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De la défaite au complot ou de l’impensé arabislamique

Roger Naba'a

Vendredi 22 novembre 2019

«Aucune foule n’aime la vérité lorsque celle-ci heurte ses illusions vitales.» Malraux.

«Le premier attrait de l’histoire des mentalités réside précisément dans son imprécision, (…). » Jacques Le Goff, «Les mentalités, Une histoire ambiguë», in Jacques Le Goff et Pierre Nora (dir.), Faire de l’histoire, III, Nouveaux objets, Paris, Gallimard, 1974. [SPN]

I – De la Défaite et des défaites

Un titre pareil demande explication dès lors que l’enchaînement des mots et le style qui les tend ne se donnent pas à voir immédiatement. Il met en relation un évènement, une réalité historique: la «défaite», à sa tentative d’explication ou d’interprétation, bref de compréhension par le «complot» – qui tiendrait lieu en l’occurrence de pensée politique, pour ne pas dire de pensée tout court.

L’«impensé» du titre vient comme pour démentir que la liaison de la «défaite» au «complot» soit simplex, ou qu’elle soit indexée sur la «Théorie du complot» telle que couramment entendue maintenant (psychologie paranoïde des «croyants au complot», manipulation des Pouvoirs, crise de confiance dans la «parole officielle», Etc.) car, dans notre cas, le glissement de l’historique et du collectif dans leur trame symboliquement imaginaire vers l’individuel et le psychologique n’est pas garante d’une compréhension de ce recours systématique au complot de par lequel les ArabIslamiques s’expliquent les désastres à répétions qui furent le sort de leur entrée forcée dans la modernité entre les XVIIIe et XIXe siècles. Il me semble que l’ordre de la réalité «objective» ne devrait pas se déporter vers l’ordre de la subjectivité, sinon pourquoi cet «impensé» s’y est-il glissé?

Le titre qui ouvre mon propos donne donc à entendre qu’il y aurait autre chose que ce par quoi d’ordinaire on explique le complot, autre chose auquel l’«impensé» précisément ouvre la voie … en l’occultant.

Si l’exécution de l’Empire ottoman plongeait les peuples musulmans dans une crise politique profonde dès lors qu’ils se retrouvaient sans Etat, et donc sans ce «centre» de décision pour sauvegarder, vaille que vaille, l’unité fantasmée de la Umma; l’abolition du Califat, l’effondrement de ce qui représentait, imaginairement, l’instance spirituelle de l’islam, les aurait par contre plongés dans la catastrophe, une crise encore plus profonde que la perte de l’Etat!

Soudainement, les musulmans devaient faire face, tout à la fois, à la totale absence d’une orientation une et à la carence de solution de rechange qui faisait encore plus mal désormais qu’il n’y avait plus personne – ni instance ni leader – pour relancer l’unité ou sonner le rassemblement; tout comme ils devaient faire face à cette rupture radicale dans la constitution de leur identité: on est passé sans coup férir d’une situation d’Empire où la question ne se posait pas – c’est l’islam -, à une situation d’indétermination et de confusion des identités et des concepts permettant de les définir, à une troisième où se sont les lieux ou les régions – c’est-à-dire ce qui sépare et non plus ce qui unissait – qui définissent l’identité des peuples: des termes comme Irakiens, Syriens, Libanais, Arabes, … dépendirent des visées géopolitiques et furent fonction de l’établissement des Etats-Nations (ou dits tels) mis en place par les grandes puissances lors du système des mandats.

Impasse d’autant plus accablante que l’un dans l’autre, l’effondrement de l’Etat, l’effondrement du Califat et l’effondrement de l’identité islamique pouvaient s’interpréter comme signes de la faillite de la «civilisation islamique», et… comme une crise peut en cacher une autre, sous la faillite de la «civilisation islamique» pouvait percer, en un pressentiment d’inconscient, la faillite de l’islam lui-même?

Car, pendant qu’il perdait ses territoires, l’Empire également perdait son «esprit» (son «âme» aurions-nous dit en des temps pas très lointains) dès lors que cette suite réglée de défaites militaires et politiques n’était pas que militaires et politiques mais qu’également elles étaient «civilisationnelles» que sanctionnait la reprise pour leur compte du «modèle européen» érigé en Modèle dans tous les domaines de la vie publique, voire privée, de l’Empire : tant dans l’ordre du politique qui ne se pensait plus en termes islamiques, que du militaire et du diplomatique, de l’administratif et de l’éducatif, du juridique et du financier, … tout le domaine public de l’Empire ainsi que ses «Appareils d’Etat», par l’opération des Tanzimat, s’européanisèrent, c’est-à-dire se désislamisèrent. Seul le domaine religieux – ainsi que ses dépendances – échappa, et encore! à ce jeu de massacre.

Bien que cela se passât dans les hautes sphères de l’Etat et de l’Administration, cela n’a pas manqué, avec la perte de l’âme islamique qu’entrainaient ces chambardements, d’affecter le quotidien des sujets de l’Empire dans les domaines comme ceux de la justice, de l’éducation, du commerce, du service militaire, de leur voyage et déplacement, … mais d’une manière qui ne constituait pas encore une rupture, la Sublime porte tenait toujours, l’Empire et le Califat étaient toujours là.

Néanmoins, ce sentiment de «perte d’âme», comme une ombre fuyante qui ne sut être, me semble-t-il, ni envisagé ni saisi par la pensée, se balbutiait en un pressentiment flou, à fleur de pensée mais hors de la pensée. Il ne s’agissait pas de refuser d’y penser, mais ce pressentiment ne pouvait se transfigurer en pensée parce que la pensée ne le recevait pas, ne pouvait recevoir l’inacceptable.

Un désastre dont les raisons, les causes et les enjeux seront restées dans la pénombre, à propos d’une pénombre. Certes, les ArabIslamiques ont reconnu la réalité de la défaite, et si l’on n’a donc pas affaire à une forme de déni ou de dénégation qui porterait sur la «réalité» de la défaite elle-même, c’est qu’on a affaire à une forme de déni qui porterait sur ses raisons, ses causes et ses enjeux. C’est dans ce décalage entre la reconnaissance de la «réalité» de la défaite et la méconnaissance de ses raisons, causes et enjeux que se glisse subrepticement la «théorie du complot».

II – Du complot et de son imaginaire en ArabIslamie

«Quand la société souffre elle éprouve le besoin de trouver quelqu’un à qui elle puisse imputer son mal (…)» Durkheim.

Certes, si l’argument se vérifiait et que la théorie du complot fût effectivement ce biais (Cf. Encadre: La réponse biaisée à la question de Chakîb Irslân)qui donna aux ArabIslamiques la possibilité de désavouer la vérité des causes et des enjeux, ce serait attribuer à leur théorie du complot une valeur interprétative qui vaut vision du monde et va bien au-delà de son usage usuel d’«intervention d’un groupe de personnes [un complot est toujours le fait d’un groupuscule], agissant dans l’ombre [un complot est toujours ourdi dans le plus grand secret], en vue de quelque chose (le pouvoir, nuire à quelqu’un, Etc.) [un complot est toujours animé d’intentions malveillantes]»; tout comme leur «théorie du complot» va bien au-delà de son acception courante de toute «explication impliquant l’intervention d’un groupe agissant dans l’ombre [en l’occurrence, les grandes puissances de l’époque], dans le but d’asseoir son hégémonie [en l’occurrence sur le monde arabislamique], pour arriver à leur fin: la ruine de ce monde, but réel quoiqu’inavoué.

Elle postule donc que les événements et l’Histoire sont le fait de groupes et qu’elle n’est pas ce champ d’affrontement de forces antagonistes selon des dynamiques qui suivent des cours heurtés et contradictoires;

L’Histoire serait une chambre close et noire, une «chambre de complots», où des forces occultes guidées par une conscience machiavélique passent outre l’ordre naturel existant afin de réaliser leur but. Mais passons!

III- Les complots à la manœuvre

C’est que la culture du complot est centrale dans le monde arabislamique. Depuis l’époque ottomane, tout drame, toute défaite, tout désastre, voire toute discontinuité dans le tempo des choses, est lu comme le résultat certain d’un complot. Plus l’événement est ressenti comme colossale, incroyable, invraisemblable, improbable ou impossible, plus il est difficile à accepter, plus il est déroutant face aux cadres initiaux de compréhension du monde, plus il recevra une explication conspirationniste qui donne ainsi corps, c’est-à-dire forme humaine, aux raisons et causes d’un malheur qui passe l’entendement. Laissant prise à l’imagination, elle [cette culture] invite à perpétuer la mise à jour des liens invisibles qui témoignent du fait que ce qui s’est passé (le drame, le désastre, la défaite, Etc.) n’a pas eu lieu sans raison, ni pour rien. Cause et raison par excellence, le complot, dans le monde arabislamique, constitue tout un monde; plus qu’une mentalité, une culture travaillée par un imaginaire, l’«imaginaire du complot» [1].

Prise puis reprise telle quel tout au long de l’histoire moderne et contemporaine -depuis au moins la Déclaration Balfour (1917) si ce n’est plus tôt, mais on y reviendra-, la «théorie du complot» fut et est toujours dans ses recommencements infinis la seule explication des défaites à répétition qui furent le lot de l’histoire récente du monde arabislamique. C’est grâce à ce biais que, rejetant «au-dehors», sur l’Autre, les causes et les raisons de la catastrophe, occultant les enjeux, les ArabIslamiques auront réussi éviter de regarder «au-dedans» pour chercher une explication au malheur qui leur advenait. Et depuis, les ArabIslamiques vivent sous le signe du complot.

Il faut dire qu’à la décharge des ArabIslamiques, l’espace ottoman aux XIXe-XXe siècles fut le théâtre de vrais complots, lesquels furent reconduits dans ce Proche-Orient qui lui a succédé.

L’on peut accepter que cette histoire orientale faite de coups d’Etat et de politiques clandestines, «en externe» et «en interne», ait répandu dans la région une mentalité de complot, confortée par l’omniprésence des services de sécurité (les mukhabarâts) et nourrie par l’utilisation systématique par le Pouvoir de discours sur la menace de l’«ennemi extérieur» et de ses complots. Néanmoins, et quand bien même il y aurait du vrai dans cette explication, elle ne suffit pas à expliquer la centralité de la culture de cet imaginaire du complot.

Toujours est-il que depuis l’époque ottomane, des complots il y en eut, aussi bien des complots «en externe» que des complots «en interne». Si les complots «en externe» furent le fait des grandes puissances de l’époque en lutte sur la dépouille de l’Empire (Grande-Bretagne, France, mais aussi avant le déclenchement de la Grande guerre, la Russie, l’Allemagne, l’Autriche, l’Italie); les «en interne» par contre, furent le fait des acteurs «locaux» qui seront dits «nationaux» après l’établissement du système des Etats dits nationaux [2].

IV – Les complots «en externe»

Si le discours sur le complot était, et l’est toujours, le seul discours en cours pour expliquer l’inexplicable, l’usage qu’il en ait fait selon qu’ils soient des «en externe» ou des «en interne» change du tout au tout. Dans les complots «en externe» l’énonciateur, quand bien même le populaire n’en serait pas l’origine, il reste que, reprenant cette croyance et son énoncé à son compte, il devient de ce discours énonciateur de plein droit. Comme l’ennemi qui ourdit les complots est, bien évidemment, l’«ennemi extérieur», dans ce discours gouvernants et gouvernés, «ceux d’en-haut » avec «ceux d’en bas» se retrouvent unis pour s’expliquer, en communion, la défaite par un complot. Aussi le complot comme explication n’est-il pas le discours d’une minorité, ni un discours parmi d’autres: c’est le seul discours partagé par tous, ou presque.

La question du destinataire d’un tel discours prête à confusion. Ce ne peut être l’ennemi lui-même … étrange destinataire qui ne l’«entend» même pas: il ne suffit pas qu’une parole soit dite, il faut encore une oreille pour l’entendre. Le seul souci de l’ennemi étant – comploteur ou pas – d’arriver à ses fins et de réaliser son objectif.

Ce ne peut être non plus «personne» sinon à admettre qu’on puisse énoncer – et là il s’agit d’une énonciation publique, politique – dans le vide, qu’on puisse ne s’adresser à «personne» faute d’interlocuteur. Il ne reste plus donc que l’énonciateur lui-même comme destinataire; et c’est bien en cela que se manifeste l’étrangeté d’un tel discours dans lequel énonciateur et destinataire se confondent pour n’en faire qu’un.

Par-delà les apparences d’une interlocution, l’énonciation du discours du complot circule en circuit fermé, comme un serpent qui se mord la queue, comme si l’explication par le complot déterminait l’avenir en le fermant.

C’est donc à eux-mêmes que les ArabIslamiques s’adressent quand dans leurs discours ils parlent de complot pour, peut-être, se dire ce qu’ils ont envie d’entendre.

Postulant donc cause et raison en l’Autre, dans l’ailleurs, à l’«extérieur» de «soi» et de «chez soi», la théorie du complot permet au regard arabislamique de se détourner du «Nous» pour exclusivement se déporter sur le «Eux».

insi, se donnant le complot pour expliquer ses malheurs, la pensée arabislamique s’est-elle retrouvée avec une cause ou une raison « acceptable», c’est-à-dire pouvant être «pensée».

V- Les complots «en interne»

Les complots «en interne» sont d’une autre nature. D’ailleurs ils ne se ressourcent pas au même imaginaire. Tout change ici: l’ennemi, s’il est externe in fine, ne l’est que discursivement: il ne s’agit pas de lui faire la guerre mais seulement de le «dénoncer comme fauteur du complot; l’ennemi véritable, celui qu’il faudra abattre, est interne, quoique, complicité conspirationniste aidant, il soit lié à l’extérieur.

Tout change, l’énonciateur ici est le Pouvoir en place, ceux d’«en-haut», et son destinataire, la population, «ceux d’en bas». Tout change, l’enjeu du discours de ces complots internes n’est plus le désastre d’une défaite, mais se circonscrit à une lutte pour le pouvoir (renversement, coup d’Etat, changement de régime), ou bien a une lutte contre la «rue» (manifestations, contestations, grèves, révoltes) ; les pouvoirs recourant à ce discours quand un évènement quelconque est perçu comme une menace et qu’ils veuillent verrouiller l’espace public pour la conjurer.

Du coup, le recours à la théorie du complot ici ne sert plus à expliquer une catastrophe, mais à mettre en garde la population de tomber dans les rets des comploteurs, lesquels rets sont les rets mêmes de la fitna. Changement d’imaginaire. On quitte le complot de l’extérieur, des ennemis qui veulent désunir la umma/le peuple arabe pour se l’asservir pour glisser vers le registre de la guerre intestine, dès lors que fitna, référant au désaccord et aux divisions parmi les musulmans, réfère dans le même mouvement à révolte, sédition, émeute, guerre civile que la fitna porte dans ses flancs.

Mais la référence sémantique fut tragiquement souligné en abime par l’histoire même de l’islam post-prophétique où la fitna réfère à la grande guerre civile qui opposa, entre 656 et 661, moins de vingt-cinq ans après la mort du Prophète, ses parents et ses Compagnons dans une guerre fratricide qui fractionna irrémédiablement l’islam en islam chiite, islam kharijite et islam sunnite.

Depuis, la fitna est perçue comme un abîme original et comme ce qu’il faut à tout prix éviter. On saisit alors qu’à ce niveau de discours, l’explication par le complot que fournit le Pouvoir vaut manipulation: il pense réduire ses ennemis de l’intérieur en agitant, au travers du complot et de la discorde qu’elle suscitera, le spectre de la fitna [3].

Que pour «ceux d’en haut», la théorie du complot soit un mode de gouvernement et un mode de pensée pour «ceux d’en bas», toujours est-il que les «complots» dans la tête des ArabIslamiques ont existé et existent bel et bien dès lors que croire à leur existence atteste de leur existence. Exit l’histoire, exit les stratégies, exit les projets des puissances coloniales qui avaient réduit la région dans son entièreté en théâtre de leurs opérations, un champ de bataille ou elles luttaient, bataillaient, guerroyaient, rusaient et complotaient pour imposer leurs objectifs.

Que lors de cette grande offensive coloniale de l’Occident il y eut des complots, c’est incontestable. Mais les complots – entendus comme un mode d’action politique, ce qu’il est après tout! – n’y prennent place que comme moments d’une politique au service d’un objectif plus vaste, et non en lieu et place de la politique, c’est une carte dans son jeu, pas le jeu et encore moins le «Grand Jeu», sauf à prendre une partie pour le tout et les vessies pour des lanternes. Tout n’est pas complot et tout ne s’y ramène pas mais les complots sont toujours déjà-là, certes, néanmoins en se focalisant sur le complot au détriment de ses conditions politiques de production, en ciblant une forme d’action plutôt que le fond, on atteint là, probablement, aux racines profondes du désarroi de la pensée arabislamique frappée depuis son entrée forcée dans les Temps modernes par la fatalité d’un désastre inexpliqué qui a façonné et façonne toujours sa perception chaque fois que se rejoue le désastre.

VI – Du sûr, de l’incertain et du vraisemblable

Il est vrai que les ArabIslamiques ont vu dans Le Protocole des Sages de Sion, le premier des complots et la trame de tous les autres. Mais ce n’est là qu’une vue de l’esprit qui est venue se greffer a posteriori sur Les Protocoles.

En fait, cinq évènements (1915-1916, la correspondance Mc Mahon-Hussein; 1915-1916, l’accord Sykes-Picot; 1917, la Déclaration Balfour; les catastrophiques années vingt: exécution de l’Empire, démembrement de ses Provinces arabes, abolition du Califat ; 1947-1948, la perte de la Palestine et la naissance de l’Etat d’Israël), formant une seule et même séquence historique dans l’imaginaire des ArabIslamiques, furent le terreau sur lequel s’épanouit la théorie du complot. Faste période, elle lui fournira tous ses ingrédients de base dont le plus important fut, a été et l’est toujours, l’intention malveillante de l’Occident de ses proxys ou de ses dérivés, à l’encontre des Musulmans ou des Arabes. Et c’est cette intention, jamais démentie (sic), qui alimentera l’imaginaire arabislamique du complot.

Passe encore qu’aux yeux des ArabIslamiques cette séquence soit devenue le symbole même de la trahison, de la duplicité et de la félonie – ce qui semble d’un point de vue moral évident – mais elle passe également pour être le premier «Grand complot» de l’histoire arabe des complots.

Or donc en 1915-1916, Sir Mac Mahon, émissaire britannique en Égypte, promettait au Chérif de la Mecque, un Hachémite, la création d’un Royaume arabe réunissant, entre autres, Jérusalem, la Mecque et Médine s’il réussissait à fomenter la révolte contre les Ottomans. Les Arabes se révoltèrent contre les Ottomans, mais sous la direction de Lawrence d’Arabie, sujet de Sa Majesté.

La Correspondance elle-même ne relève pas du complot, mais d’un classique échange politico-diplomatique, du donnant donnant. Elle se convertira en complot après la signature de l’accord Sykes-Picot et la Déclaration Balfour dans la mesure où ces documents trahissaient la promesse d’un Royaume arabe faite au Cherif Hussein. En ne respectant pas sa parole, en sacrifiant les Arabes à l’hôtel de ses intérêts d’Etat colonial en montée de puissance mondiale, la Grande-Bretagne a commis une félonie, un acte immoral certes, mais qui est aussi un acte politique. Est-ce à proprement parler un complot? Probablement pas si l’on jette «un regard froid», autrement dit «réaliste», sur les faits et leur déroulement.

Lors de la Grande guerre, la Grande-Bretagne sollicita l’aide des Arabes du Hedjaz et d’ailleurs pour prendre à revers son ennemi l’Empire ottoman. Une fois la guerre finie et l’Empire abattu, changement d’époque: la Grande-Bretagne avait désormais à gérer au mieux de ses intérêts (à l’époque sécuriser la Route des Indes), le partage des dépouilles de l’Empire avec son rival la France. Si au moment de la guerre, les Arabes du Hedjaz et d’ailleurs avaient eu une «outilité», au moment de la paix et du partage des dépouilles de l’Empire, ils n’en avaient plus aucune [4] et formaient plutôt un poids mort. Politique machiavélique certes, conçue et réalisée dans un esprit de cynique, re-certes, mais c’est une politique pas un complot, qui d’ailleurs est le lot ordinaire de la realpolitik : une politique qui passe par des retournements d’alliance, de trahison de parole, Etc.

Mais très certainement il y a complot si, adoptant le point de vue des victimes de la politique machiavélique de la Grande-Bretagne, on y décelait une intention malveillante à l’œuvre tout au long de cette séquence, et même au-delà. Les qualifier de complots ou en parler en termes de complot ne relèverait pas du pur imaginaire quand les trahisons de la Grande-Bretagne se corrélaient si régulièrement et que les évènements de cette séquence sont reçus comme autant d’indices révélateurs. La théorie du complot viendrait alors pour donner à voir, sous une forme concrète et vivante (en général un/des récit/s, une personnae dramatis), cette intention qui relie les évènements de cette séquence sous le signe de la causalité.

Or pendant que l’intention enchaine, la «malveillance» sert à merveille à diaboliser le comploteur, à en faire une incarnation du mal, sournois qui travaille dans l’ombre pour de sombres desseins irrévocablement hostiles.

Dans la mesure où le récit du complot, sans être faux ou erroné n’est pas pour autant vrai en ce que faits et évènements n’y sont pas niés, dissipés ou supprimés, mais « rectifiés » par l’intention qui les relie, et que par un discret tour de passe passe la rectification transfigure cette corrélation en termes déterministe, de type causal. En ce sens, dans le monde arabislamique, le complot serait un fantasme autant qu’une réalité et raconter le complot, le mettre en scène, peut donner l’illusion de reprendre le contrôle de son histoire, quitte à ce que le récit, pour ce faire, inscrive le complot dans une sorte de «réalité parallèle», une «réalité narrative»: le monde du complot.

La suite de l’histoire de ce Proche-Orient nouveau connut, aux yeux de ses autochtones, une déferlante de complots [5], avec deux changements notables, du côté de l’Occident l’éclipse de la Grande-Bretagne et de la France et leur substitution par les Etats-Unis et du côté des ArabIslamiques, l’éclipse de l’islamisme et sa substitution par l’arabisme dans les années cinquante-soixante pour qu’à nouveau, après les années soixante-dix, le balancier penche du côté de l’islamisme qu’il soit chiite ou sunnite.

«(…) Que les choses continuent comme avant, voilà la catastrophe». Walter Benjamin, Charles Baudelaire.

Les catastrophes dont l’Orient, ottoman ou Proche, fut, a été et est le théâtre sont le symptôme d’une crise profonde et généralisée. Elle affecte tout autant l’islam que l’arabisme, son actuel que son inactuel. Face à ce changement d’époque dans laquelle les ArabIslamiques sont entrés contraints et forcés, la théorie du complot, à la charnière de cet ancien monde qui refuse de mourir de sa belle mort et ce nouveau qui ne se résout pas à naitre, quand bien même elle recèlerait du vrai, est une façon accommodante inventée par les ArabIslamiques pour s’éviter un regard réflexif sur leur propre histoire. A ce compte, les complots ont la vie dure et auront la vie longue: c’est la marque de fabrique des changements d’époque incontrôlés, quand la règle du jeu précédent s’est effondrée et que la nouvelle ne voit toujours pas le jour.

La réponse biaisée à la question de Chakîb Irslân

Bien avant que le pli du complot ait pris la tête des ArabIslamiques et qu’il fût devenu le biais par excellence pour biaiser leur vérité, les ArabIslamiques, au tournant des XVIIIe-XIXe siècles quand ils commencèrent à prendre conscience du «retard» pris sur l’Occident et de l’obligation d’une «renaissance» (Nahda), avaient déjà pris le pli de recourir à des biais pour se masquer ce qu’ils ne pouvaient et ne voulaient pas voir ou entendre.

De cette prise de conscience de la «décadence» Chakîb Irslân [6] a donné une formulation sous la forme d’une question: «Pourquoi les musulmans sont-ils en retard alors que d’autres sont en avance?», que reprendront les différentes générations d’intellectuels – autant les islamistes que leurs ennemis les modernistes – qui ont animé le champ de la pensée et de l’idéologie arabe du XVIIIe siècle à nos jours.

Mais la réponse fournie par l’intelligentsia arabe, toutes tendances confondues, a falsifié la question posée par Chakîb Irslân. Sa question portait sur le «Pourquoi» pendant que les réponses, toutes les réponses fournies, ont régulièrement porté sur le «Comment «Comment sortir de la décadence?»

Et effectivement, la pensée arabislamique depuis la rencontre heurtée avec l’Occident et la Modernité, s’est centrée, s’y focalisant exclusivement, sur le seul «Comment» s’en sortir: faut-il la refuser par un retour pur et simple au passé, c’est-à-dire à l’islam, et lequel ? C’est la réponse du salafisme; ou bien y adhérer à partir d’une réinterprétation de ce même passé au regard du présent et de l’actuel ? C’est la réponse des «conciliateurs»; ou enfin adhérer à la modernité par une rupture totale et définitive avec le passé ? C’est la réponse des modernistes de droite comme de gauche.

Comme de bien évidemment, la réponse en comment offrait à leurs yeux l’inestimable avantage de passer le pourquoi sous silence. Mécanisme de défense aux dires de la psychanalyse, «style paranoïde» aux dires de Hofstadter [7] ? Les explications sont ouvertes, mais là n’est pas l’essentiel qui résiderait, il me semble, en cette fidélité jamais prise en défaut au comment, en cette obstination à gommer le pourquoi.

Pour aller plus loin sur le même thème :

Centenaire des accords Sykes-Picot: Du renouvellement de la question d'Orient

Liban : Des symboles en temps de détresse

Illustration

British soldier, adventurer and author Thomas Edward Lawrence (1888 – 1935), better known as Lawrence of Arabia (left), with American Lowell Thomas, one of the first journalists to publicize Lawrence’s exploits during the Arab Revolt, circa 1925. (Hulton Archive/Getty Images)

Notes

[1] Pour ce concept d’«imaginaire du complot», cf. Philippe Munch, Le Pouvoir de l’ombre : L’imaginaire du complot durant la Révolution française (1789-1801), 2008 : https://corpus.ulaval.ca/jspui/handle/20.500.11794/19988

[2] Dès leur origine, l’histoire des Etats dits nationaux du Proche-Orient, nés du démembrement de l’Empire ottoman, fut tissée, de 1920 (leur naissance sous les mandats britanniques et français) à 1973 (date du dernier coup d’Etat de Hafez al-Assad en Syrie) par des complots et des coups d’Etat ; la fréquence de ceux-ci, recensée entre 1950 et 1973, s’élève à quarante-cinq, à raison de deux par an.

[3] Comme on l’aura compris, les complots «en interne», au discours manipulatoire, n’est pas le propre de mon propos qui porte, lui, sur l’autre genre de complot.

[4] Pour prime de consolation, la Grande-Bretagne intronisa deux Hachémites : Fayçal roi d’Irak et Hussein roi de Jordanie,

[5] 1953: renversement de Mossadegh: 1956, la guerre de Suez; 1967, la guerre des Six-Jours; 1991, l’invasion du Koweït; 2003, les ADM et l’invasion de l’Irak; 2011, sécession du Soudan du sud; 2011, les Printemps arabes; sans oublier bien évidemment les naissances d’al-Qâ‘ida et de l’Etat islamique. Quant à reconnaitre, dans ce fatras d’évènements, quels furent les «vrais» complots et quels furent les complots imaginaires, c’est une autre paire de manches, même Dieu ne reconnaitrait pas les siens!

[6] L’émir Chakîb Irslân (1869-1946), grand militant de la cause arabe devant l’Eternel, rédigea en 1930 un opuscule dont le titre est précisément la question Pourquoi les musulmans sont-ils en retard alors que d’autres sont en avance ? Il ne fut pas le seul à s’interroger sur les causes et les raisons de cette «décadence». D’autres avant lui comme Butrus al-Bustâni (1819-1883), d’autres après lui comme le réformiste Malek Bennabi se posèrent, formulée autrement, la même question, à laquelle il fut constamment répondu par le Comment.

[7] Richard Hofstadter, Le Style paranoïaque. Théories du complot et droite radicale en Amérique, en traduction chez Bourin Editeur, Paris, 2012.

 

 

   

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Source : Madaniya
https://www.madaniya.info/...

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