’autres préjudices du fait que
vous parliez et écriviez ? » Et ceux
avec de moins bonnes intentions
pourraient dire : « Mais le fait même
que vous soyez ici et que vous puissiez
parler, n’est-il pas la preuve qu’Israël
est une vraie démocratie ? »
Je parle – pas
seulement avec la volonté être une
personne cohérente, à la fois à
l’intérieur et à l’extérieur de mon rôle
professionnel – mais parce que je ne
peux pas faire autrement. Je ne peux pas
prétendre que je ne sais pas. Je ne peux
pas nier mes sentiments sur la réalité
politique. Je ne peux pas tourner mon
visage de l’autre côté. Je parle pour
protester contre la violence et pour
tenter d’engager un véritable dialogue
critique avec l’autre. C’est le mieux
que je puisse faire face à une réalité
oppressive. Exprimer mes pensées est le
battement de cœur de mon humanité. C’est
le droit le plus fondamental, sans
lequel aucun autre Droit de l’homme ne
peut exister.
Dans mon travail,
j’ai vu des patients hypocondriaques qui
agissaient comme s’ils étaient malades
par crainte d’être malades. Dans ma vie
quotidienne, je rencontre des gens qui
vivent comme des pauvres par crainte de
la pauvreté. J’ai vu des gens qui ne
sont pas capables de communiquer dans
leurs relations par crainte de
l’abandon. Je ne veux pas perdre mes
opportunités comme ces personnes l’ont
fait et vivre enfermée dans mon propre
esprit, par peur d’être jetée derrière
de vrais barreaux de prison. Je ne nie
pas que j’ai cette crainte, mais je veux
la transcender et m’exprimer malgré
elle.
Lorsque Israël a
attaqué Gaza en 2014, j’ai lancé une
pétition appelant les gens de ma
profession à se tenir solidaires aux
côtés des Palestiniens. J’ai ensuite
découvert que l’attaque sur Gaza avait
causé des dommages collatéraux dans mon
cœur – une fois que j’ai vu que certains
parmi mes proches collègues n’étaient
pas disposés à signer la pétition et
exerçaient même des pressions pour que
je la retire. Bien que je respecte et
compatisse avec les raisons qui peuvent
restreindre les choix de nombreuses
personnes autour de moi …
… je veux que les
gens cessent d’agir en tant qu’agents
inconscients et bénévoles pour les
autorités israéliennes d’occupation par
leur autocensure et leur pression sur
les autres pour qu’ils se taisent.
Je ne suis pas par
nature quelqu’un d’impulsif et qui prend
des risques. En prenant la parole, je
calcule les risques nécessaires et je
maintiens un équilibre entre ces risques
et ce que je gagne à imposer des marges
plus larges pour la liberté
d’expression. Je consulte parfois des
avocats israéliens pour veiller à ce que
mes actes ne contredisent pas les lois
injustes régissant l’occupation. Pendant
la première
Intifada, il était illégal d’avoir
chez soi un drapeau palestinien. De nos
jours, il est illégal de soutenir la
campagne BDS. Bien que ces deux
actions soient justes et morales, je
n’ai jamais eu en ma possession de
drapeau palestinien et je n’ai pas
rejoint l’appel au BDS. Mon objectif est
de créer des formes d’expression
alternatives qui ne violent pas des lois
injustes par nature – et en ce qui me
concerne ces stratégies sont
probablement plus efficaces.
J’ai toujours tenu
compte, dans la portée des opinions que
j’exprime, des contraintes liées à mon
identité professionnelle et à mon
autonomie financière. De plus, je fais
attention à ne pas impliquer les autres.
Je continue d’éviter de dépendre
financièrement d’institutions
israéliennes et je reste une employée du
domaine public dans le système
palestinien. De toute évidence, être une
employée – en particulier une employée
du secteur public – est souvent
contradictoire avec la liberté
d’expression, et avec le temps, cela
peut interférer avec notre conscience et
notre capacité à penser librement. Mais
tant que je serai une employée du
secteur public, j’essaierai de maintenir
des sources de revenus diversifiées par
le biais de consultations indépendantes
et de travailler dans le même temps avec
plusieurs institutions. De cette
manière, je cherche à éviter de dépendre
d’un seul et unique employeur, lequel
pourrait alors dicter mon discours.
Pour me protéger
encore davantage, je base mes écrits et
mes discours sur des faits bien établis.
Je partage mes opinions basées sur de
tels faits, faisant référence non
seulement à l’expérience palestinienne
mais aussi aux Droits de l’homme à
l’échelle internationale et aux valeurs
universelles supposées régir aussi bien
les Israéliens que les Palestiniens.
J’écris dans des langues étrangères afin
de gagner plus de témoins de mon
expérience. Je suis convaincue que de
nombreuses personnes solidaires dans le
monde prendront la parole en mon nom si
quelque chose de grave m’atteignait.
Je suis également
consciente que j’ai été protégée par les
activités de Palestiniens plus courageux
que moi, qui ont occupé les Israéliens
avec des luttes plus coûteuses que
celles que je peux entreprendre. Je
compte sur la prémisse que le
« renseignement » israélien jugera que
« m’arrêter » serait contre-productif,
car cela apporterait plus d’attention à
la voix même qu’ils espèreront faire
taire.
Et je suis
peut-être simplement naïve. Peut-être
que mon évaluation des risques n’est
rien de plus que mon déni un peu subtil
de la menace politique. Si tel est le
cas, alors que cet article soit mon
manifeste : un refus de renoncer au
droit de m’exprimer et un refus de céder
à la complaisance collective face au
silence.
*
Samah Jabr est
psychiatre et psychothérapeute à
Jérusalem. Elle milite pour le
bien-être de sa communauté, allant
au-delà des problèmes de santé mentale.
Elle écrit régulièrement sur la santé
mentale en Palestine occupée.
Articles de la
même auteure.
11 août 2018 –
Middle East Monitor – Traduction :
Chronique de Palestine – Lotfallah
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