Actualité
Immigration et lutte des classes
Saïd Bouamama
Lundi 29 avril 2019
Les polémiques sur une immigration qui
volerait le travail des nationaux et son
instrumentalisation par le patronat pour
faire pression à la baisse sur les
salaires et les conditions de travail de
ceux-ci sont récurrentes. Elles
resurgissent à chaque campagne
électorale et donnent lieu à des
affirmations allant dans toutes les
directions. Il n’est pas inutile de
rappeler quelques fondamentaux.
La mise en
concurrence généralisée des forces de
travail est une des caractéristiques du
mode de production capitaliste. Pour ce
faire toutes les différences (d’âge, de
sexe, d’origine nationale, de culture,
etc.) constituent des facteurs sur
lesquels s’appuient l’idéologie de la
classe dominante dans son travail
inlassable pour empêcher l’émergence
d’une conscience commune d’appartenance
à une même classe sociale. L’unité de la
classe ouvrière n’est donc pas une
donnée première mais au contraire le
résultat d’un travail politique et
idéologique d’unification. Sans un tel
travail la classe ouvrière apparaît
comme divisée, parcellisées et
hiérarchisée en de multiples
catégories : travailleurs précaires et
travailleurs stables, nationaux et
immigrés, jeunes travailleurs et moins
jeunes, etc. En raison des préjugés
hérités de l’histoire coloniale le
clivage entre la partie « nationale » de
la classe ouvrière et sa partie
« immigrée », reste un des outils
contemporains principaux de division.
Pour saisir les
enjeux des transformations actuelles
liées à la nouvelle phase de
mondialisation capitaliste, il convient
d’avoir à l’esprit le modèle antérieur
et la place qu’y tenait l’immigration.
Compte-tenu de la taille limitée de cet
article, nous résumons à trois les
fonctions jouées par la force de travail
immigrée au sein du processus de
production et de reproduction du
capitalisme.
L’instance
économique : la force de travail immigré
comme variable d’ajustement structurel
Les débuts du mode
de production capitaliste sont marqués
par la quête de force de travail. En
fonction des réalités nationales les
réponses vont être différentes. En
Angleterre la ruine de l’économie
paysanne c’est-à-dire l’expropriation
organisée des petits paysans fut la
réponse principale. Elle ne fut
cependant pas la seule comme en témoigne
la forte immigration ouvrière irlandaise
du fait de la situation coloniale de ce
pays. En France la faiblesse
démographique mais aussi les capacités
de résistance de la petite et moyenne
paysannerie depuis la révolution de 1789
(dont il ne faut pas oublier le
caractère agraire et antiféodal) oriente
la soif de force de travail vers un
appel à l’immigration. Aux USA la
colonisation qui est dans le même temps
une exportation du mode de production
capitaliste, le besoin de force de
travail se traduira par l’appel massif à
l’esclavage et à l’immigration. La
fonction d’ajustement de l’immigration
commence ainsi dès l’aube du capitalisme
dans des formes et des ampleurs
différentes selon les spécificités
nationales.
Mais la fonction
d’ajustement de l’immigration ne
s’arrête à ce premier âge du
capitalisme. La tendance à la
circulation du capital vers les secteurs
à forts profits a pour conséquence le
besoin de faire circuler la force de
travail. Ce besoin de circulation se
heurte au rapport de forces entre le
capital et le travail à chaque moment
historique dont une des dimensions est
la lutte des travailleurs pour les
sécurités sociales. La lutte entre le
capital et le travail peut ainsi se lire
également comme antagonisme entre le
besoin de circulation de la force de
travail pour le capital et
revendications de sécurités sociales
pour les travailleurs. La force de
travail immigrée est ainsi une nécessité
du capitalisme non seulement en termes
de besoin quantitatif de force de
travail, mais également en termes de
disposition de cette force de travail au
bon endroit, dans les bons secteurs,
etc. c’est-à-dire que la force de
travail immigrée garde sa fonction
d’ajustement structurel jusqu’à
aujourd’hui.
Pour illustrer
cette fonction citons le directeur de la
Population et de la Migration, Michel
Massenet résumant en 1962 le besoin
massif d’une force de travail immigrée :
« La concurrence
dans le marché commun ne sera
supportable que si notre pays dispose
d’une réserve de main d’œuvre lui
permettant de freiner l’inflation
salariale. Un apport de travailleurs
jeunes non cristallisés par
l’attachement à un métier ou par
l’attrait sentimental d’une résidence
traditionnelle augmente la mobilité
d’une économie qui souffre des
« viscosités » en matière de recrutement
de main d’œuvre. »
Simplifions ce
vocabulaire autour des trois idées clés
de cette déclaration : 1) Les
travailleurs nationaux sont trop
organisés et combatifs pour leur imposer
une baisse des salaires et des
conditions de travail ; 2) Ils sont trop
attachés aux droits liés à un métier et
au fait d’avoir un logement décent ; 3)
Il faut donc constituer une nouvelle
strate inférieure dans le monde du
travail.
Dès cette période
et de manière organisée, la
stratification du monde du travail à
partir du marqueur de la nationalité et
de l’origine est posée. Cette fonction
économique d’ajustement peut se
formaliser dans la formule suivante : »
premiers licenciés, premiers
embauchés ». Les restructurations et les
crises de surproduction cycliques sont
l’occasion de licenciements massifs de
la force de travail immigrée, rendue
ainsi disponible pour migrer une
nouvelle fois, mais cette fois-ci vers
d’autres secteurs économiques. Les
périodes de reprise (et l’incertitude
qui pèse toujours sur leur durée et leur
ampleur) sont pour les mêmes raisons des
moments d’embauches importantes de force
de travail immigrée.
D’autres catégories
de la population jouent également cette
fonction d’ajustement : les femmes et
les jeunes. Ces trois catégories ont en
commun d’être plus précarisées que le
reste du monde du travail, c’est-à-dire
de disposer de capacités moindres de
résistance face à l’instabilité imposée
par les besoins du capital. A
l’exploitation commune de tous les
travailleurs s’ajoutent pour ces
catégories une surexploitation ou une
discrimination. La question de la place
de ces catégories dans les organisations
syndicales et politiques est donc à
poser, de même que celle de la place de
leurs revendications dans l’agenda de
ces organisations. Faute de la prise au
sérieux de ces questions un décalage
grandissant s’insinue entre les
différents segments de la classe
ouvrière.
L’instance
politique : la force de travail immigrée
comme modalité de gestion du rapport de
classes
La seconde fonction
dévolue à l’immigration dans la logique
du mode de production capitaliste est
politique. Elle consiste à utiliser la
force de travail immigrée pour affaiblir
les résistances ouvrières. Cela et rendu
possible par l’existence d’un droit à
plusieurs vitesses complété par un
système de discriminations systémiques
contraignant cette partie de la classe
ouvrière à accepter des conditions de
salaires et de travail inférieures à
celles que le rapport de forces a imposé
pour le reste de la classe. De
manière générale la force de travail
immigrée est utilisée pour « libérer »
les ouvrier nationaux des secteurs et
des postes de travail les plus durs, les
plus flexibles, les plus dangereux, les
plus instables. Cet aspect est repérable
dans chacun des pays capitalistes dans
la statistique des maladies
professionnelles, des accidents du
travail et des espérances de vie.
La force de travail
immigré est ainsi un élément de
négociation avec les organisations
ouvrières, les concessions aux ouvriers
nationaux se réalisant sur la base d’un
traitement discriminatoire de la
composante immigrée de la classe
ouvrière. Le chauvinisme et/ou le
racisme sont alors un excellent outil
idéologique pour rendre « naturel » et
même « souhaitable » cette
discrimination. La frontière de la
nationalité est ici utilisée pour
masquer la frontière de la classe
sociale. A la division entre un « nous »
ouvrier et un « eux » capitaliste est
substituée un clivage entre un « nous »
national et un « eux » immigré. Citons
le cas français à titre d’exemple.
Pendant toute la durée des dites
« trente glorieuses » le niveau de vie
de la classe ouvrière « nationale » a
progressé du fait des mobilisations
sociales. Dans la même période la
composante immigrée de la classe
ouvrière a été parquée dans des
bidonvilles. Décrivant les recrutements
patronaux de cette période, le
journaliste et politique français Alain
Griotteray, écrit :
« C’est l’époque
des camions et des autocars remplis de
Portugais franchissant les Pyrénées
pendant que les sergents-recruteurs de
Citroën et de Simca transplantent des
Marocains par villages entiers, de leur
« douar d’origine » jusqu’aux chaînes de
Poissy, de Javel ou d’Aulnay. Le
phénomène fait immanquablement penser à
la traite des Noirs au XVème siècle. La
comparaison revient d’ailleurs souvent[1]. »
Une des
conséquences de cette politique de
segmentation de la classe ouvrière en
fonction de la nationalité est de
faciliter la reconversion de nombreux
ouvriers professionnels autochtones en
leur ouvrant les portes de l’encadrement
de proximité des nouveaux OS immigrés.
« C’est cet apport, résume le sociologue
et démographe Claude-Valentin Marie,
autant qualitatif que quantitatif, qui
facilite au moins la période de la
reconversion d’une partie des anciens
ouvriers professionnels dans les
fonctions d’encadrement des tâches
parcellisées que développent en masse la
modernisation des équipements et
l’extension du travail à la chaîne[2]. »
La sociologue Jacqueline Costa-Lascoux
complète : « Les trente glorieuses
verront se diversifier les flux
migratoires, mais aussi s’aggraver le
décalage avec la main-d’œuvre nationale
en cours de promotion sociale[3]. »
L’amélioration est
cependant en trompe l’œil si l’on prend
en compte la longue durée. D’une part la
capacité de défense collective de la
classe ouvrière a été affaiblie par ce
clivage entre deux de ses composantes.
D’autre part ce qui est imposé à la
force de travail immigrée tend dans un
système basé sur la maximisation du
profit à se transformer en norme à
généraliser à l’ensemble des
travailleurs. La seule réponse durable à
cette mise en concurrence des
différentes composantes de la classe
ouvrière est l’exigence d’une égalité
complète des droits avec une attention
particulière pour les revendications des
segments surexploités.
Soulignons enfin
que la logique ci-dessus décrite tend à
s’élargir au-delà de la nationalité pour
s’étendre à l’origine. De nombreuses
études ont, en effet, mis en évidence
l’ampleur des discriminations touchant
les nationaux d’origines étrangères. Ces
discriminations les contraignent à
accepter des conditions qui étaient
jusque-là celles des seuls travailleurs
étrangers. Ces jeunes nés français sont
assignés à la même place sociale et
économique et dans les mêmes secteurs
économiques que leurs parents. Il y a en
quelque sorte une reproduction à
l’interne d’une force de travail
surexploitée s’ajoutant à celle venant
de l’extérieur.
L’instance
idéologique : éviter la conscience d’une
communauté d’intérêts
Les deux fonctions
précédentes en supposent une troisième,
sans laquelle rien n’est possible. Nous
définissons l’idéologie comme
représentation inversée de la réalité
sociale, de ses clivages et
contradictions, de ses lois de
fonctionnement. Elle se traduit par une
inversion des causes et des conséquences
et par des attributions causales
culturalistes et individualistes à des
processus fondamentalement économiques
et sociaux. Ce qu’il est convenu
d’appeler « intégration » est, selon
nous, un cadre idéologique consensuel
amenant à une lecture culturaliste des
inégalités sociales. Ces dernières ne
sont pas expliquées comme résultats de
l’exploitation et de la surexploitation
mais comme un « déficit d’intégration ».
Par ce biais la composante immigrée de
la classe ouvrière (et maintenant même
ses enfants nés nationaux) n’est pas
appréhendée comme force de travail
surexploitée mais comme population
insuffisamment « intégrées ». Le
recul et même trop souvent l’abandon du
combat idéologique par de nombreuses
organisations ouvrières contribue en
conséquence à l’affaiblissement de
l’ensemble la classe.
∞∞∞
Les processus
rapidement esquissé ci-dessus ne sont
pas une simple affaire du passé. Avec la
nouvelle phase de mondialisation
capitaliste, ils se renforcent. La
figure du « sans-papiers » décrit
parfaitement ce renforcement. Alors que
les industries délocalisables partent
vers des pays au coût de main d’œuvre
plus bas, on importe cette main d’œuvre
au coût moins élevé pour les secteurs
non délocalisables (agriculture,
restauration, bâtiment, etc.). Se
faisant c’est une nouvelle strate qui
s’ajoute à la classe ouvrière pour le
plus grand intérêt de la classe
dominante. La seule réponse cohérente à
cette instrumentalisation et à cette
construction d’une hétérogénéité
ouvrière est le combat commun pour
l’égalité complète des droits. Sans
celui-ci les conséquences sont
logiquement celles que décrivait Marx à
propos de la division de la classe
ouvrière d’Angleterre en deux segments,
l’un anglais, l’autre irlandais :
« Tous les
centres industriels et commerçants
anglais possèdent maintenant une classe
ouvrière scindée en deux camps
hostiles : les prolétaires anglais et
les prolétaires irlandais. Le
travailleur anglais moyen hait le
travailleur irlandais, parce qu’il voit
en lui un concurrent responsable de la
baisse de son niveau de vie. Il se sent,
face à ce dernier, membre de la nation
dominante, il se fait par-là
l’instrument de ses propres capitalistes
et aristocrates contre l’Irlande et
consolide ainsi leur domination sur
lui-même. Il nourrit contre lui des
préjugés religieux, sociaux et
nationaux. Il se comporte vis-à-vis de
lui, à peu près comme les pauvres blancs
(poor whites) vis-à-vis des niggers dans
les anciens états esclavagistes de
l’Union américaine. L’Irlandais lui rend
largement la monnaie de sa pièce. Il
voit dans le travailleur anglais le
complice et l’instrument de la
domination anglaise sur l’Irlande.
Cet antagonisme est artificiellement
entretenu et renforcé par la presse, les
prêches anglicans, les journaux
satiriques, bref par tous les moyens qui
sont à la disposition des classes
dominantes[4]. »
[1] Alain Griotteray,
Les immigrés : Le choc, Plon,
Paris, 1985, p. 32.
[2] Claude-Valentin
Marie, Entre économie et politique :
le « clandestin », une figure sociale à
géométrie variable, Pouvoirs, n° 47,
novembre 1988, p. 77.
[3] Jacqueline Costa-Lascoux,
Les aléas des politiques migratoires,
Migrations-Société, n° 117-118,
2008/3, p. 67.
[4] Karl Marx,
Lettre à Sigfried Meyer et August Vogt
du 9 avril 1870, Correspondances
Marx-Engels, Tome X, Paris, éditions
sociales, 1984, p. 345.
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