Russie
Pourquoi la Crimée est-elle si chère
au cœur de la Russie ?
Réseau Voltaire
Jeudi 3 avril 2014
Pour la Russie, la Crimée n’est pas une
terre étrangère qu’une humeur
primesautière a poussé à solliciter son
rattachement au territoire de son
voisin. Elle est un chapitre essentiel
de son histoire, sans lequel la Russie
d’aujourd’hui n’existerait pas. Dans un
style très hagiographique, la Revue
Orientale éclaire ses lecteurs sur
les liens organiques qui les unissent
l’une à l’autre.
Le 18 mars 2014, le Président Vladimir
Poutine a prononcé un discours
historique saluant la réunification de
la Crimée et de la Russie. Beaucoup ont
été abasourdis par les résultats du
référendum qui s’était tenu deux jours
plus tôt, dans le respect des règles
démocratiques et des principes du droit
international : 82 % des électeurs ont
participé au scrutin, et presque 97 %
d’entre eux se sont prononcés en faveur
de la réunification avec la Russie. Ces
résultats sont si étonnants que
beaucoup, en Occident, se refusent à
croire que les habitants de la Crimée
aient pu à ce point, du plus profond de
leur être, aspirer à retourner dans le
giron de leur mère patrie. Il faut bien
reconnaître qu’un pareil enthousiasme
populaire peut paraître irrationnel,
voire même artificiel, à quiconque
ignore l’histoire héroïque de cette
terre si copieusement arrosée de sang
russe.
Icône
commémorant le baptême du Grand Prince
de Kiev,
Vladimir Sviatolavitch (Saint Vladimir)
à Chersonèse, en Crimée,
en l’an 988 de notre ère.
On ne peut pas comprendre pourquoi
ils ont fait ce choix si on ne considère
pas d’abord, avec l’attention qui
convient, le rapport profond que la
Crimée a toujours entretenu avec la
Russie, et réciproquement. En Crimée, où
que l’on pose son regard, à quelqu’objet
que l’on s’intéresse, on sent vibrer
cette histoire commune et cette fierté
partagée. C’est ici qu’a été fondée
Chersonèse la Taurique, la cité de la
Grèce antique où Saint Vladimir, le
Grand Prince de Kiev, fut baptisé en
l’an 988 de notre ère. Il est difficile
de trouver les mots pour dire à quel
point cette région illustre est chère au
cœur de la Russie. Le peuplement de la
péninsule de Crimée remonte à
l’antiquité, environ 500 ans avant la
naissance du Christ, avec l’implantation
d’une colonie grecque. On retrouve là la
trace des pas de Saint André, l’un des
premiers disciples de Jésus-Christ,
connu comme « l’apôtre des rives du sud,
du nord et de l’est de la Mer Noire ».
La Crimée est le lieu où Saint Clément,
le disciple de l’apôtre Pierre, fût
sacrifié et versa son sang au nom du
Christ, consacrant ainsi la Rus’
chrétienne qui s’apprêtait à voir le
jour. C’est ici que les apôtres des
Slaves, Saint Cyrille et Saint Méthode
ont prêché l’Évangile. La conversion au
christianisme et le baptême du Prince
Vladimir dans la ville de Chersonèse ont
ouvert la voie au développement de la
civilisation russe, offrant ainsi une
contribution inestimable à la culture
universelle et à l’histoire de
l’humanité.
Au cours du dixième siècle, les
princes russes ont fondé, sur les rives
de la Mer Noire et de la Mer d’Azov, la
Principauté de Tmoutarakan. Cette
principauté s’étendait sur le littoral
de la Crimée, sur la péninsule de
Kertch, et englobait Kortchev,
aujourd’hui appelée du même nom que la
péninsule (Kertch). C’est à cette époque
charnière de l’histoire que les slaves
de la Rus’ de Kiev se sont peu à peu
implantés dans toute la Crimée. Les
villes où prédominait la population
d’origine slave étaient : Staryï Krym
(littéralement : la vieille Crimée),
Soudak, Mangoup et Chérsonèse.
Tmoutarakan, située sur la péninsule
de Taman, en face de Kertch, était au
carrefour de presque toutes les routes
commerciales qui sillonnaient la steppe
et les océans. La ville est rapidement
devenue le second port le plus important
au monde, après Constantinople. Mstislav,
le fils du Grand Prince Vladimir, a
régné sur la principauté de 1024 à 1036
et en a élargi et consolidé les
frontières. Ce qui restait du Royaume du
Bosphore (passé de Byzance à Rome, puis
restauré par Byzance avant d’être défait
militairement par la Rus’ de Kiev) fut
intégré dans la Principauté de
Tmoutarakan à la fin du dixième siècle.
On relèvera une trace de cet événement
beaucoup plus tard, avec la découverte,
sur la péninsule de Taman, d’une plaque
de marbre gravée en l’an 1068, portant
cette inscription :
« En l’été de l’an 6576
[depuis la création du monde,
c’est-à-dire en 1068-note O.R.]
le Prince Gleb a mesuré 14 000
brasses [environ 28 kms-O.R.]
en parcourant la mer glacée de
Tmoutarakan à Kortchev. »
Vers la fin du onzième siècle, les
incursions répétées du peuple Couman
dans la Rus’ de Kiev isolèrent
pratiquement Tmoutarakan des autres
terres russes. La principauté finit par
perdre son indépendance en 1094 et passa
sous le contrôle des Coumans, puis de
Byzance, de la Horde d’Or, de Gènes et
de la Turquie.
Catherine
II de Russie
À la fin du dix-huitième siècle, la
Grande Impératrice Catherine II
s’employa avec succès à ramener la
Crimée dans le giron de la Russie. C’est
la restauration de la souveraineté de
l’Empire russe sur cette terre qui a
permis de sauver de l’oubli les ruines
de Chersonèse, icône sacrée de
l’histoire de la Russie. L’histoire
retiendra également que l’impératrice
Catherine II a fondé la base navale de
Sébastopol, dans le port d’Akhtiar
(aujourd’hui appelé « la Baie de
Sébastopol »), avec le concours gracieux
du Prince Grigori Potemkine. Raconter
l’histoire de Sébastopol, c’est raconter
l’histoire prodigieuse de la vaillante
armée russe et de ses soldats
exemplaires.
Sébastopol, Balaklava, Kertch, le
mont Malakhov et la ligne d’arrêt du
mont Sapoun sont autant de jalons qui
témoignent des exploits glorieux, de la
vaillance et de la valeur authentique
des soldats russes. Dans chacun de ces
lieux, la terre est gorgée du sang des
soldats qui ont combattu bravement pour
défendre un avenir de paix et de
sécurité. En Russie comme en Crimée, les
349 jours de combats héroïques pour la
défense de Sébastopol, pendant la guerre
de Crimée (1853-1854) seront commémorés
jusqu’à la fin des temps et resteront à
jamais gravés dans l’histoire de ces
deux pays et de ces deux peuples frères,
comme le seront les 250 jours de
résistance acharnée au siège de la ville
en 1941-1942, pendant la Seconde Guerre
mondiale.
Les armées coalisées de la
Grande-Bretagne, de la France, de la
Turquie et du Royaume de Sardaigne, ont
envahi la péninsule de Crimée en 1854.
Sébastopol, qui n’avait eu jusqu’alors à
affronter que des assauts venant de la
mer, s’est retrouvée assiégée le 13
septembre de cette même année. C’est
sous le feu d’un ennemi très supérieur
en nombre et en armement que des
fortifications ont été construites et
des batteries de canons mises en place.
Le commandant de la Flotte de la Mer
Noire, l’amiral Vladimir Kornilov, a
pris, avec son second, le vice-amiral
Pavel Nakhimov, la direction de la
défense de la ville. Cinq navires de
guerre ont été coulés à l’entrée du port
pour empêcher l’ennemi d’accéder au port
de Sébastopol. Les équipages des
bâtiments de la flotte sont allés
renforcer les troupes qui défendaient la
ville, avec leurs pièces d’artillerie.
La ténacité et la ferveur patriotique
des soldats, des marins et des habitants
de la cité ont époustouflé le monde. Le
5 octobre, les envahisseurs ont
déclenché le premier bombardement de
Sébastopol, sans causer beaucoup de
pertes parmi les défenseurs.
Malheureusement, l’amiral Kornilov fut
mortellement blessé. Le théâtre
principal des opérations se déplaça
alors sur le mont Malakhov. Le 28 mars
1855, les envahisseurs lancèrent un
deuxième assaut. Au prix de lourdes
pertes, ils réussirent à bousculer les
positions russes. Les deux assauts
suivants eurent le même résultat que les
deux précédents mais le vice-amiral
Nakhimov fut tué le 28 juin au cours
d’un échange de tirs d’artillerie. Le
général français Jean-Jacques Pélissier,
qui commandait la coalition ennemie,
avait reçu, de l’empereur Napoléon III,
l’ordre de prendre la forteresse quel
qu’en soit le coût pour ses troupes.
Après la cinquième et tout aussi
infructueuse offensive, les forces
coalisées se préparèrent à porter un
coup décisif aux fortifications russes à
moitié détruites. Le sixième et denier
assaut fut lancé le 27 août. Le barrage
d’artillerie des assaillants concentrait
le feu de huit divisions françaises,
cinq divisions britanniques, et une
brigade sarde, mobilisant au total
60 000 combattants. Face à eux, pour les
combattre, les 40 000 hommes des forces
russes avaient, pour la plupart, été
redéployés sur la dernière ligne de
défense. L’issue de la bataille resta
longtemps incertaine, souriant tantôt à
l’un, tantôt à l’autre camp. Les
Français réussirent à prendre le mont
Malakhov. Obéissant à l’ordre de leur
commandant en chef, le général Mikhaïl
Gorchakov, les défenseurs se replièrent
sur le flan sud de Sébastopol, après
avoir fait exploser les soutes à
munitions et coulé les bateaux qui
étaient restés à flot. L’échec de toutes
ces tentatives des coalisés pour faire
plier Sébastopol avait des allures de
défaite, et finit par ébranler la
détermination et les capacités
offensives des envahisseurs. Le camp
adverse dut se résoudre à accepter des
négociations de paix dont les conditions
étaient très différentes de celles
escomptées au début de la guerre. Une
fois encore, la défense de Sébastopol,
page la plus admirable de l’histoire de
la Guerre de Crimée, avait démontré la
force d’âme, le courage et la fermeté
des soldats russes, et leur capacité à
combattre en étant assiégés dans les
pires conditions, alors que la bataille
paraissait sans issue.
87 années plus tard, la ville allait
devoir affronter un nouveau siège,
écrire une nouvelle page de son épique
défense, et faire encore une fois la
démonstration de sa détermination
inébranlable à faire face à l’adversité.
Les troupes nazies envahirent la Crimée,
le 20 octobre 1941. Dix jours plus tard,
ils étaient déjà aux abords de
Sébastopol. La ville ne s’était pas
préparée à affronter une attaque
terrestre. Néanmoins, quand les armées
allemandes et roumaines tentèrent de
faire tomber la ville au premier assaut,
elles échouèrent. La défense acharnée de
la ville s’engagea alors. Des
fortifications terrestres furent
édifiées alors même que la bataille
faisait rage, et que l’acheminement des
renforts en hommes et en matériels,
ainsi que l’évacuation des blessés et de
la population civile ne pouvait se faire
que par la mer, sous le feu des raids
aériens de l’ennemi. Le 4 novembre, les
troupes soviétiques opérèrent un
regroupement à l’intérieur du périmètre
de défense de la ville. Le 11 novembre,
les forces ennemies, dont la puissance
de feu et les effectifs combattants
étaient nettement supérieurs,
déclenchèrent une nouvelle offensive.
Après avoir affronté de durs combats et
essuyé de lourdes pertes, les Allemands
interrompirent leur attaque frontale le
21 novembre et entreprirent le siège de
la ville. C’est avec l’appui des blindés
que fut lancée le 17 décembre une
nouvelle offensive de l’ennemi, très
supérieur en nombre, mobilisant sept
divisions d’infanterie allemandes et
deux brigades roumaines. Les attaques
furent repoussées avec l’appui des tirs
d’artillerie de la Marine russe. Les
velléités de l’ennemi à entreprendre de
nouvelles incursions furent stoppées net
par le débarquement des troupes russes à
Kertch et à Feodosia. Obligeant les
Allemands à détourner sur Feodosia la
onzième armée de la Wehrmacht qui
assiégeait la ville sous le commandement
du général Erich von Manstein, les
bataillons des forces régionales qui
assuraient la défense de Sébastopol
lancèrent une offensive d’envergure
limitée. En mars 1942, ils étaient
parvenus à consolider leurs positions.
La Défense
de Sébastopol (1942), tableau
d’Alexander Deyneka
À partir du 27 mai, Sébastopol essuya
un feu roulant de tirs d’artillerie et
d’attaques aériennes. Au matin du 7
juin, l’ennemi lança une attaque
dévastatrice contre l’ensemble des
forces du périmètre de défense de la
ville. Après une bataille impitoyable,
les troupes russes évacuèrent le mont
Malakhov le 30 juin. La résistance se
poursuivit néanmoins dans la ville
dévastée. Les combats se prolongèrent
jusqu’au 4 juillet, et même, dans
certains secteurs, jusqu’au 9 juillet.
La plupart des défenseurs de la ville
furent tués ou faits prisonniers. Seuls
quelques uns d’entre eux parvinrent à
trouver refuge dans les montagnes et à
rejoindre les partisans. Les 250 jours
de combats pour la défense de
Sébastopol, nonobstant leur fin
tragique, ont donné à voir au monde
entier l’abnégation exemplaire dont les
marins et les soldats russes étaient
capables.
Dans les cœurs et dans les esprits,
la Crimée a, de tout temps, fait corps
avec la Russie. Cette conviction, étayée
par la soif de vérité et de justice, est
toujours restée inébranlable. Elle s’est
transmise de génération en génération,
sans que le temps ni les circonstances
ne puissent l’altérer. Même les
bouleversements spectaculaires que la
Russie a connus au vingtième siècle
n’ont pu entamer cette certitude. Nul ne
pouvait imaginer que l’Ukraine et la
Russie puissent, un jour, devenir des
États différents. Mais l’Union
soviétique s’est effondrée. Tout s’est
déroulé si rapidement que très peu, à
l’époque, ont pris la mesure des
évènements tragiques qui se sont
enchaînés, et des conséquences qui
allaient s’en suivre. Et quand, du jour
au lendemain, la terre de Crimée est
devenue le bien d’un autre pays, la
Russie ne s’est pas seulement sentie
flouée, elle s’est sentie dépouillée.
Des millions de Russes se sont couchés
dans un pays et se sont réveillés dans
un autre, transformés en un tournemain
en groupes minoritaires à l’intérieur
des républiques soviétiques qui
existaient jusque là. C’est ainsi que la
Russie est devenue une des nations les
plus disloquées du monde, voire même la
plus grande de toutes. Le peuple, lui,
ne s’est jamais accommodé de cette
injustice historique flagrante. Durant
toutes ces années, nombre de citoyens et
de personnalités en vue ont soulevé
cette question, encore et encore,
proclamant que la Russie était née sur
la terre de Crimée et que Sébastopol
était une ville authentiquement russe.
Tout au long de ces vingt trois
dernières années, la Crimée a préservé
son âme russe. Chacun de ses habitants a
appelé de ses vœux, ardemment, sans
jamais renoncer, le retour de la
péninsule au sein de la Russie. Et
maintenant, c’est arrivé, pour la joie
tant attendue de tous, dans la liesse
générale et les larmes de bonheur,
réparant l’injustice d’autrefois.
Liesse
populaire en Crimée, après la
réunification avec la Russie,
le 18 mars 2014
Traduction
Gérard Jeannesson
Source
Oriental Review
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