Entretien
Salim Lamrani : « Les Cubains sont
les premiers
acteurs et constructeurs du projet
émancipateur
de la Révolution »
© Salim
Lamrani
Jeudi 15 décembre 2016
Par
Alidovitch
https://comptoir.org/2016/12/09/salim-lamrani-les-cubains-sont-les-premiers-acteurs-et-constructeurs-du-projet-emancipateur-de-la-revolution-cubaine/
Fidel
Castro s’est éteint vendredi 25 novembre
dans la soirée. Il symbolise à lui tout
seul l’insoumission au plus grand empire
de l’histoire contemporaine. Si de
nombreux chefs d’État ont salué « une
grande figure du XXe
siècle », il n’en demeure pas moins que
pour nombre d’entre eux et pour beaucoup
de médias occidentaux, Fidel Castro
était avant tout un dictateur. Salim
Lamrani, maître de conférences et auteur
de plusieurs essais sur Cuba, a accepté
de répondre à nos questions et de nous
présenter dans quelle mesure “El
Comandante” était un véritable
socialiste.
Le
Comptoir : Pendant plus de trente ans,
le « Lider Maximo » a bénéficié du
soutien d’une partie au moins du peuple
cubain. Pourtant élu à plusieurs
reprises, le père de la révolution
cubaine n’a cessé de passer pour un
dictateur aux yeux des médias
mainstream. Pouvez-vous nous
éclairer sur le système électoral
cubain ?
Salim
Lamrani : Fidel Castro est arrivé au
pouvoir le 1er janvier 1959
après avoir renversé la dictature de
Fulgencio Batista. Il n’a cependant pas
occupé le poste de Président de la
République tout de suite. Depuis 1959,
la Cuba révolutionnaire a eu pas moins
de quatre présidents. Manuel Urrutia et
Osvaldo Dorticos ont d’abord occupé ce
poste, respectivement de janvier à
juillet 1959, et de juillet 1959 à
décembre 1976. Fidel Castro devient
président après l’adoption de la
constitution le 2 décembre 1976 et ce
jusqu’en 2006. Et puis enfin, depuis
2006, c’est Raul Castro qui est au
pouvoir. Son mandat devrait arriver à
échéance en février 2018.
En 1976 donc,
Cuba adopte une nouvelle constitution
qui prévoit des élections à plusieurs
niveaux. Les élections municipales ont
lieu tous les deux ans et demi. Il y a
également des élections provinciales
(l’équivalent de nos élections
régionales), des élections législatives
et puis l’élection présidentielle tous
les cinq ans. L’élection présidentielle
est une élection indirecte comme il en
existe dans de nombreux pays. Ainsi,
pour arriver au pouvoir, Raul Castro et
Fidel Castro ont au préalable dû être
élus députés de l’Assemblée nationale au
sein de leur circonscription. Cette
élection se déroule au suffrage
universel et secret. Ensuite, c’est à
l’Assemblée nationale d’élire les
membres du Conseil d’État, du Conseil
des ministres et leur président.
Il faut
rappeler ici une réalité qui relève du
bon sens : aucun gouvernement au monde
ne peut rester trente ans à la tête d’un
pays sans le soutien majoritaire du
peuple, surtout dans un contexte de
guerre larvée avec les États-Unis. Je
crois que la diplomatie américaine a été
très lucide la dessus. Si on prend par
exemple le mémorandum de 2009 du chef de
la section d’intérêt des États-Unis à La
Havane, ce qui est l’équivalent de
l’ambassadeur, on constate qu’il y
souligne la popularité du gouvernement
auprès des couches populaires et des
étudiants.
Quelle
place est donnée au peuple dans le
processus de participation à la vie
politique ?
SL : Le
peuple joue un rôle central dans le
système politique cubain puisque ce sont
les citoyens en âge de voter qui
désignent les candidats pour les
élections. En France, par exemple, pour
pouvoir participer à la sélection des
candidats, il faut être membre d’un
parti politique. Chez nous, nous ne
pouvons donc désigner que des candidats
proposés par les partis politiques. À
Cuba, la législation interdit au parti
communiste de désigner un candidat pour
n’importe quelle élection.
Qu’en
est-il du multipartisme ?
SL : Il n’y a
pas de multipartisme à Cuba. C’est un
système avec parti unique. Cela a été
validé en 1976 lorsque les Cubains ont
adopté la constitution. Il faut
cependant rappeler que le parti
communiste cubain n’est pas un parti
électoral comme chez nous. Il joue un
rôle d’orientation et d’unité mais aucun
lors des élections.
Diriez-vous que le multipartisme n’est
pas forcément synonyme de démocratie ?
SL : Il faut
rappeler que la démocratie a plus de
2000 ans d’ancienneté. Elle remonte à la
Grèce antique alors que le parti
politique en tant qu’institution remonte
au XIXe siècle. Si on
conditionne la démocratie à la présence
d’un parti politique ou d’un
multipartisme, dans ce cas, George
Washington, le premier président des
États-Unis, n’était pas démocrate. Je
crois que le multipartisme est un modèle
occidental, mais qui n’a pas vocation à
être universel. D’ailleurs, sous la
dictature de Fulgencio Batista, il y
avait un multipartisme.
Le
traitement médiatique du “Comandante” masque
bien souvent toutes les réformes
sociales qui ont profondément changé
l’île des Caraïbes. Pouvez-vous nous en
donner un aperçu ?
SL : Les
institutions internationales sont
unanimes pour reconnaître l’excellence
du modèle social de Cuba. Quelques
chiffres permettent d’en donner un
aperçu. Cuba est le seul pays d’Amérique
latine et du Tiers-monde, selon
l’Unicef, à s’être débarrassé de la
malnutrition infantile. Les Cubains ont
une espérance de vie de 80 ans, comme la
plupart des pays développés. L’île
dispose d’un taux de mortalité infantile
de 4,6 pour mille, c’est le plus bas de
tout le continent américain, inférieur,
donc, à ceux du Canada et des
États-Unis. Tout ceci constitue une
réussite extraordinaire.
Il y a aussi
une implication active des femmes dans
la vie politique et économique au sein
de la société cubaine. La moitié des
députés cubains sont des femmes alors
qu’elles ne représentent que 24% des
députés et sénateurs en France. Sur les
15 provinces (l’équivalent de nos
régions) dont dispose Cuba, 10 sont
présidées par des femmes. À travail
égal, le salaire est égal. En France,
les femmes touchent encore aujourd’hui
un salaire inférieur, en moyenne de 28%,
que les hommes pour un travail
similaire.
Pour ce qui
est de l’éducation, Cuba possède un taux
d’alphabétisation de 99% avec une
population de plus de 11 millions de
personnes. Pour comparaison, l’île de la
Réunion compte 840 000 habitants et on y
dénombre 116 000 illettrés.
Quelles
idées, quelles utopies, quelles lectures
nourrissaient la vision et les actions
de Fidel Castro ?
SL : Fidel
Castro était un lecteur vorace et un
véritable intellectuel. Il était en
premier lieu un grand admirateur du
héros national cubain José Martí. Il
s’est continuellement nourri de la
pensée, des idéaux et des écrits de cet
intellectuel progressiste à la pensée
universelle. C’est sans conteste sa plus
grande influence. Il est d’abord et
avant tout martinien. Ensuite, il se
revendiquait marxiste-léniniste.
Comment un
petit pays comme Cuba a-t-il pu survivre
sous embargo, depuis 1962 ?
SL : Les
Cubains ont pu survivre grâce à leur
unité. Ils ont été extrêmement liés face
à l’hostilité des États-Unis qui dure
encore aujourd’hui. Des sanctions
économiques sont toujours imposées à la
population cubaine. Ensuite, avec Fidel
Castro, les Cubains ont choisi de mettre
l’être humain et toutes les catégories
les plus vulnérables au centre de leur
projet de société. En général, ailleurs,
les faibles sont toujours relégués au
ban de la société. À Cuba, ils sont
placés au centre du projet émancipateur.
C’est la raison pour laquelle Cuba peut
présenter de telles statistiques. Cela
montre, en définitive, que s’il y a une
véritable volonté politique, le manque
de ressources et l’impact des sanctions
économiques ne sont pas un obstacle à
l’édification d’un système de protection
sociale digne de ce nom. Cuba en est le
parfait exemple.
Maurice
Lemoine, journaliste au Monde
Diplomatique, explique dans Les
enfants cachés du général Pinochet,
que les politiques de gauche, sous
l’impulsion de l’ex-président
vénézuélien Hugo Chávez, ont sorti 56
millions de gens de la pauvreté en 10
ans. Quel rôle a joué Cuba dans cette
réussite ?
SL : L’un des
piliers de la politique étrangère de la
révolution cubaine est
l’internationalisme. Fidel Castro était
également un internationaliste solidaire
qui a toujours tendu une main
fraternelle aux peuples du sud, et
notamment aux peuples latino-américains.
Les Cubains ont envoyé des dizaines de
milliers de médecins, d’enseignants et
de formateurs dans les régions rurales
du tiers monde, sur les trois
continents, en Afrique, en Amérique
latine et en Asie. Leur rôle était plus
important au Venezuela puisque, avec
l’arrivée de Chávez à la tête du pays,
il y a eu plus de 15000 médecins cubains
qui y ont œuvré et qui ont notamment
permis d’améliorer les conditions
sanitaires dans ce pays. Le programme
d’alphabétisation Yo, Sí Puedo,
créé par les Cubains au début des années
2000, a permis d’éradiquer l’illettrisme
en alphabétisant près d’un million de
personnes. C’est assez extraordinaire
pour un pays comme le Venezuela.
Rappelons que le Venezuela de Chávez
s’est également toujours montré très
solidaire de Cuba.
Après la
mort de l’ex-président du Venezuela Hugo
Chávez en 2013, et alors que les droites
reprennent la main en Amérique latine,
quel peut être l’impact de la mort de
Fidel Castro ? Peut-on craindre que Cuba
suive la tendance libérale ?
SL :
Absolument pas, car il y a eu une
révolution à Cuba en 1959. Fidel Castro
s’est retiré depuis 2006 et on constate
toujours un profond attachement des
Cubains à leur système politique et à
leur modèle de société. Ils n’aspirent
pas à changer de modèle parce qu’ils
voient très bien qu’il n’y a pas, selon
eux, de meilleur modèle ailleurs. Si
l’on jette un œil sur les réalités
socio-économiques du reste du continent
latino-américain, on ne peut leur donner
tort. Quand on parle de changement de
modèle, il faut toujours se demander
quel modèle on propose à la place. Les
Cubains sont les premiers acteurs et
constructeurs du projet émancipateur de
la révolution cubaine. Leurs seules
aspirations sont d’ordre matériel, ils
voudraient vivre un peu mieux et avec
des meilleurs salaires. En aucun cas,
ils ne renonceront à leur souveraineté
nationale, ni à leur système politique,
ni à leur modèle de société.
Un des
aspects méconnu du Commandante est son
intérêt pour les questions écologiques.
Pouvez-vous nous en dire plus ?
SL : Fidel
Castro a été un précurseur dans ce
domaine. Il a été l’un des premiers, au
début des années 1990, à mettre en garde
l’opinion publique mondiale contre les
dangers du réchauffement climatique. Il
a été le premier leader au monde à
pointer du doigt la menace qui pèse sur
l’espèce humaine avec la destruction de
notre environnement. D’ailleurs, selon
l’organisation de défense de la nature
WWF, le seul pays au monde a avoir un
développement durable – calculé sur
l’IDH (indice de développement humain)
et sur l’impact de l’homme sur
l’environnement – est Cuba. C’est une
réalité. Dès les premières années de la
révolution, Castro a eu la volonté de
préserver l’environnement. Aujourd’hui,
24% de la superficie cubaine est
recouverte de bois et de forêt. En 1959,
ce taux était de 14%.
Pour
conclure, vous avez sorti, en août
dernier, un ouvrage intitulé Fidel
Castro, Héros des déshérités.
Quel en est le contenu ?
SL :
L’ouvrage retrace le parcours de Fidel
Castro et en dresse les principales
caractéristiques. Il est d’abord
l’architecte de la souveraineté
nationale, celui qui a réalisé le rêve
de José Mártí d’une patrie souveraine
indépendante. José Mártí était le
théoricien de l’édifice patriotique,
Fidel Castro en a été le
réalisateur. Ensuite, Fidel Castro est
un réformateur social. Il a placé l’être
humain au centre de la société en
universalisant l’accès à l’éducation, à
la santé, à la culture, au sport et aux
loisirs. En définitive, il a montré
qu’il était possible de mettre en place
un système de protection sociale digne
de ce nom, malgré un contexte
géopolitique délicat et des ressources
naturelles extrêmement limitées. Sa
troisième facette est celle de
l’internationalisme: il est celui qui a
toujours aidé les peuples du Sud et qui
luttait pour leur émancipation.
Docteur ès
Etudes Ibériques et Latino-américaines
de l’Université Paris IV-Sorbonne, Salim
Lamrani est Maître de conférences à
l’Université de La Réunion, et
journaliste, spécialiste des relations
entre Cuba et les Etats-Unis.
Son nouvel
ouvrage s’intitule Fidel Castro,
héros des déshérités, Paris,
Editions Estrella, 2016. Préface
d’Ignacio Ramonet.
Contact :
lamranisalim@yahoo.fr ;
Salim.Lamrani@univ-reunion.fr
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