Actualité
Penser Dieu au XXIe siècle
Roger Naba'a
Crédit Photo : www.lebanoninapicture.com
Mardi 22 janvier 2019
Comment penser Dieu au XXIe siècle ?
Entretien
avec Roger Naba’a propos recueillis par
un groupe d’élèves des classes
terminales de l’International College
(IC) -Beyrouth I SEE, Année 1997- Maitre
d’oeuvre Rony Alpha.
-
Le fondamentalisme (qu’il soit
chrétien, juif ou musulman) c’est,
toujours et partout, l’invention du
mouvement avec de l’immobilité.
-
En Orient, la religion est
toujours le seul horizon de pensée,
le seul discours du Monde qui fasse
le Monde.
-
Il faut bien que quelque chose
meure dans l’Islam…. afin qu’il
puisse se réinventer, réinventant la
vie.
-
L’histoire n’est grosse de
rien d’autre que des finalités que
les hommes y investissent.
Q: Comment vivre
sans Dieu ?
A vrai dire
je ne sais pas. Personnellement j’essaie
de penser le contraire. Comment vivre
sans Dieu? Est-il possible à l’homme de
vivre sans Dieu?… Et me revient en
mémoire cette terrible vérité poétique,
énoncée par le plus grand poète
«métaphysicien» de la fin du XIXe/début
XXe siècle de l’Italie: « Dieu existe à
l’instant même où on le tue!»
De même que
me revient en mémoire cette autre
prophétie de Nietzsche, tout aussi
terrible que la précédente: «Dieu est
mort, et c’est le malheur de l’homme»,
toujours citée et reprise sous une forme
tronquée, puisque le «et c’est le
malheur de l’homme» a été très
symptomatiquement refoulé.
Il reste à
penser Dieu au XXIe siècle!
La question
est fort complexe et elle ne peut avoir
qu’une seule réponse, la même pour tous
ces Xxe siècles qui composeront le XXIe
siècle.
Disons, pour
schématiser à l’extrême, qu’il y au
moins deux XXe siècle: celui de
l’Occident, qui a symboliquement et donc
sociétalement «tué Dieu», et les XXe
siècles de tous les autres peuples et
civilisations pour qui la pensée de
Dieu, symboliquement et sociétalement
toujours-déjà-là, est fondamentalement
présente.
Or ce même
Occident qui a «sociétalement» tué Dieu,
a échoué à en extirper la figure de
l’univers des représentations des gens:
beaucoup d’Occidentaux sont croyants.
Mais qu’ils croient comme la grande
majorité au Dieu des religions
abrahamaniques, ou comme, les
«sectaires», à des dieux qui ressortent
à des symptômes maladifs, cette croyance
se vit et est vécue à titre individuel
quand bien même elle se pratique(rait)
dans des rituels de groupe, en ce que le
discours religieux n’est plus, pour
l’Occident, le discours du monde qui
fait le monde.
Car les
athées de ce même Occident se sont
avérés des croyants, mais pratiquant une
«théologie de la mort de Dieu», comme ce
fut le cas des Aüfklerer, ces
philosophes des Lumières européennes,
philosophes du Progrès et de la Raison,
voire du Progrès de la Raison dans
l’Humanité, ou pratiquant une «théologie
athée» comme ce fut le cas des
progressistes, socialistes, marxistes,
maoïstes, gauchistes, et autres istes
dans le sens de l’Histoire.
Comme vous le
voyez, si on met les choses religieuses
dans une perspective historique, rien
n’empêcherait de conclure que la pensée
de Dieu, sa présence «mondaine» serait
incontournable pour l’Homme, et que
l’Homme serait, également, un «animal
religieux».
Q: Mais
vous-même, comment pensez-vous Dieu ?
J’éprouve de
la gêne à y répondre, ici, à titre
personnel. Je dis bien «ici», parce
qu’en d’autre lieu j’y ai répondu.
«Ici», je me perçois/je suis perçu comme
professeur de philosophie, et il n’est
pas bon, il me semble, qu’un professeur
de philosophie assène «ses» vérités à
des élèves qui ne sont pas, Dieu merci,
ses disciples!
Q: Mais c’est
très précisément à titre personnel qu’on
voudrait vous interpeller.
Evidemment
que je ne crois pas en Dieu, pour
reprendre la formule consacrée. Mais je
dois bien croire à quelque chose, sinon,
eh bien c’est la mort, le suicide,
puisqu’il est établi, depuis Freud,
Nietzsche et quelques autres, qu’il est
impossible de vivre sans de la croyance.
Mais, dans le cas qui est le mien, je
«crois à…» qui ne devrait pas se
confondre avec «croire en…»; car ma
croyance ne s’inscrit dans aucune
théologie de la transcendance, même pas
dans une théologie de la mort de Dieu
comme le sont souvent les «religions»
qui se méconnaissent. Je suis, un peu,
dans la situation de Don Juan qui, à la
question de savoir s’il croyait,
répondait à Sganarelle par un «Laisse
tomber» définitif et sans appel.
Pour un peu
mieux cerner ce «lieu» où je suis et
d’où je vous parle de cette question de
la pensée de Dieu et de la croyance en
son existence, je comparerai cette
situation que j’occupe aux autres
figures de la croyance. Si la différence
d’avec les «croyances religieuses»
s’impose d’elle-même — à l’instar de Don
Juan je ne suis pas concerné par cette
question, ceci ne la réduit pas, pour
moi, à n’être qu’une question
inimportante.
Dès lors que
l’Homme, en tant que tel, est concerné
par cette question, elle me concerne.
Précisément parce que c’est une question
colossale, qui intéresse et concerne
l’Homme, cet être en souci de Dieu. Mais
je n’y suis pas concerné de la même
façon.
Alors que le
Dieu des religions contribue à définir
le croyant qui ne serait rien sans (son)
Dieu — En dehors de Dieu il n’est point
de Salut — personnellement je me définis
en homme et je définis l’homme autrement
que par la foi religieuse ou la pensée
de Dieu.
Et c’est bien
parce que Dieu, quelque soit ce Dieu,
contribue originellement et
originairement, pour la majorité des
hommes, à la définition même de l’Homme
qu’il faut respecter toutes les
religions, bien que je sois moi-même
athée. «L’homme est cet être qui porte
en lui l’idée d’infini», disait
Descartes. Et c’est vrai qu’il en est
ainsi.
Comme vous le
voyez, si je ne suis pas concerné par la
question de Dieu en tant que croyant,
cette question me concerne en tant
qu’homme. Mais elle me concerne d’une
manière «analytique» si je puis dire, en
ce que pour moi Dieu «existe» dans la
mesure où il «existe» dans et par — pour
ne pas dire «de par» la parole et le
discours de l’Homme. «Humainement»
parlant Dieu existe. Mais rien ne dit
qu’il existe hors de la parole de
l’Homme. Dont acte.
Parce que, à
la différence des «croyants athées»,
qui, eux, croient en quelque chose et
veulent l’établir en vérité, et en bon
kantien, je ne crois pas que la raison
humaine ait jamais les moyens de prouver
en la matière quoique ce soit. L’ayant
compris, K. Jaspers tirera
magistralement la conclusion de la leçon
kantienne: «La foi s’éprouve, mais ne se
prouve pas».
Q: Est-ce la
seule différence que vous établissez
entre vous et ceux que vous appelez les
«croyants athées»?
Ce qui me
sépare d’eux mérite d’être explicitée.
Après tout, c’est avec eux qu’il y a
risque de confusion. Comparons, si vous
voulez bien, les formes de nos
croyances. La leur s’inscrit dans une
perspective téléologique (ou
eschatologique), une perspective qui
postule que la fin de l’Histoire se doit
de «réaliser», à son terme, la vérité
même de l’Histoire.
L’Histoire
alors, forcément universelle, se confond
avec le procès de cette révélation
(Hegel), de cette réalisation (Marx) ou
de ce dévoilement (Heidegger). C’est
cette perspective téléologique qui,
réinscrivant leur croyance dans une
théologie de la transcendance,
l’investit de sacré; mais d’un sacré
dénié et méconnu parce que transfiguré,
qui fait retour pour s’écrire, après la
«mort de Dieu», dans des termes profanes
d’une théologie. Ainsi, le «croyant
athée» renoue-t-il avec une certaine
théologie de la transcendance, bien que
ce soit, ici, sous la forme d’une
Essence (d’une Idée) consubstantielle au
sens de l’Histoire.
Le Progrès,
la Raison, la Liberté, le Bonheur, la
Dictature du Prolétariat, bref tous ces
«paradis terrestres» doivent se
réaliser… puisqu’ils doivent se
réaliser. Pétition de principe que l’on
retrouve probablement aux fondations de
toutes les croyances de ce genre et qu’a
formulée remarquablement bien Hegel: «Ce
qui apparaît à la fin est toujours au
commencement.»
Ce qui aurait
dû prendre la place de Dieu c’est, en
principe, un lieu vide, éternellement
vacant, ayant valeur d’hébergement.
Mais, dès les origines, cette «place
vide» au lieu que de rester vide, a été
investi et occupé par un mythe
cosmopolite et universel, comme si,
l’homme moderne, face au vide auquel il
était confronté, a cherché à l’éviter
par une ruse de la raison; attitude de
fuite remarquablement décrite par Rilke
dans ces vers éclatants des Elégies de
Duino
«Et
soudain dans ce pénible nulle part,
Soudain la place indicible, où
l’insuffisance pure
Incompréhensiblement
Se transforme et bondit en cette
surabondance vide.
Où le compte aux postes nombreux
s’achève en l’absence de tout chiffre».
Tout en étant
«moderne» et que j’inscrive ma réflexion
dans la perspective de la «mort de
Dieu», j’essaie de maintenir la vacuité
du vide. Je ne crois donc pas que
l’histoire recèle un sens quelconque qui
doive se révéler, se manifester ou se
réaliser. Je pense que l’histoire n’est
porteuse en elle-même, de par elle-même,
d’aucune vérité transcendante, sacrée ou
profane que soit cette vérité.
L’histoire n’est grosse de rien d’autre
que des finalités que les hommes y
investissent. En ce sens je me sens très
proche de Nietzsche quand il affirme que
l’homme est un «animal perspectiviste»
en ce qu’il est une représentation
construisant le monde à partir de
lui-même.
Mais toute
représentation est fausse, précise
Nietzsche: «Toute croyance, toute
opinion est fausse, parce qu’il n’y a
pas de «monde vrai». Il n’y a donc
qu’une apparence perspectiviste dont
l’origine est en nous». Ce qui lui
faisait dire que la grandeur de l’homme
est d’avoir inventé la «fable, le mythe,
la métaphysique, la religion», et sa
misère d’y avoir cru. Le mythe peut mais
ne doit pas être cru.
Je pense que
c’est la certitude de la foi, que cette
foi soit une foi religieuse ou athée,
qui anime la croyance des croyants,
pendant que c’est la seule vertu du
possible qui anime la mienne. Et c’est
en cela, je pense, que réside la
différence fondamentalement métaphysique
qui me tient à l’écart de la foi, de
toute foi, à quelque ordre qu’elle
appartienne.
Quand les
croyants, athées ou religieux, postulent
que la réalité doit s’unir au possible
dans la nécessité (c’est çà, la
téléologie), moi, je pense que c’est
cette dernière, que c’est donc la
nécessité qui peut — et non, «doit» —
s’unir au possible dans la réalité. A
leur déterminisme mécaniste sûr de ses
prémisses causales et de son terme,
j’essaie de substituer un déterminisme
«chaotique», où il y place à
l’intervention de l’homme.
S’il est vrai
cependant que je pense que l’homme se
définit par un projet de liberté et de
raison, il demeure que ce projet est une
aventure, qui peut aboutir ou se casser
la gueule — «le possible vraiment, comme
l’écrit Kierkegaard, contient tous les
possibles, donc tous les égarements»
(Traité du désespoir).
Car l’idée de
projet, en reportant le possible dans la
réalité plutôt que dans la nécessité
oblige l’homme moderne du XXIe siècle à
se penser sans la transcendance: à se
familiariser avec l’idée que ce
monde-ci, celui où il vit, ne laisse
rien derrière lui ni au-delà, qu’il est
l’horizon total de son être et qu’il n’y
a pas d’autre domaine qui lui serait
transcendant. Cela n’empêche pas qu’il y
ait des dimensions, des profondeurs, qui
nous échappent ou nous échapperont
définitivement. S’il en est ainsi, ce
monde-ci est donc la seule source et le
seul contexte de toutes les normes
éthiques ou politiques.
Je ne pense
pas qu’il faille chercher la source des
valeurs morales ou sociales et de la
légitimité politique dans un au-delà
sacré, ou une transcendance historique.
Elle se retrouve dans les êtres humains,
hommes et femmes qui s’interrogent pour
les élaborer, elle se retrouve dans
cette vérité fondamentale mise en
lumière par Kant et qui fait de l’homme,
de tout homme toujours et partout, une
fin pour lui-même et les autres ses
semblables, et non un moyen. Mais
surtout il lui faut accepter que tout
cela qu’il élabore et conçoit, c’est
toujours et partout un homme fini qui
l’élabore et le conçoit dans un monde
lui-même fini. Là dessus il y a un
philosophe, peu connu hélas, Yirmiyahu
Yovel, qui a dit des choses essentielles
(Kant et la philosophie de l’Histoire;
Spinoza et autres hérétiques).
On aura
reconnu, peut-être, Spinoza, dans cette
leçon de l’immanence des fins ultimes de
l’homme, mais je ne suis pas sûr que les
hommes de l’Occident, ou ceux
d’ailleurs, pourront substituer à la
pensée transcendante de Dieu ou de
l’Histoire, la pensée d’une fin
immanente au monde d’ici-bas.
Q: Vous n’avez
jusqu’à présent parlé que de l’Occident.
Mais qu’en est-il de la pensée de Dieu
ailleurs, par exemple dans cet Orient
qui est le nôtre ?
Dans cet
Orient qui est le nôtre comme vous
dites, les choses se passent de manière
radicalement différente. La religion est
toujours le seul horizon de pensée;
c’est toujours le seul discours du monde
qui fasse le monde. Dès lors tout
«trouble» introduit dans la
configuration du religieux est un
trouble introduit dans la cohérence du
monde, son sens et sa représentation.
Ici, le phénomène religieux, la croyance
en Dieu est toujours un phénomène de
société.
L’athéisme
n’est pas, comme en Occident, un
«phénomène de masse», mais un phénomène
toujours individuel et individualisé. Et
c’est bien parce qu’il en est ainsi
qu’il n’est pas demandé aux gens de
penser individuellement Dieu.
C’est la
société, plus exactement la communauté
croyante, à travers ses représentants
légitimes, qui doit dire comment penser
Dieu. Ce que j’en dis là ne s’applique
pas particulièrement à l’extrémisme ou
au fondamentalisme, ni non plus à l’une
seulement des trois religions révélées
qui enveloppent cette région du monde,
mais bien aux trois, ainsi qu’à toutes
les «sociétés/communautés» du
Proche-Orient.
Q: Pourquoi
selon vous cet écart si grand entre
l’Occident et l’Orient?
Qu’est-ce qui a conduit l’Occident à
renoncer à Dieu, et nous pas ?
Pour
expliquer ces histoires différenciées,
je ne puis que m’aventurer sur des
terres inconnues. Ce que j’en dis relève
du principe d’intelligence de
l’histoire, plutôt qu’il n’en procède
d’un principe d’explication.
Je pense que
l’Occident, en Europe, à partir des
XIIe/XVe siècles, a connu et vécu
quelque chose que l’humanité avant lui
n’avait pas connu ou vécu. C’est la
première fois que dans l’histoire de
l’humanité, le discours du monde qui
fait le monde n’est plus comme naguère
le discours de la religion qui a perdu,
ontologiquement perdu pour toujours, sa
force performative.
Le discours
du monde de la modernité ne fait plus le
monde, il se contente de l’expliquer ou
de l’interpréter — (au grand dam de
Marx. Cf. sa «thèse sur Feuerbach»: La
philosophie n’a fait jusqu’à présent
qu’interpréter le monde alors qu’il
s’agit de le transformer).
Tout devait
changer et être bouleversé par cette
conversion dont devait sourdre et
s’induire ce qui deviendra la
«modernité». Tout: le rapport de l’homme
à Dieu, au Sacré à l’au-delà et à la
mort, son rapport à la vérité, à la
nature, au langage, à la politique, au
pouvoir et à la société, son rapport à
soi, à l’autre, à la famille, son
rapport au temps dans toutes ses
catégories confondues
(passé/présent/avenir), son rapport à
l’instant et à l’éternité, son rapport à
la nature…
C’est à cette
époque, d’ailleurs que devaient naître
les concepts fondateurs de la modernité:
l’individu et la société, l’humanisme,
le sujet et l’objet, l’objectivité et la
subjectivité, l’infini, l’universel et
l’universalité, l’économie, le marché,
le capitalisme, la nation et l’Etat, les
droits de l’homme et du citoyen, le
concept de peuple comme actant de
l’histoire, les syndicats et le
syndicalisme, le concept de parti
politique et de société civile…, et,
surtout le concept du sens de l’histoire
qui — faisant fond sur le concept d’une
Histoire universelle de l’humanité
postulé par Kant et les Aüfklerer —,
fonde tous les discours du monde qui ont
à expliquer le monde.
Car, c’est ce
concept qui aura permis à l’homme de la
modernité d’organiser la foule des
événements qui lui viennent du monde
physique, des mondes humains, des mondes
non-humains et des mondes d’ailleurs, et
de leur conférer un sens, en les
subsumant, précisément, sous l’Idée
d’une histoire universelle de
l’humanité.
C’est sur les
ruines du discours religieux, sur la
«catastrophe» de la mort de Dieu que
devaient s’édifier la trame de tous les
discours du monde qui expliquent le
monde de la modernité, et qui toutes
devaient se mettre en perspective, à
partir des Xve/XVIe siècles, selon les
termes de cette idée d’une histoire
universelle de la nature et de
l’humanité.
Les premiers
à se mettre en place, l’initiant, furent
les discours de l’Astronomie avec la
révolution copernicienne, de la Physique
mathématique avec Galilée, de la
Philosophie moderne avec Descartes, de
la Politique moderne avec Machiavel, des
sciences humaines avec la naissance de
la psychologie aux Xve/XVIe siècle. Le
reste devait suivre. C’est à tous ces
discours qu’échoit, dans le monde de la
modernité, le droit de dire le monde «en
vérité», vocation qui revenait, de
droit, au discours religieux.
Dieu est
boutée hors de l’Univers. Et dès lors
que Dieu est boutée hors du cosmos, les
enjeux de la vérité ne relèvent plus de
l’ordre du transcendant, que le discours
religieux devait refléter, traduire et
transmettre, mais de l’ordre de l’humain
qui le construit et le valide.
C’est cette
catastrophe — qui devait désenchanter le
monde aux dires de Max Weber — que n’ont
pas connu les peuples et les religions
de l’Orient, pour nous en tenir à eux,
ou, s’ils l’ont connue, ils ne l’ont pas
reconnue.
Vous
comprenez, pour revenir au début de
notre entretien, qu’on ne puisse pas
penser Dieu aux Xxe/XXIe siècles, selon
que l’univers de représentations du
monde de ceux qui le pensent s’inscrit
dans la catastrophe reconnue, mais
convertie par la modernité, ou dans une
catastrophe vécue mais toujours
méconnue.
Q: Et selon
vous, la situation qui correspond à
celle du Proche-Orient contemporain
serait du type catastrophe vécue mais
méconnue?
J’en ai bien
peur. Je pense qu’au Proche-Orient on
est confronté à la situation
traumatisante d’un «effondrement
méconnu».
Q: Qu’est-ce que
cela veut dire, effondrement méconnu ?
L’effondrement correspond à une «crise
des signes». Qu’il soit méconnu,
signifie qu’il relève de l’indicible, de
l’irreprésentable et dès lors du
méconnaissable (ou du non
reconnaissable); bien qu’éprouvée, cette
crise des signes demeure obstinément
invisible, car le reconnaître, menace
d’ébranler les fondations d’une Loi
fondamentale vécue comme sacrée; non
reconnue, cette crise s’établit comme
entité verbale mais sans lieu propre
dans la compréhension de la totalité de
ce qui se passe. Bref, on ne tient pas
compte de ce qui s’est passé et on
continue à fonctionner comme si ce qui
s’était passé ne discréditait pas
définitivement les croyances établies.
On continue d’agir en pensée comme si le
ciel, le soleil les éléments et les
hommes n’avaient pas changé d’ordre, de
mouvement et de puissance et ne sont pas
différents de ce qu’ils étaient
autrefois.
Q: Vous pourriez
vous expliquer un peu plus ?
Oui, vous
avez raison. Je vais réfléchir sur un
exemple. Soit le nationalisme arabe. Je
suis d’autant plus aise d’en parler que
j’ai été durant une vingtaine d’années,
bien que marxiste, un fervent militant
du nationalisme arabe; et ce que je vous
en dis là est une pensée «d’après-coup»,
une pensée d’après l’échec, d’après
l’effondrement en catastrophe de son
univers de discours et du système de
représentations et de perception qui lui
correspondait, quand la pensée fait
retour sur l’échec pour chercher à en
comprendre le sens. Car on peut fuir ce
retour de la pensée réflexive et réagir
comme si l’on pouvait en faire
l’économie. Mais même si on réussissait
à éviter de se poser les questions
gênantes que pose cet échec, eh bien ce
serait un effondrement vécu mais
méconnu. C’est un effondrement qui
serait, en termes de psychanalyse,
refoulé je l’espère, occulté je le
crains.
Pour en
revenir au nationalisme arabe. Ce fut un
phénomène de pensée qui a enveloppé la
vie politique, culturelle, historique…
de ces cinquante dernières années.
Tout le monde
y a cru, ses ennemis qui le craignaient
ainsi que ses partisans qui le
créditaient d’une valeur absolue; et
pourtant c’est un concept mythique, un
fantasme de concept. Or, après-coup, ce
qui m’a paru suspect, c’est d’abord sa
date de naissance.
Car après
tout, la naissance du nationalisme arabe
a correspondu, historiquement, avec ce
que l’on appelle la «chute» de l’empire
ottoman, sa «balkanisation», son
«démembrement»… bref son effondrement en
catastrophe.
Mais ce qu’à
l’époque de mon militantisme je n’avais
pas compris, c’est que l’effondrement de
l’empire ottoman en cachait un autre et
le voilait, puisque s’y effondrait
également quelque chose de la pensée
religieuse de l’Islam qui portait cet
empire, le supportait, le fondait et le
légitimait aussi bien sur le plan
social, politique, culturel, imaginaire,
économique, anthropologique et, surtout,
symbolique. La naissance du nationalisme
arabe est venu, très précisément,
recouvrir l’effondrement recèle de la
pensée islamique, pour l’oblitérer.
D’ailleurs si
l’on s’interrogeait sur le sens de ce
phénomène, on pourrait se rendre compte
que c’est un signe flou, au ventre mou,
un signifiant sans signifié, ou plus
exactement, que le signifié qui lui
correspond se déclinant, connotativement,
sur fond de pensée islamique, n’a
correspondu à nul référent dans la
mémoire de ces lieux, à nul référent
dans la réalité historique des peuples
de la région.
C’est en ce
sens que la nationalisme arabe a
fonctionné comme entité verbale mais
sans lieu propre dans la compréhension
de la totalité de ce qui se passe.
Interrogez tous les slogans, tous les
mots d’ordre, tous les postulats et les
axiomes du nationalisme arabe vous
retrouverez, comme des objets perdus,
les mêmes «lieux de vérité», les mêmes
topoï aurait dit Aristote, que ceux de
la pensée islamique.
On y
retrouve, mais comme objet non reconnu,
l’unité de la oumma islamiyya, sa
mémoire, son imaginaire… mais
transcrites dans les termes profanes de
l’unité (postulée) du peuple arabe. Or,
rien ne dit que les «masses arabes»,
quand elles vibraient aux slogans de
l’arabisme, n’y vibraient pas parce
qu’elles se reconnaissaient dans le
dénotatif du discours du nationalisme,
plutôt que, comme je le pense
maintenant, dans les échos islamiques
que le discours du nationalisme arabe
recelaient et auxquels il renvoyait
connotativement.
C’est
d’ailleurs cela qui a rendu le
nationalisme arabe «acceptable» aux yeux
des intellectuels et des masses arabes,
et qui expliquerait le pourquoi de son
«efficacité» (sic). Rétrospectivement on
ne peut s’empêcher de remarquer que le
nationalisme arabe n’a fait que
reprendre à l’Islam, rétroactivement, la
totalité de son legs, et qu’il l’a
repris tel quel.
Quant à moi,
je pense que le nationalisme arabe a
permis aux gens d’ici d’occulter, de
refouler l’effondrement de l’empire
ottoman, certes, mais, surtout,
d’occulter le sens recèle de celui de
l’Islam.
Et j’ai bien
peur que ce ne soit un effondrement à
répétition qui a donné à s’illustrer
dans l’histoire contemporaine du «Monde
arabe» (sic) — de la naqba de 1948, à la
naksa de l’expédition de Suez en 1956, à
la hazima de 1967, à l’effondrement de
l’unité syro-égyptienne, à la mascarade
de la victoire de la Guerre d’octobre de
1973, à la l’invasion du Liban en 1982,
suite de catastrophes qui s’est conclue,
tout naturellement, par un retour à
l’Islam, radical ou pas, comme si de
rien n’était dans la mémoire de ces
lieux.
Q: Quelles
conséquences cela a-t-il, pour les gens
d’ici? Comment pourront-ils «penser
Dieu» aux XXe/XXIe siècles ?
Une
rétraction de celui qui est saisi par la
peur devant les menaces de destruction
de cette Loi de l’identité et de la
reconnaissance; un rapport au réel qui
se tisse selon un palimpseste
indéchiffrablement oblitéré, mais
subsumé en définitive par de
l’imaginaire sur lequel s’écrit et
s’efface l’histoire; et, sur le plan
religieux ou de la foi, on assiste à
l’émergence d’une espèce d’hortogolossie
qui donne «la prééminence au dit sur la
pensée», à l’absolue nécessité de passer
par tous les détours obligatoires du
dit, à une ritualisation de la pensée et
de la foi… toutes choses qui
caractérisent la pensée fondamentaliste
(Cf. Les Talibans, le GIA en Algérie
ainsi que les autres radicalismes)… Bref
on n’ose plus réinventer ce que pourrait
être la vie.
Q: Est-ce à dire
qu’on doive renoncer à l’Islam?
Les choses
m’apparaissent plus complexes que cette
formulation abrupte. L’exemple de
l’Europe et de l’Occident, où le retour
du religieux et le renouveau du
christianisme sont manifestes,
m’inciterait à plus de prudence.
Il ne s’agit
pas de renoncer à l’Islam (ou à sa
religion). Je ne prêche pas l’athéisme,
je n’y crois pas. Mais, il me semble
évident, de par ailleurs, que la parole
du poète est vraie. «Rien n’est que par
la mort», affirme Bonnefoy dans
L’Improbable.
Et il faut
bien que quelque chose meure dans
l’Islam (pour réduire celui-ci à un
exemple et cet exemple à un repère
symbolique) afin qu’il puisse se
réinventer, réinventant la vie… Car il
me semble, qu’un des paradoxes de la
répétition du même réside dans le fait
que pour cesser d’être une répétition il
faut qu’elle soit reconnue comme telle,
c’est alors que quelque chose de nouveau
peut naître.
Q: Sinon? …
Sinon… Je ne
sais pas ! Si les choses me paraissent
si sombres, c’est parce qu’il me semble
que l’Islam (encore une fois pour
réduire celui-ci à un exemple et cet
exemple à un repère symbolique), il me
semble donc que l’Islam est plongé dans
une problématique de l’impuissance: il y
a comme le sentiment qu’il lui est
impossible d’agir sur son destin…
C’est une
authentique crise culturelle, mais une
crise où les moyens intellectuels de se
la représenter font défaut. Et surtout
de se la représenter d’une manière
positive. C’est cette incapacité à
trouver les concepts nouveaux permettant
d’appréhender la crise qui est tragique.
Elle est intimement liée, je pense, à la
méconnaissance qui frappe l’effondrement
vécu et méconnu…ainsi qu’au fait que du
nouveau n’ait pas émergé!
… Et demeure
au fond de cette démarche passéiste, le
refus de reconnaître la catastrophe qui
nous est advenue. Le fondamentalisme
c’est bien cela. Je ne pense pas qu’il
faille l’expliquer par la psychologie,
même comprise comme psychologie de
masse.
Car, par delà
l’appréciation morale qu’on peut y
porter, le fondamentalisme c’est une
tentative désespérée d’oblitérer la
nouveauté du présent, dès lors que
celui-ci se doit de retrouver le passé
prophétique — comme l’on «retrouve un
objet perdu», pour coïncider avec lui.
Au fond, le
fondamentalisme (qu’il soit chrétien,
juif ou musulman) c’est, toujours et
partout, l’invention du mouvement avec
de l’immobilité.
L’avenir
n’est plein que du passé, et le temps,
un moyen pour remonter vers le passé
perdu de la «promesse».
Illustration
Photo taken
at night from a high point in Kfour
Kesrwan, in the picture you can see
Kfour, Jounieh, Harissa Mountain,
Jounieh Bay, etc.
http://www.lebanoninapicture.com/pictures/view-of-city-lights-from-top
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