MADANIYA
Israël et son voisinage arabe 2/2
Roger Naba'a
Mardi 22 mai 2018
I.2.2. De
la guerre dans la non-guerre ou de
l’«état de guerre»: sociocide et
sacérisation
«Celui qu’on a
dépouillé de tout droit va puiser son
droit dans l’hostilité.» Carl Schmitt,
Théorie du partisan.
La guerre ne peut
se faire tous les jours, il lui faut un
temps qui sorte de l’ordinaire. Or
beaucoup, beaucoup trop de Palestiniens
au goût de l’Israël-sioniste ont
réchappé aux expulsions et bains de sang
des années de guerre. Ils sont toujours
là ! Comment s’en débarrasser en des
temps «ordinaires»? En leur faisant des
conditions de vie «catastrophiques» qui
leur rendraient cette terre inhabitable
et la vie sur cette terre invivable?
A défaut des outils
de guerre, «inoutilisables» en temps de
non-guerre, se cristallisa
progressivement, notamment à partir de
la montée en puissance des idées du
Gouch Emounim (Guerre des
Six-Jours/1967-Guerre d’Octobre/1973),
un «état de guerre», c’est-à-dire un
état qui tout en n’étant pas la guerre
la continue par d’autres moyens, «Car la
guerre, comme le rappelle Hobbes[1],
ne consiste pas seulement dans la
bataille et dans des combats effectifs ;
mais dans un espace de temps où la
volonté de s’affronter en des batailles
est suffisamment avérée».
Si la guerre est de
l’ordre de l’évènement, l’«état de
guerre», lui, se caractérise par une
menace permanente de violence: il est
cette menace permanente,
toujours-déjà-là à devoir s’actualiser.
C’est une guerre,
mais sans front puisque son théâtre
d’opération s’étend selon une grammaire
juridiquement répressive, à toute la
société et dans laquelle il est
difficile, pour ne pas dire impossible,
de distinguer où commence la force armée
et où elle finit dès lors que c’est une
guerre dans laquelle la guerre est
l’affaire de tout le monde et pas
seulement des militaires ou autres
professionnels de la guerre. Ce
retournement des choses, ce maillage
entre civils et militaires,
l’embrasement de la société par la
guerre constitue la logique d’un «état
de guerre» qui finit par configurer la
géographie familière en une topographie
de la peur.
Un «état de guerre»
qui s’est inventé au travers de deux
autres dispositifs de violence à
vocation expulsive: le sociocide et la
sacérisation.
Du sociocide
Contrairement au
génocide, racisme avéré qui vise la mise
à mort ou l’extermination d’un groupe
humain en tant que tel («nation»,
«ethnie», «peuple»), le sociocide [tel
que je l’entends[2]]
vise -comme l’épuration ethnique et
l’expulsion massive- non pas la «race»
elle-même ou en tant que telle, mais la
conquête d’un territoire.
C’est seulement
dans le sillage de cette conquête que se
débarrasser de ses habitants originaires
s’impose. Que les autochtones quittent
le territoire convoité pour l’ailleurs,
ils pourront vivre comme ils
l’entendent, ce qui n’est pas le cas du
racisme qui travaille le génocide: lui,
il pourchassera et exécutera où qu’ils
se trouvent les membres de la race
honnie. Certes, le sociocide
s’accompagne aussi de racisme- il en
faut pour tuer, expulser, sociocider ou
sacériser-, mais le racisme, ici, est un
racisme conditionnée, il n’est ni la
visée première, ni la raison d’être, ni
la finalité propre du sociocide:
C’est un passage
obligé, le moyen par excellence pour qui
veut s’approprier la terre vidée de ses
autochtones. Disons que le racisme à
l’œuvre dans le génocide est un racisme
de droit pendant que c’est un racisme de
fait dans le cas du sociocide.
Néanmoins, tandis que l’épuration
ethnique cherche seulement l’expulsion
de ceux qui y vivent, le sociocide
ajoute à cette dimension la volonté de
détruire la société restante, de la
démanteler, d’en «dé-faire» le tissu par
la destruction programmée de son
économie, la décomposition de son
organisation politique et sociale, la
dissolution de son espace-temps, le
saccage de ses champs de culture, la
désintégration de son milieu, la
désorganisation et la dévastation de sa
vie.
Les modalités
pratiques de sa mise en œuvre affectent
tout ce qui permet à une société, ici la
palestinienne, de se reconduire, se
reproduire ou se renouveler en tant que
telle, sa dévitalisation contrariant sa
reproduction, la conduirait au terme de
son effondrement.
C’est toute la
Palestine qui est prise dans le filet de
ce dispositif sociocidaire: ça va de la
colonisation -ou, par euphémisme- la
«confiscation» des terres des
Palestiniens, au morcellement de leur
territoire, au dynamitage de leurs lieux
d’habitation, au tronçonnement de leurs
lieux de vie (villes, villages,
quartiers, voire maisons);
ça va jusqu’à les
contraindre de vivre à découvert,
ouverts que sont leurs espaces privés
aux incessantes incursions israéliennes
dans leur chez soi, de nuit comme de
jour[3] :
Ca va jusqu’à les
contraindre de vivre enfermés dans des
espaces clos par des check-point qui
déchiquettent leur espace territorial en
un archipel d’agglomérations isolées les
unes des autres, découpées en cantons,
voire en «réserves», contenus par des
réseaux routiers apartheidisés et des
blocs de colonies renforcés; ça va
jusqu’à les contraindre de vivre en
Palestiniens flottant dans une mer de
routes, de villes et de communes
israéliennes, contraints de vivre dans
une géographie, la leur, emmurée par
pans entiers, avec des murs de grande
hauteur qui s’étendent sur des
kilomètres, comme l’horizon indépassable
de leur «(sans)être/sans avenir» sur
cette terre, la leur.
Si Palestiniens et
Israéliens cohabitent sous un même ciel,
ils ne vivent pas sous le même toit. Le
dispositif sociocidaire tel qu’il s’est
mis en place dès 1967 pour s’amplifier à
partir de 1977 avec l’arrivée de la
droite nationaliste et religieuse au
pouvoir, au-delà de la conquête de la
Terre, a diligenté à travers une
juridiction spéciale, un apartheid
fonctionnel et physique qui a construit
un «entre soi» d’où sont bannis les
Palestiniens, poussés dans leur
quotidien à vivre à l’«extérieur» de là
où ils vivent, dans un rapport
d’hétérogénéité radicale avec leur
milieu naturel et humain.
De la
sacérisation
«Debout ici. Assis
ici. Toujours ici.
Eternels ici. Nous
avons un seul but, un seul : Être. »
Mahmoud Darwich,
Etat de siège, Ramallah, janvier 2002,
lors de la 2me intifada.
Le sociocide de la
société palestinienne est gros de la
sacérisation du peuple palestinien,
dernier rejeton manifeste de cette
machine de guerre sui generis, marque de
fabrique de l’Israël-sioniste, le fond
où s’inscrit la sacérisation étant
celui-là même où le sociocide a établi
sa demeure: le sionisme dans toutes ses
variantes et composantes n’a jamais
reconnu – et toujours pas – l’existence
d’une quelconque légitimité
palestinienne en Palestine.
Les Palestiniens,
s’ils existent[4],
existent à la manière dont existent les
éléments naturels d’un paysage. Ils
existent en fait, puisqu’ils sont là
comme les arbres et les fleuves, mais
n’existent pas en droit, leur existence
ne devant pas se constituer en corps
politique et social (un Pouvoir, un
peuple, une nation)[5].
C’est bien pour cela d’ailleurs, que les
noms par lesquels l’Israël-sioniste les
a désignés se sont caméléonisés au gré
des besoins et des circonstances.
S’ils n’ont jamais
été «Palestiniens» comme tels -en dépit
d’Oslo-, ils ont été désignés tour à
tour comme «Arabes» les détachant de
leur «palestinienneté» pour les fondre
dans la masse arabe et les y noyer ;
comme «Réfugiés» pour signer leur
arrachement à leur terre natale et
refouler les causes leur exil forcée;
comme «Infiltrés» pour mettre au jour
leur «intrusion» chez eux qui ne l’est
plus; comme «Arabes israéliens» pour
altérer définitivement leur identité de
par cet oxymore et enfin comme
«Terroriste» pour saluer la naissance de
la Résistance palestinienne. Des êtres
sans nom, des homo sacer: les homo sacer
de l’Etat d’Israël.
A la question d’un
journaliste: «Se tuer [se faire martyr],
n’est-ce pas un échec? Ne vaut-il pas
mieux vivre?», ‘Obeïda, 27 ans,
candidate au martyre, de répondre: «Je
suis vivante, mais pas vraiment. Comme
tous les Palestiniens, je bois, je
mange, je respire, mais ce n’est pas ça,
la vie.» La réponse de ‘Obeïda
correspond à ce que Georgio Agamben
appelle, à la suite des Grecs, notamment
d’Aristote, la «vie nue». Les Grecs,
avance-t-il dans Homo sacer[6]
avaient deux mots pour la vie: zôè (le
simple fait de vivre) et bios (la vie
articulée à la Cité).
Pendant que zôè est
commun à tous les êtres vivants, dieux,
hommes et animaux et indique la «vie
nue»; bios qualifie la vie humaine dans
la Cité, reproduite dans un contexte
organisé socio-politiquement, et exclut
à ce titre la «vie nue» qui ne peut être
ordonnée politiquement. Un peuple sacer,
c’est donc un peuple dont la vie, du
fait qu’il est exclu de l’espace public
et n’a pas droit de cité dans sa Cité,
se réduit à la seule«vie nue».
Pour l’expliciter
dans les termes d’un Jacques Rancière ou
d’un Etienne Balibar[7],
on peut dire qu’aux yeux de
l’Israël-sioniste, les Palestiniens sont
des «sans part», ils n’ont aucune «part»
et ne doivent rien partager avec leur
voisin tellurien: comme Palestiniens ils
ne peuvent être ni les sujets de la
politique, ni des sujets dans la
politique; ils ne peuvent être sujets de
la politique, car l’être, impliquerait
qu’ils soient en droit d’«être en droit
d’avoir des droits», de s’organiser «en
vue de» … l’émancipation du joug
colonial par exemple, la création de
leur Etat;
Ni sujet dans la
politique sinon à «être en droit d’avoir
le droit» de faire entendre leur «voix
historique» – et avoir le droit de
dénoncer le «tort» qui leur a été fait
et continue de l’être[8],
ou leur «voix politique», et avoir droit
au chapitre.
Réduit à n’être
jamais «Citoyen» -ie, un sujet qui a le
«droit d’avoir des droits»- il lui est
donné d’exister et non d’être, et de
n’exister que comme zoè jamais comme
bios, le bios, condition de l’«être
public», est, dans le cas palestinien,
sa condition d’impossibilité puisque le
bios lui est dénié et interdit.
Passe encore que le
Palestinien ne soit pas un sujet de
droit public, il n’est même pas «sujet
de droit privé/civil». Il n’est pas
«sans droit» dès lors que pour être
«sans droit» il faut avoir la
possibilité d’être «en droit» et
d’«avoir des droits», ce qui lui est
prohibé.
Dans l’Etat
d’Israël c’est un «hors droit», un
«en-dehors du droit» et s’il l’oubliait
la mise en place du très puissant
arsenal juridique -qui dessaisi les
Palestiniens du «droit d’avoir des
droits» et les livre au seul répressif-
viendrait le lui rappeler opportunément.
Le plus kafkaïen de
ces dénis de droit est l’inénarrable
«détention administrative»[9].
Héritée du Mandat britannique, elle
permet à l’armée israélienne de détenir
un Palestinien pour une période de six
mois, renouvelable de manière indéfinie,
sans inculpation ni procès.
A ce premier déni
s’ajoute un autre: le «détenu
administratif» est emprisonné sur la
base du secret, les informations le
concernant, considérées comme “secret
défense”, ne lui sont pas accessibles et
ne sont ni à lui ni à son avocat
communiquées. Bouclant la boucle de ces
dénis; un ordre de détention peut être
renouvelé le jour même de son expiration
sans que le détenu ou son avocat en ait
été informé.
Israël, en se
servant de la «détention administrative»
comme d’une véritable politique
systématiquement utilisée depuis 1948,
veut précisément lui signifier qu’il est
«hors-droit» et qu’il ne peut en avoir,
privant le Palestinien ainsi détenu de
la protection légale à laquelle il
devrait avoir droit[10].
Brouillant les œufs
kafkaïens dans une omelette orwellienne,
les Palestiniens sont exposés
continuellement au régime des punitions
collectives; leurs chefs, au régime
quasi-juridique des attentats ciblés;
leurs prisonniers -et innombrables sont
les Palestiniens prisonniers en Israël!-
à l’enfer de la maltraitance et des
tortures; collectivement aux traitements
dégradants[11]
et à l’indignité;
Ils se voient, pour
«raison de sécurité», refouler par les
«bouclages de territoires» décrétés par
les autorités, perdant ainsi leur
journée de travail c’est-à-dire leur
gagne-pain, c’est-à-dire leur droit à la
vie; droit qu’ils perdent tout aussi
sûrement quand on les réduit au chômage
pour cause de «suspension de permis»;
Le déni de leur
droit est si banalisé que même les
droits les plus élémentaires de la «vie
nue», dans ce qu’elle a de «plus nue»,
leur sont déniés[12]
puisqu’en leur coupant le courant on les
condamne à vivre dans le noir quand
l’alentour est illuminé, qu’en les
privant d’eau potable on les condamne à
vivre dans la soif pendant qu’à deux pas
des animaux s’abreuvent, qu’en
démolissant leur maison on les condamne
au sans abri[13]
pendant que les animaux domestiques ont
le leur.
Mais il y pire.
Comme aux plans juridique et politique,
le Palestinien n’existe pas, il existe
et vit non pas nulle part mais dans un
«non lieu»[14] :
pas d’ici, de Palestine en laquelle ils
ne doivent pas être, ni d’ailleurs
puisqu’ils sont ici et non ailleurs.
Dans cet écart
entre l’ici et l’ailleurs, le
Palestinien vit l’ordinaire de sa vie
quotidienne dans un «non lieu» conformé
par un espace/lieu de tension
perpétuellement mortelle où s’affrontent
sa volonté d’être à la volonté d’Israël
de le lui ôter.
Au terme de cet
itinéraire en dénis, démuni d’un espace
public, dénué d’un espace privé, le
palestinien peut se voir denier jusqu’au
droit à la «vie nue», puisque il peut
être effacé de la vie tout court.
Faisant appel au
droit romain archaïque, Agamben ajoute
que l’homo sacer est l’homme qui pouvait
être tué par n’importe qui sans qu’il y
eût homicide.
Et c’est bien le
cas des Palestiniens en Israël comme en
témoigne l’impunité ininterrompue de
leur assassinat par des individus que
les tribunaux préfèrent déclarés
«débiles mentaux» pour ne pas avoir à
les condamner.
Qui s’étonnera dès
lors qu’Israël ait concentré contre lui
un faisceau de haines de tout un peuple
en colère?
De la mutation
de l’ennemi
Les ennemis qui
s’affrontaient au moment des guerres
déclarées (1948, 1952, 1967), au moment
donc des expulsions massives et des
bains de sang, opposaient, du côté de la
guerre contre les Palestiniens, un
appareil guerrier: l’armée [Haganah puis
Tsahal], groupes terroristes, ceux de
Begin (Irgoun) et de Shamir (Stern)
-futurs Premier/s ministres-, à la
société palestinienne. Bref, des
professionnels de la guerre contre des
civils profanes en la matière.
Mais avec la mise
en place du dispositif sociocidaire et
des Accords d’Oslo, l’affrontement
déborda la société militaire proprement
dite empiétant sur l’entièreté de la
société, du sociétal et du social.
Que la guerre fût
l’affaire de la société et non plus
l’affaire de la seule société
«militaire», modifia en profondeur les
termes de l’inimitié et l’espèce
d’hostilité en cours dès lors que
l’ennemi de l’Israël-sioniste est tout
Palestinien du fait même de sa présence
en Palestine et que l’ennemi du
Palestinien sera en retour tout «colon»
qui prétendrait l’en chasser, et par
extension, tout Israélien.
Désormais, tout
Palestinien est un ennemi et
réciproquement: c’est la guerre de tous
[les Israéliens] contre tous [les
Palestiniens], mettant asymétriquement
en guerre une «société nue» contre une
autre militarisée, l’une pour sa survie,
l’autre pour l’en empêcher. Le
«terrorisme» alors -l’Intifada des
couteaux par exemple, les attaques à la
voiture bélier,…- sonne comme simple
retour du refoulé.
Les accords d’Oslo,
en réintroduisant le Palestinien sur la
scène publique palestino/israélienne,
devaient confirmer cette tendance et
l’amplifier: avant Oslo, le véritable
ennemi était l’ennemi de l’extérieur, le
«revenant» -qu’il soit «infiltré» ou
«résistant/terroriste»- qui venait
d’au-delà des frontières.
Certes, le
Palestinien de l’intérieur était bien un
ennemi, mais comme qui dirait un «ennemi
passif»: la menace qu’il représentait,
bien qu’inscrite dans la culture des
autochtones, ne s’actualisait pas hic et
nunc en actes de guerre.
Après Oslo et le
retour public du Palestinien en
Palestine -et son retour sous le signe
de la «Résistance», en dépit de sa
défaite militaire et géopolitique- la
menace s’intériorisa, l’ennemi devenant
désormais un ennemi de l’intérieur, elle
prit des allures effrayantes, notamment
lors de deux Intifada/s.
Encadré: Déni,
dénégation ou forclusion ?
Les sionistes l’ont
toujours su. Ils ont toujours su qu’il
leur fallait ruiner la Terre de
Palestine pour établir la Terre d’Israël
quand bien même ils le «dénéguèrent» [de
«dénégation» (sic !)], le nièrent ou
l’eurent forclos? La question est à
débattre, nous retiendrons cependant
dénégation puisque terme consacré par la
coutume. Beaucoup d’ouvrages ont traité
de cette question de la dénégation des
Palestiniens par le délire sioniste,
notamment les Nouveaux historiens mais
bien avant eux, Uri Eisenzweig,
Territoires occupés de l’imaginaire juif
(Christian Bourgois, 1980, Chap. IV, pp.
76-88), auquel je renvoie plus
particulièrement.
Les sionistes l’ont
toujours su; dès la naissance de leur
projet de «retour à Sion» ils savaient
que leur mot d’ordre de ralliement «Un
peuple sans terre pour une terre sans
peuple» était un faux. En 1895, Théodore
Herzl, fondateur de l’Organisation
sioniste mondiale [OSM], recommandait,
dans une note du 12 juin, de «Chasser la
population pauvre [les Palestiniens]
au-delà de la frontière en lui refusant
du travail. Le processus d’expropriation
et de déplacement doit être mené
discrètement et avec circonspection».
En 1897, le premier
Congrès sioniste, réuni en Suisse/Bâle,
crée l’Organisation sioniste mondiale et
pétitionne en faveur d’«un foyer pour le
peuple juif en Palestine», Nahman Sirkin
(1868-1924), fondateur du sionisme
socialiste et présent au titre de membre
du congrès, leur rappela que pour ce
faire la Palestine «doit être évacuée
pour les Juifs» (Rapporté par Ilan
Pappé, Le Nettoyage ethnique de la
Palestine, Fayard, 2008).
En 1905, Israël
Zangwill [un autre des pionniers du
sionisme] déclarait que les Juifs
devront chasser les Arabes ou «faire
face au problème d’une population
étrangère de grande ampleur…» (Pappé,
idem).
En 1911, un
mémorandum adressé à l’Exécutif sioniste
parle de «transfert de population limité
[sic]» (Pappé. idem). A la conférence de
la paix de Paris, Haïm Weizmann, futur
président de l’Etat d’Israël, réclame
une Palestine «aussi juive que
l’Angleterre est anglaise» (Pappé,
idem).
Trente ans plus
tard, en 1936, Ben Gourion
diagnostiquait: «Nous et eux, voulons la
même chose: nous voulons tous les deux
la Palestine. Et c’est le conflit
fondamental.
En 1937, le Congrès
sioniste de Zurich, discute ouvertement
et souhaite publiquement d’un
«transfert» des populations arabes. Dans
son Journal (1940), Yosef Weitz [Fonds
National Juif] confirmait Ben Gourion:
«Entre nous, il doit être clair qu’il
n’y a pas de place pour deux peuples
dans ce pays … Il n’y a pas d’autre
solution que de transférer les Arabes
[Palestiniens] dans les pays voisins, de
les transférer tous : pas un village,
pas une tribu ne doit subsister. (…)
C’est notre droit de transférer les
Arabes.»
A l’extrême droite,
Jabotinsky affirmait, en 1939:« les
Arabes doivent laisser la place aux
Juifs en Eretz Israël. S’il a été
possible de transférer les peuples
baltes, il est possible aussi de
déplacer les Arabes palestiniens »
(Pappé, idem). En juillet 1948, en
pleine guerre, Itzhak Rabin, futur
artisan des Accords d’Oslo, s’illustrait
dans l’expulsion de 70.000 Palestiniens
de Lydda/Lod et de Ramleh. «Nous
marchions dehors aux côtés de Ben
Gourion, Allon répéta la question: « Que
devons-nous faire de la population ? »
Ben Gourion agita la main en un geste
qui signifiait: « Chassez-les ! » Allon
et moi avons tenu conseil. J’étais
d’accord avec lui qu’il était essentiel
de les chasser.
En 1972, dans le
Yediot Aahronot du 12 juillet, Yoram Bar
Poreht une des notoriétés du sionisme
invitait les dirigeants de l’Etat
sioniste à appeler un chat un chat:
«C’est le devoir des leaders israéliens
d’expliquer à l’opinion publique, …, un
certain nombre de faits oubliés avec le
temps. Le premier de ces faits, c’est
qu’il n’y a pas de sionisme, de
colonisation ou d’Etat juif, sans
l’éviction des Arabes (Palestiniens) et
l’expropriation de leurs terres.»
Une trentaine
d’années plus tard, en 2005, Ariel
Sharon, alors premier ministre,
incitait, lors d’un meeting de militants
du parti d’extrême droite Tsomet, les
Israéliens à s’emparer de toute parcelle
de terre palestinienne qui leur
tomberait sous la main: «Tout le monde
doit bouger, courir, et s’emparer
d’autant de collines qu’il est possible
pour agrandir les colonies parce que
tout ce que l’on prendra maintenant
restera à nous. Tout ce que nous ne
prendrons pas par la force, ira à eux.»
Dans la foulée de
la reconnaissance états-unienne, le 6
Janvier 2018, de Jérusalem captale
del’Etat d’Israël, le Yediot Aharonot du
28 Janvier 2018 révèle que le Likoud
-parti que dirige Netanyahou, premier
ministre en exercice- déposera à la
Knesset, un projet de loi pour
l’annexion de la Cisjordanie.
Références
[1] Léviathan Chapitre
XIII
[2] Concept qui, se
cherchant encore, se définit de
plusieurs manières. Cf. par exemple,
celles qu’en donne le rapport final du
Tribunal Russel pour la Palestine (TRP),
lequel TRP suit la lecture de Abdel
Jawad-Saleh; Sari Hanafi et Linda Taber
lui préfèrent le terme de «spatio-cide»
pendant que Baruch Kimmerling celui de
«politicide». Comme toujours dans ces
périodes de tâtonnements, tous disent la
même chose sans dir tout à fait la même
chose.
[3] L’opération menée
par Israël en 2002, contre Naplouse en
Cisjordanie, apparaît comme l’un des
tournants des nouvelles formes de
guerre. Lors de cette offensive, l’armée
a entrepris d’enfoncer les murs
mitoyens, de défoncer des plafonds et
des planchers des maisons afin de les
traverser, de se déplacer tout au long
de couloirs percés de maison en maison
dans le labyrinthique inextricable de la
cité. Voir, Eyal Weizman, À travers les
murs. L’architecture de la nouvelle
guerre urbaine [d’Israël], Paris, La
Fabrique, 2008.
[4] Leur existence est
soit niée, soit réduite à l’animalité.
Existence niée: le fameux mot d’ordre
«Une terre sans peuple pour un peuple
sans terre». Ou bien ces propos de Golda
Meir: «Comment pourrions-nous rendre les
territoires occupés ? Il n’y a personne
à qui les rendre» (8 mars 1969) et pour
preuve qu’il n’y a personne à qui les
restituer, la même avançait trois mois
plus tard un autre fait historique: «Il
n’y a pas de peuple palestinien. Ce
n’est pas comme si nous arrivions et les
chassions de leur propre pays. Ils
n’existent pas !», Sunday Times du 15
Juin 1969.
Existence réduite à l’animale condition:
«Les Palestiniens sont des bêtes qui
marchent sur deux jambes», Menahem
Begin, discours à la Knesset du 25 juin
1982; «Lorsque nous aurons colonisé le
pays, il ne restera plus aux Arabes que
de tourner en rond comme des cafards
drogués dans une bouteille», Raphael
Eitan, chef d’Etat-major, New york
Times, 14 avril 1983; «Les Palestiniens
seront écrasés comme des sauterelles»,
Yitzhak Shamir, 1er avril 1988; «Les
Palestiniens sont comme les crocodiles,
plus vous leur donnez de viande, plus
ils en veulent», Ehud Barak, 28 août
2000, Jerusalem post, 30 août 2000.
Eléments naturels, du paysage; pas plus.
[5] Ce n’est pas le
seul discours. Il y en a eu et il y en a
d’autres, mais ils ne sont pas ou ne
sont plus audibles ; d’autant que
celui-là auquel nous nous référons s’est
inscrit dès les origines comme discours
institué de l’Israël-sioniste, que les
décideurs soient de gauche ou de droite,
religieux ou laïcs. Pour qui revient à
notre problématique, il sera aisé de
comprendre pourquoi cet autre discours –
celui qui fait de la nécessité de
reconnaitre le fait Palestinien comme
nation, peuple et Etat, et le «mal»
qu’il a dû subir du fait de
l’«invention» de l’Etat d’Israël – est,
dans mon propos, passé sous silence: il
ne fait pas du Palestinien un «ennemi»
…objet de mon propos. Il est impossible,
par exemple, pour moi qui étais assiégé,
pendant l’été 1982 par l’armée
israélienne à Beyrouth ; il m’est
impossible d’oublier que seuls, dans
l’entièreté des pays et des Etats du
Proche/Moyen-Orient, arabes et
musulmans, seuls des Juifs, citoyens
d’Israël, ont manifesté contre cette
invasion.
[6] Giorgio Agamben,
Homo Sacer: le pouvoir souverain et la
vie nue, Le Seuil, «L’ordre
philosophique», Paris, 1998. A mes
dépens, évidemment.
[7] Jacques Rancière,
La Mésentente. Politique et philosophie,
Ed. Galilée, Paris, 1995; Etienne
Balibar, La Crainte des masses.
Politique et philosophie avant et après
Marx, Ed. Galilée, 1997.
[8] En guise de
reconnaissance de leur droit, la Knesset
a voté une loi contre la commémoration
de la Nakba: le mardi 19 avril 2011,
elle a adopté une loi pénalisant les
organismes qui commémorent la Nakba de
1948. Présenté par le parti
national-populiste Israël Beiteinou du
ministre des Affaires étrangères Avigdor
Lieberman, le projet de loi a été
définitivement adopté.
[9] Le nombre de
Palestiniens «détenus administratifs»,
«pour des raisons de sécurité» a, selon
un apport de l’ONU rendu publié jeudi 26
mars 2014, augmenté de 24%, avec 5 258
prisonniers en moyenne mensuelle l’an
dernier. (SPN)
[10] Des centaines de
Palestiniens «détenus administratifs»
croupissent dans les geôles depuis
parfois plus de six ans, sans
inculpation, ni procès, ni instruction.
[11] «Depuis trois
semaines, les Palestiniens de
Jérusalem-Est endurent une punition
collective : la « dirty water », comme
on l’appelle ici. Chaque fois qu’une
manifestation a lieu – et il s’en
produit presque chaque soir dans la
partie orientale de la Ville sainte,
depuis les événements de Gaza – un
camion blanc passe sur les lieux et
projette un mystérieux liquide
pestilentiel. Tout s’en retrouve
imprégné : aussi bien les riverains
[innocents] que les manifestants, les
façades des maisons et des immeubles,
les fenêtres, les trottoirs, la
chaussée, les arbustes, les fleurs… Que
contient ce produit? (…) L’odeur qui se
dégage de la « dirty water » agresse les
narines. Elle colle aux vêtements et à
la peau, et il est impossible de s’en
débarrasser pendant deux ou trois jours.
[…] Si les habitants de Jérusalem-Est se
plaignent depuis trois semaines de cette
eau sale et malodorante, le procédé
n’est pas nouveau. Les forces
israéliennes ont commencé à se servir de
cette « dirty water », -surnommée « skunk »
(appellation en anglais de la mouffette,
animal redouté pour son odeur) en 2008.
Un correspondant de la BBC décrivait
alors cette arme « non létale, mais
terriblement efficace » en ces termes:
« Imaginez la chose la plus immonde que
vous ayez déjà sentie. Un mélange
irrésistible de viande pourrie, de
vieilles chaussettes qui n’ont pas été
lavées depuis des semaines et l’odeur
âcre d’un égout à ciel ouvert ».»
Florence Beaugé, «L’ »eau sale », arme
antiémeute et punition collective à
Jérusalem-Est», LE MONDE | 29.07.2014.
[12] Dans un rapport de
l’ONU, rendu public mercredi 31 mai 2017
à l’occasion du 50e anniversaire de
l’occupation israélienne, David Carden,
directeur de l’OCHA (Bureau des Affaires
humanitaires des Nations unies, dans les
Territoires palestiniens) expertise que
les «politiques» et les «pratiques»
d’occupation appliquées depuis 50 ans
par Israël aux Territoires palestiniens
sont la principale raison des maux
humanitaires de leurs habitants: les
Palestiniens, écrit-il, sont
régulièrement confrontés «à la violence,
au déplacement, aux restrictions d’accès
à des services et des revenus ainsi qu’à
d’autres violations des droits, dont
l’impact est disproportionné pour les
plus vulnérables, notamment les
enfants ».
[13] Rien qu’en 2016,
en Cisjordanie, le nombre de
Palestiniens déplacés à cause de la
démolition de leur maison par Israël a
atteint un «record depuis 2009» avec
1 601 personnes déplacées dont 759
enfants». Record battu en 2017, où 1 215
Palestiniens ont été expulsés de leur
domicile -détruit par les autorités
israéliennes- en Cisjordanie et à
Jérusalem-Est.
[14] Non-lieu ici ne
renvoie pas au «non-lieu» juridique.
Illustration
In this Sept. 9,
1981, file photo., Israeli Defense
Minister Ariel Sharon, left, meets with
then Prime Minister Menachem Begin,
center, and former Foreign Minister
Yitzhak Shamir (AP Photo/Government
Press Office)
Reçu de René Naba pour publication
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