Monde
De la défaite au complot ou de l’impensé
arabislamique
Roger Naba'a
Vendredi 22 novembre 2019
«Aucune foule n’aime la vérité lorsque
celle-ci heurte ses illusions vitales.»
Malraux.
«Le premier attrait
de l’histoire des mentalités réside
précisément dans son imprécision, (…). »
Jacques Le Goff, «Les mentalités, Une
histoire ambiguë», in Jacques Le Goff et
Pierre Nora (dir.), Faire de l’histoire,
III, Nouveaux objets, Paris, Gallimard,
1974. [SPN]
I – De la Défaite et
des défaites
Un titre pareil
demande explication dès lors que
l’enchaînement des mots et le style qui
les tend ne se donnent pas à voir
immédiatement. Il met en relation un
évènement, une réalité historique: la
«défaite», à sa tentative d’explication
ou d’interprétation, bref de
compréhension par le «complot» – qui
tiendrait lieu en l’occurrence de pensée
politique, pour ne pas dire de pensée
tout court.
L’«impensé» du
titre vient comme pour démentir que la
liaison de la «défaite» au «complot»
soit simplex, ou qu’elle soit indexée
sur la «Théorie du complot» telle que
couramment entendue maintenant
(psychologie paranoïde des «croyants au
complot», manipulation des Pouvoirs,
crise de confiance dans la «parole
officielle», Etc.) car, dans notre cas,
le glissement de l’historique et du
collectif dans leur trame symboliquement
imaginaire vers l’individuel et le
psychologique n’est pas garante d’une
compréhension de ce recours systématique
au complot de par lequel les
ArabIslamiques s’expliquent les
désastres à répétions qui furent le sort
de leur entrée forcée dans la modernité
entre les XVIIIe et XIXe siècles. Il me
semble que l’ordre de la réalité
«objective» ne devrait pas se déporter
vers l’ordre de la subjectivité, sinon
pourquoi cet «impensé» s’y est-il
glissé?
Le titre qui ouvre
mon propos donne donc à entendre qu’il y
aurait autre chose que ce par quoi
d’ordinaire on explique le complot,
autre chose auquel l’«impensé»
précisément ouvre la voie … en
l’occultant.
Si l’exécution de
l’Empire ottoman plongeait les peuples
musulmans dans une crise politique
profonde dès lors qu’ils se retrouvaient
sans Etat, et donc sans ce «centre» de
décision pour sauvegarder, vaille que
vaille, l’unité fantasmée de la Umma;
l’abolition du Califat, l’effondrement
de ce qui représentait, imaginairement,
l’instance spirituelle de l’islam, les
aurait par contre plongés dans la
catastrophe, une crise encore plus
profonde que la perte de l’Etat!
Soudainement, les
musulmans devaient faire face, tout à la
fois, à la totale absence d’une
orientation une et à la carence de
solution de rechange qui faisait encore
plus mal désormais qu’il n’y avait plus
personne – ni instance ni leader – pour
relancer l’unité ou sonner le
rassemblement; tout comme ils devaient
faire face à cette rupture radicale dans
la constitution de leur identité: on est
passé sans coup férir d’une situation
d’Empire où la question ne se posait pas
– c’est l’islam -, à une situation
d’indétermination et de confusion des
identités et des concepts permettant de
les définir, à une troisième où se sont
les lieux ou les régions – c’est-à-dire
ce qui sépare et non plus ce qui
unissait – qui définissent l’identité
des peuples: des termes comme Irakiens,
Syriens, Libanais, Arabes, … dépendirent
des visées géopolitiques et furent
fonction de l’établissement des
Etats-Nations (ou dits tels) mis en
place par les grandes puissances lors du
système des mandats.
Impasse d’autant
plus accablante que l’un dans l’autre,
l’effondrement de l’Etat, l’effondrement
du Califat et l’effondrement de
l’identité islamique pouvaient
s’interpréter comme signes de la
faillite de la «civilisation islamique»,
et… comme une crise peut en cacher une
autre, sous la faillite de la
«civilisation islamique» pouvait percer,
en un pressentiment d’inconscient, la
faillite de l’islam lui-même?
Car, pendant qu’il
perdait ses territoires, l’Empire
également perdait son «esprit» (son
«âme» aurions-nous dit en des temps pas
très lointains) dès lors que cette suite
réglée de défaites militaires et
politiques n’était pas que militaires et
politiques mais qu’également elles
étaient «civilisationnelles» que
sanctionnait la reprise pour leur compte
du «modèle européen» érigé en Modèle
dans tous les domaines de la vie
publique, voire privée, de l’Empire :
tant dans l’ordre du politique qui ne se
pensait plus en termes islamiques, que
du militaire et du diplomatique, de
l’administratif et de l’éducatif, du
juridique et du financier, … tout le
domaine public de l’Empire ainsi que ses
«Appareils d’Etat», par l’opération des
Tanzimat, s’européanisèrent,
c’est-à-dire se désislamisèrent. Seul le
domaine religieux – ainsi que ses
dépendances – échappa, et encore! à ce
jeu de massacre.
Bien que cela se
passât dans les hautes sphères de l’Etat
et de l’Administration, cela n’a pas
manqué, avec la perte de l’âme islamique
qu’entrainaient ces chambardements,
d’affecter le quotidien des sujets de
l’Empire dans les domaines comme ceux de
la justice, de l’éducation, du commerce,
du service militaire, de leur voyage et
déplacement, … mais d’une manière qui ne
constituait pas encore une rupture, la
Sublime porte tenait toujours, l’Empire
et le Califat étaient toujours là.
Néanmoins, ce
sentiment de «perte d’âme», comme une
ombre fuyante qui ne sut être, me
semble-t-il, ni envisagé ni saisi par la
pensée, se balbutiait en un
pressentiment flou, à fleur de pensée
mais hors de la pensée. Il ne s’agissait
pas de refuser d’y penser, mais ce
pressentiment ne pouvait se transfigurer
en pensée parce que la pensée ne le
recevait pas, ne pouvait recevoir
l’inacceptable.
Un désastre dont
les raisons, les causes et les enjeux
seront restées dans la pénombre, à
propos d’une pénombre. Certes, les
ArabIslamiques ont reconnu la réalité de
la défaite, et si l’on n’a donc pas
affaire à une forme de déni ou de
dénégation qui porterait sur la
«réalité» de la défaite elle-même, c’est
qu’on a affaire à une forme de déni qui
porterait sur ses raisons, ses causes et
ses enjeux. C’est dans ce décalage entre
la reconnaissance de la «réalité» de la
défaite et la méconnaissance de ses
raisons, causes et enjeux que se glisse
subrepticement la «théorie du complot».
II – Du complot et
de son imaginaire en ArabIslamie
«Quand la société
souffre elle éprouve le besoin de
trouver quelqu’un à qui elle puisse
imputer son mal (…)» Durkheim.
Certes, si
l’argument se vérifiait et que la
théorie du complot fût effectivement ce
biais (Cf. Encadre: La réponse biaisée à
la question de Chakîb Irslân)qui donna
aux ArabIslamiques la possibilité de
désavouer la vérité des causes et des
enjeux, ce serait attribuer à leur
théorie du complot une valeur
interprétative qui vaut vision du monde
et va bien au-delà de son usage usuel
d’«intervention d’un groupe de personnes
[un complot est toujours le fait d’un
groupuscule], agissant dans l’ombre [un
complot est toujours ourdi dans le plus
grand secret], en vue de quelque chose
(le pouvoir, nuire à quelqu’un, Etc.)
[un complot est toujours animé
d’intentions malveillantes]»; tout comme
leur «théorie du complot» va bien
au-delà de son acception courante de
toute «explication impliquant
l’intervention d’un groupe agissant dans
l’ombre [en l’occurrence, les grandes
puissances de l’époque], dans le but
d’asseoir son hégémonie [en l’occurrence
sur le monde arabislamique], pour
arriver à leur fin: la ruine de ce
monde, but réel quoiqu’inavoué.
Elle postule donc
que les événements et l’Histoire sont le
fait de groupes et qu’elle n’est pas ce
champ d’affrontement de forces
antagonistes selon des dynamiques qui
suivent des cours heurtés et
contradictoires;
L’Histoire serait
une chambre close et noire, une «chambre
de complots», où des forces occultes
guidées par une conscience machiavélique
passent outre l’ordre naturel existant
afin de réaliser leur but. Mais passons!
III- Les complots à
la manœuvre
C’est que la
culture du complot est centrale dans le
monde arabislamique. Depuis l’époque
ottomane, tout drame, toute défaite,
tout désastre, voire toute discontinuité
dans le tempo des choses, est lu comme
le résultat certain d’un complot. Plus
l’événement est ressenti comme
colossale, incroyable, invraisemblable,
improbable ou impossible, plus il est
difficile à accepter, plus il est
déroutant face aux cadres initiaux de
compréhension du monde, plus il recevra
une explication conspirationniste qui
donne ainsi corps, c’est-à-dire forme
humaine, aux raisons et causes d’un
malheur qui passe l’entendement.
Laissant prise à l’imagination, elle
[cette culture] invite à perpétuer la
mise à jour des liens invisibles qui
témoignent du fait que ce qui s’est
passé (le drame, le désastre, la
défaite, Etc.) n’a pas eu lieu sans
raison, ni pour rien. Cause et raison
par excellence, le complot, dans le
monde arabislamique, constitue tout un
monde; plus qu’une mentalité, une
culture travaillée par un imaginaire,
l’«imaginaire du complot»
[1].
Prise puis reprise
telle quel tout au long de l’histoire
moderne et contemporaine -depuis au
moins la Déclaration Balfour (1917) si
ce n’est plus tôt, mais on y reviendra-,
la «théorie du complot» fut et est
toujours dans ses recommencements
infinis la seule explication des
défaites à répétition qui furent le lot
de l’histoire récente du monde
arabislamique. C’est grâce à ce biais
que, rejetant «au-dehors», sur l’Autre,
les causes et les raisons de la
catastrophe, occultant les enjeux, les
ArabIslamiques auront réussi éviter de
regarder «au-dedans» pour chercher une
explication au malheur qui leur
advenait. Et depuis, les ArabIslamiques
vivent sous le signe du complot.
Il faut dire qu’à
la décharge des ArabIslamiques, l’espace
ottoman aux XIXe-XXe siècles fut le
théâtre de vrais complots, lesquels
furent reconduits dans ce Proche-Orient
qui lui a succédé.
L’on peut accepter
que cette histoire orientale faite de
coups d’Etat et de politiques
clandestines, «en externe» et «en
interne», ait répandu dans la région une
mentalité de complot, confortée par
l’omniprésence des services de sécurité
(les mukhabarâts) et nourrie par
l’utilisation systématique par le
Pouvoir de discours sur la menace de
l’«ennemi extérieur» et de ses complots.
Néanmoins, et quand bien même il y
aurait du vrai dans cette explication,
elle ne suffit pas à expliquer la
centralité de la culture de cet
imaginaire du complot.
Toujours est-il que
depuis l’époque ottomane, des complots
il y en eut, aussi bien des complots «en
externe» que des complots «en interne».
Si les complots «en externe» furent le
fait des grandes puissances de l’époque
en lutte sur la dépouille de l’Empire
(Grande-Bretagne, France, mais aussi
avant le déclenchement de la Grande
guerre, la Russie, l’Allemagne,
l’Autriche, l’Italie); les «en interne»
par contre, furent le fait des acteurs
«locaux» qui seront dits «nationaux»
après l’établissement du système des
Etats dits nationaux
[2].
IV – Les complots
«en externe»
Si le discours sur
le complot était, et l’est toujours, le
seul discours en cours pour expliquer
l’inexplicable, l’usage qu’il en ait
fait selon qu’ils soient des «en
externe» ou des «en interne» change du
tout au tout. Dans les complots «en
externe» l’énonciateur, quand bien même
le populaire n’en serait pas l’origine,
il reste que, reprenant cette croyance
et son énoncé à son compte, il devient
de ce discours énonciateur de plein
droit. Comme l’ennemi qui ourdit les
complots est, bien évidemment, l’«ennemi
extérieur», dans ce discours gouvernants
et gouvernés, «ceux d’en-haut » avec
«ceux d’en bas» se retrouvent unis pour
s’expliquer, en communion, la défaite
par un complot. Aussi le complot comme
explication n’est-il pas le discours
d’une minorité, ni un discours parmi
d’autres: c’est le seul discours partagé
par tous, ou presque.
La question du
destinataire d’un tel discours prête à
confusion. Ce ne peut être l’ennemi
lui-même … étrange destinataire qui ne
l’«entend» même pas: il ne suffit pas
qu’une parole soit dite, il faut encore
une oreille pour l’entendre. Le seul
souci de l’ennemi étant – comploteur ou
pas – d’arriver à ses fins et de
réaliser son objectif.
Ce ne peut être non
plus «personne» sinon à admettre qu’on
puisse énoncer – et là il s’agit d’une
énonciation publique, politique – dans
le vide, qu’on puisse ne s’adresser à
«personne» faute d’interlocuteur. Il ne
reste plus donc que l’énonciateur
lui-même comme destinataire; et c’est
bien en cela que se manifeste
l’étrangeté d’un tel discours dans
lequel énonciateur et destinataire se
confondent pour n’en faire qu’un.
Par-delà les
apparences d’une interlocution,
l’énonciation du discours du complot
circule en circuit fermé, comme un
serpent qui se mord la queue, comme si
l’explication par le complot déterminait
l’avenir en le fermant.
C’est donc à
eux-mêmes que les ArabIslamiques
s’adressent quand dans leurs discours
ils parlent de complot pour, peut-être,
se dire ce qu’ils ont envie d’entendre.
Postulant donc
cause et raison en l’Autre, dans
l’ailleurs, à l’«extérieur» de «soi» et
de «chez soi», la théorie du complot
permet au regard arabislamique de se
détourner du «Nous» pour exclusivement
se déporter sur le «Eux».
insi, se donnant le
complot pour expliquer ses malheurs, la
pensée arabislamique s’est-elle
retrouvée avec une cause ou une raison «
acceptable», c’est-à-dire pouvant être
«pensée».
V- Les complots «en
interne»
Les complots «en
interne» sont d’une autre nature.
D’ailleurs ils ne se ressourcent pas au
même imaginaire. Tout change ici:
l’ennemi, s’il est externe in fine, ne
l’est que discursivement: il ne s’agit
pas de lui faire la guerre mais
seulement de le «dénoncer comme fauteur
du complot; l’ennemi véritable, celui
qu’il faudra abattre, est interne,
quoique, complicité conspirationniste
aidant, il soit lié à l’extérieur.
Tout change,
l’énonciateur ici est le Pouvoir en
place, ceux d’«en-haut», et son
destinataire, la population, «ceux d’en
bas». Tout change, l’enjeu du discours
de ces complots internes n’est plus le
désastre d’une défaite, mais se
circonscrit à une lutte pour le pouvoir
(renversement, coup d’Etat, changement
de régime), ou bien a une lutte contre
la «rue» (manifestations, contestations,
grèves, révoltes) ; les pouvoirs
recourant à ce discours quand un
évènement quelconque est perçu comme une
menace et qu’ils veuillent verrouiller
l’espace public pour la conjurer.
Du coup, le recours
à la théorie du complot ici ne sert plus
à expliquer une catastrophe, mais à
mettre en garde la population de tomber
dans les rets des comploteurs, lesquels
rets sont les rets mêmes de la fitna.
Changement d’imaginaire. On quitte le
complot de l’extérieur, des ennemis qui
veulent désunir la umma/le peuple arabe
pour se l’asservir pour glisser vers le
registre de la guerre intestine, dès
lors que fitna, référant au désaccord et
aux divisions parmi les musulmans,
réfère dans le même mouvement à révolte,
sédition, émeute, guerre civile que la
fitna porte dans ses flancs.
Mais la référence
sémantique fut tragiquement souligné en
abime par l’histoire même de l’islam
post-prophétique où la fitna réfère à la
grande guerre civile qui opposa, entre
656 et 661, moins de vingt-cinq ans
après la mort du Prophète, ses parents
et ses Compagnons dans une guerre
fratricide qui fractionna
irrémédiablement l’islam en islam
chiite, islam kharijite et islam
sunnite.
Depuis, la fitna
est perçue comme un abîme original et
comme ce qu’il faut à tout prix éviter.
On saisit alors qu’à ce niveau de
discours, l’explication par le complot
que fournit le Pouvoir vaut
manipulation: il pense réduire ses
ennemis de l’intérieur en agitant, au
travers du complot et de la discorde
qu’elle suscitera, le spectre de la
fitna
[3].
Que pour «ceux d’en
haut», la théorie du complot soit un
mode de gouvernement et un mode de
pensée pour «ceux d’en bas», toujours
est-il que les «complots» dans la tête
des ArabIslamiques ont existé et
existent bel et bien dès lors que croire
à leur existence atteste de leur
existence. Exit l’histoire, exit les
stratégies, exit les projets des
puissances coloniales qui avaient réduit
la région dans son entièreté en théâtre
de leurs opérations, un champ de
bataille ou elles luttaient,
bataillaient, guerroyaient, rusaient et
complotaient pour imposer leurs
objectifs.
Que lors de cette
grande offensive coloniale de l’Occident
il y eut des complots, c’est
incontestable. Mais les complots –
entendus comme un mode d’action
politique, ce qu’il est après tout! –
n’y prennent place que comme moments
d’une politique au service d’un objectif
plus vaste, et non en lieu et place de
la politique, c’est une carte dans son
jeu, pas le jeu et encore moins le
«Grand Jeu», sauf à prendre une partie
pour le tout et les vessies pour des
lanternes. Tout n’est pas complot et
tout ne s’y ramène pas mais les complots
sont toujours déjà-là, certes, néanmoins
en se focalisant sur le complot au
détriment de ses conditions politiques
de production, en ciblant une forme
d’action plutôt que le fond, on atteint
là, probablement, aux racines profondes
du désarroi de la pensée arabislamique
frappée depuis son entrée forcée dans
les Temps modernes par la fatalité d’un
désastre inexpliqué qui a façonné et
façonne toujours sa perception chaque
fois que se rejoue le désastre.
VI – Du sûr, de
l’incertain et du vraisemblable
Il est vrai que les
ArabIslamiques ont vu dans Le Protocole
des Sages de Sion, le premier des
complots et la trame de tous les autres.
Mais ce n’est là qu’une vue de l’esprit
qui est venue se greffer a posteriori
sur Les Protocoles.
En fait, cinq
évènements (1915-1916, la correspondance
Mc Mahon-Hussein; 1915-1916, l’accord
Sykes-Picot; 1917, la Déclaration
Balfour; les catastrophiques années
vingt: exécution de l’Empire,
démembrement de ses Provinces arabes,
abolition du Califat ; 1947-1948, la
perte de la Palestine et la naissance de
l’Etat d’Israël), formant une seule et
même séquence historique dans
l’imaginaire des ArabIslamiques, furent
le terreau sur lequel s’épanouit la
théorie du complot. Faste période, elle
lui fournira tous ses ingrédients de
base dont le plus important fut, a été
et l’est toujours, l’intention
malveillante de l’Occident de ses proxys
ou de ses dérivés, à l’encontre des
Musulmans ou des Arabes. Et c’est cette
intention, jamais démentie (sic), qui
alimentera l’imaginaire arabislamique du
complot.
Passe encore qu’aux
yeux des ArabIslamiques cette séquence
soit devenue le symbole même de la
trahison, de la duplicité et de la
félonie – ce qui semble d’un point de
vue moral évident – mais elle passe
également pour être le premier «Grand
complot» de l’histoire arabe des
complots.
Or donc en
1915-1916, Sir Mac Mahon, émissaire
britannique en Égypte, promettait au
Chérif de la Mecque, un Hachémite, la
création d’un Royaume arabe réunissant,
entre autres, Jérusalem, la Mecque et
Médine s’il réussissait à fomenter la
révolte contre les Ottomans. Les Arabes
se révoltèrent contre les Ottomans, mais
sous la direction de Lawrence d’Arabie,
sujet de Sa Majesté.
La Correspondance
elle-même ne relève pas du complot, mais
d’un classique échange
politico-diplomatique, du donnant
donnant. Elle se convertira en complot
après la signature de l’accord
Sykes-Picot et la Déclaration Balfour
dans la mesure où ces documents
trahissaient la promesse d’un Royaume
arabe faite au Cherif Hussein. En ne
respectant pas sa parole, en sacrifiant
les Arabes à l’hôtel de ses intérêts
d’Etat colonial en montée de puissance
mondiale, la Grande-Bretagne a commis
une félonie, un acte immoral certes,
mais qui est aussi un acte politique.
Est-ce à proprement parler un complot?
Probablement pas si l’on jette «un
regard froid», autrement dit «réaliste»,
sur les faits et leur déroulement.
Lors de la Grande
guerre, la Grande-Bretagne sollicita
l’aide des Arabes du Hedjaz et
d’ailleurs pour prendre à revers son
ennemi l’Empire ottoman. Une fois la
guerre finie et l’Empire abattu,
changement d’époque: la Grande-Bretagne
avait désormais à gérer au mieux de ses
intérêts (à l’époque sécuriser la Route
des Indes), le partage des dépouilles de
l’Empire avec son rival la France. Si au
moment de la guerre, les Arabes du
Hedjaz et d’ailleurs avaient eu une «outilité»,
au moment de la paix et du partage des
dépouilles de l’Empire, ils n’en avaient
plus aucune
[4] et formaient plutôt
un poids mort. Politique machiavélique
certes, conçue et réalisée dans un
esprit de cynique, re-certes, mais c’est
une politique pas un complot, qui
d’ailleurs est le lot ordinaire de la
realpolitik : une politique qui passe
par des retournements d’alliance, de
trahison de parole, Etc.
Mais très
certainement il y a complot si, adoptant
le point de vue des victimes de la
politique machiavélique de la
Grande-Bretagne, on y décelait une
intention malveillante à l’œuvre tout au
long de cette séquence, et même au-delà.
Les qualifier de complots ou en parler
en termes de complot ne relèverait pas
du pur imaginaire quand les trahisons de
la Grande-Bretagne se corrélaient si
régulièrement et que les évènements de
cette séquence sont reçus comme autant
d’indices révélateurs. La théorie du
complot viendrait alors pour donner à
voir, sous une forme concrète et vivante
(en général un/des récit/s, une
personnae dramatis), cette intention qui
relie les évènements de cette séquence
sous le signe de la causalité.
Or pendant que
l’intention enchaine, la «malveillance»
sert à merveille à diaboliser le
comploteur, à en faire une incarnation
du mal, sournois qui travaille dans
l’ombre pour de sombres desseins
irrévocablement hostiles.
Dans la mesure où
le récit du complot, sans être faux ou
erroné n’est pas pour autant vrai en ce
que faits et évènements n’y sont pas
niés, dissipés ou supprimés, mais
« rectifiés » par l’intention qui les
relie, et que par un discret tour de
passe passe la rectification transfigure
cette corrélation en termes
déterministe, de type causal. En ce
sens, dans le monde arabislamique, le
complot serait un fantasme autant qu’une
réalité et raconter le complot, le
mettre en scène, peut donner l’illusion
de reprendre le contrôle de son
histoire, quitte à ce que le récit, pour
ce faire, inscrive le complot dans une
sorte de «réalité parallèle», une
«réalité narrative»: le monde du
complot.
La suite de
l’histoire de ce Proche-Orient nouveau
connut, aux yeux de ses autochtones, une
déferlante de complots
[5], avec deux
changements notables, du côté de
l’Occident l’éclipse de la
Grande-Bretagne et de la France et leur
substitution par les Etats-Unis et du
côté des ArabIslamiques, l’éclipse de
l’islamisme et sa substitution par
l’arabisme dans les années
cinquante-soixante pour qu’à nouveau,
après les années soixante-dix, le
balancier penche du côté de l’islamisme
qu’il soit chiite ou sunnite.
«(…) Que les choses
continuent comme avant, voilà la
catastrophe». Walter Benjamin, Charles
Baudelaire.
Les catastrophes
dont l’Orient, ottoman ou Proche, fut, a
été et est le théâtre sont le symptôme
d’une crise profonde et généralisée.
Elle affecte tout autant l’islam que
l’arabisme, son actuel que son inactuel.
Face à ce changement d’époque dans
laquelle les ArabIslamiques sont entrés
contraints et forcés, la théorie du
complot, à la charnière de cet ancien
monde qui refuse de mourir de sa belle
mort et ce nouveau qui ne se résout pas
à naitre, quand bien même elle
recèlerait du vrai, est une façon
accommodante inventée par les
ArabIslamiques pour s’éviter un regard
réflexif sur leur propre histoire. A ce
compte, les complots ont la vie dure et
auront la vie longue: c’est la marque de
fabrique des changements d’époque
incontrôlés, quand la règle du jeu
précédent s’est effondrée et que la
nouvelle ne voit toujours pas le jour.
La réponse biaisée à
la question de Chakîb Irslân
Bien avant que le
pli du complot ait pris la tête des
ArabIslamiques et qu’il fût devenu le
biais par excellence pour biaiser leur
vérité, les ArabIslamiques, au tournant
des XVIIIe-XIXe siècles quand ils
commencèrent à prendre conscience du
«retard» pris sur l’Occident et de
l’obligation d’une «renaissance» (Nahda),
avaient déjà pris le pli de recourir à
des biais pour se masquer ce qu’ils ne
pouvaient et ne voulaient pas voir ou
entendre.
De cette prise de
conscience de la «décadence» Chakîb
Irslân
[6] a donné une
formulation sous la forme d’une
question: «Pourquoi les musulmans
sont-ils en retard alors que d’autres
sont en avance?», que reprendront les
différentes générations d’intellectuels
– autant les islamistes que leurs
ennemis les modernistes – qui ont animé
le champ de la pensée et de l’idéologie
arabe du XVIIIe siècle à nos jours.
Mais la réponse
fournie par l’intelligentsia arabe,
toutes tendances confondues, a falsifié
la question posée par Chakîb Irslân. Sa
question portait sur le «Pourquoi»
pendant que les réponses, toutes les
réponses fournies, ont régulièrement
porté sur le «Comment «Comment sortir de
la décadence?»
Et effectivement,
la pensée arabislamique depuis la
rencontre heurtée avec l’Occident et la
Modernité, s’est centrée, s’y focalisant
exclusivement, sur le seul «Comment»
s’en sortir: faut-il la refuser par un
retour pur et simple au passé,
c’est-à-dire à l’islam, et lequel ?
C’est la réponse du salafisme; ou bien y
adhérer à partir d’une réinterprétation
de ce même passé au regard du présent et
de l’actuel ? C’est la réponse des
«conciliateurs»; ou enfin adhérer à la
modernité par une rupture totale et
définitive avec le passé ? C’est la
réponse des modernistes de droite comme
de gauche.
Comme de bien
évidemment, la réponse en comment
offrait à leurs yeux l’inestimable
avantage de passer le pourquoi sous
silence. Mécanisme de défense aux dires
de la psychanalyse, «style paranoïde»
aux dires de Hofstadter
[7] ? Les explications
sont ouvertes, mais là n’est pas
l’essentiel qui résiderait, il me
semble, en cette fidélité jamais prise
en défaut au comment, en cette
obstination à gommer le pourquoi.
Pour aller plus
loin sur le même thème :
Centenaire des accords Sykes-Picot: Du
renouvellement de la question d'Orient
Liban : Des symboles en temps de
détresse
Illustration
British soldier,
adventurer and author Thomas Edward
Lawrence (1888 – 1935), better known as
Lawrence of Arabia (left), with American
Lowell Thomas, one of the first
journalists to publicize Lawrence’s
exploits during the Arab Revolt, circa
1925. (Hulton Archive/Getty Images)
Notes
[1] Pour ce concept
d’«imaginaire du complot», cf. Philippe
Munch, Le Pouvoir de l’ombre :
L’imaginaire du complot durant la
Révolution française (1789-1801), 2008 :
https://corpus.ulaval.ca/jspui/handle/20.500.11794/19988
[2] Dès leur origine,
l’histoire des Etats dits nationaux du
Proche-Orient, nés du démembrement de
l’Empire ottoman, fut tissée, de 1920
(leur naissance sous les mandats
britanniques et français) à 1973 (date
du dernier coup d’Etat de Hafez al-Assad
en Syrie) par des complots et des coups
d’Etat ; la fréquence de ceux-ci,
recensée entre 1950 et 1973, s’élève à
quarante-cinq, à raison de deux par an.
[3] Comme on l’aura
compris, les complots «en interne», au
discours manipulatoire, n’est pas le
propre de mon propos qui porte, lui, sur
l’autre genre de complot.
[4] Pour prime de
consolation, la Grande-Bretagne
intronisa deux Hachémites : Fayçal roi
d’Irak et Hussein roi de Jordanie,
[5] 1953: renversement
de Mossadegh: 1956, la guerre de Suez;
1967, la guerre des Six-Jours; 1991,
l’invasion du Koweït; 2003, les ADM et
l’invasion de l’Irak; 2011, sécession du
Soudan du sud; 2011, les Printemps
arabes; sans oublier bien évidemment les
naissances d’al-Qâ‘ida et de l’Etat
islamique. Quant à reconnaitre, dans ce
fatras d’évènements, quels furent les
«vrais» complots et quels furent les
complots imaginaires, c’est une autre
paire de manches, même Dieu ne
reconnaitrait pas les siens!
[6] L’émir Chakîb
Irslân (1869-1946), grand militant de la
cause arabe devant l’Eternel, rédigea en
1930 un opuscule dont le titre est
précisément la question Pourquoi les
musulmans sont-ils en retard alors que
d’autres sont en avance ? Il ne fut pas
le seul à s’interroger sur les causes et
les raisons de cette «décadence».
D’autres avant lui comme Butrus al-Bustâni
(1819-1883), d’autres après lui comme le
réformiste Malek Bennabi se posèrent,
formulée autrement, la même question, à
laquelle il fut constamment répondu par
le Comment.
[7] Richard Hofstadter,
Le Style paranoïaque. Théories du
complot et droite radicale en Amérique,
en traduction chez Bourin Editeur,
Paris, 2012.
Le
dossier Monde
Les dernières mises à jour
|