Madaniya
Liban : Beyrouth, le Vietnam d’Israël
René Naba
Lundi 13 avril 2015
La mère de toutes les villes du
récit de la résistance arabe. L’auteur
dédie ce papier à la génération de la
relève du Liban et du Monde arabe afin
qu’elle échappe aux travestissements des
faits, qu’elle prenne l’exacte mesure du
nanisme politique de ses dirigeants……..
à titre de contribution à sa pédagogie
politique, en guise de dette d’honneur
de l’auteur envers son pays d’origine en
ce que le Liban, en ces temps de
sectarisme, est l’unique pays au Monde
où chrétiens et musulmans, sunnites et
chiites se partagent le pouvoir.
Papier remis en ligne le 13 avril 2015 à
l’occasion du 40 me anniversaire du
déclenchement de la guerre civile
libanaise.
Beyrouth, 40 ans après
40 ans se sont écoulés depuis la
sinistre fusillade d’Aïn Al Remmaneh,
dans la banlieue sud-est de Beyrouth, et
depuis lors beaucoup d’eau a coulé sous
combien de ponts brisés. Quarante ans
plus tard, alors que les Libanais
émergent titubant d’une longue nuit de
sang et de fureurs, leur pays, à l’ombre
de l’accord de Taëf (1989), acte
fondateur d’un Liban normalisé, a abordé
le XXI siècle en lente convalescence
miraculeusement rescapé de quatorze ans
d’une guerre sans répit ni merci,
accablé par la surcharge de neuf ans
d’une gestion erratique menée sous le
premier mandat de la deuxième République
Libanaise (1990-1998).
Dans la mémoire collective de la nation
défile, en surimpression, la trajectoire
des principaux protagonistes d’un drame
qui a tourné à l’hécatombe, décimant
deux classes d’âge -la génération de la
relève-, mutilant physiquement et
psychiquement le tiers de la population
active de ce pays de trois millions
d’habitants jadis à l’avant-garde
aujourd’hui à l’arrière ban de la
constellation des États du Moyen-Orient.
Répertorié dans l’histoire comme la
première guerre civile urbaine de
l’époque contemporaine, précurseur des
guerres modernes d’épuration ethnique,
ce drame, par son ampleur, fera l’objet
d’un enseignement dans les académies
militaires. Piètre consolation pour un
pays en état d’apnée à la recherche de
son âme au moment où le Moyen-Orient
s’engouffre dans une frénétique
confusion vers une problématique
pacification diplomatique sous les
fourches caudines d’Israël et des
États-Unis.
Chefs de guerre, grands ou petits, fiers
ou crapuleux, qui pendant vingt ans ont
sillonné le pays, parfois d’une manière
sanglante, que sont-ils devenus ?
Héritiers politiques des pères de
l’Indépendance, Bachir Gemayel, Tony
Frangieh, Dany Chamoun, chefs
charismatiques de l’équipée chrétienne,
ont été tués dans leurs propres fiefs
par leurs propres frères d’armes alors
qu’ils rêvaient de passer à la postérité
en tant que bâtisseurs d’un état fort et
souverain, havre de la chrétienté
d’Orient, tandis que le chef de file des
chrétiens modérés, Raymond Eddé, était
forcé à l’exil sous la pression de la
traque phalangiste et des artilleurs
syriens lancés à ses trousses.
Leurs vis à vis de l’hétéroclite
coalition palestino progressiste ont
connu un sort quasi-identique. Premier
dans l’ordre des trépassés, le chef
druze du camp progressiste libanais,
Kamal Joumblatt, a été lui aussi
assassiné le 16 mars 1977 dans son
propre fief. Pourfendeurs du défaitisme
arabe, principaux animateurs de la lutte
armée et la révolte palestinienne en
Cisjordanie et à Gaza, Abou Jihad
(Khalil Al Wazir), responsable militaire
de la guérilla palestinienne, et Abou
Iyad (Salah Khalaf), chef du
renseignement, ont péri eux aussi de
mort violente. Symboliquement, comme
pour signifier l’échec de leur projet,
dans l’un des endroits les plus éloignés
de la Palestine, en Tunisie, leur
troisième lieu d’exil après la Jordanie
et le Liban, pays réputé davantage pour
son mercantilisme que pour son
militantisme.
Le militaire Abou Djihad par un commando
israélien, le second Abou Iyad, suprême
infamie pour cet homme du renseignement,
par des membres de sa propre garde.
La coalition, elle, a volé en éclats.
Son chef Yasser Arafat qui rêvait de
transformer radicalement le Monde arabe,
galvanisé par le mot d’ordre d’une «
Révolution jusqu’à la victoire », a fait
l’objet d’un confinement jusqu’à sa
mort, et, l’autorité de son successeur
est âprement contestée par ses anciens
partisans happés par la tentation
intégriste, sous la tutelle sourcilleuse
de ses deux parrains l’Egypte et Israël.
Jamais personne n’avait imaginé qu’une
telle détonation allait engendrer
pareille conflagration. Nul ne s’était
jamais hasardé à prédire un cataclysme
si interminablement dévastateur.
Ce jour-là, pourtant, Beyrouth se
berçait sous un dimanche ensoleillé du
printemps méditerranéen, vaquant à la
célébration rituelle de la « Fête des
Rameaux ». Alors que le président
libanais Soleimane Frangieh était
hospitalisé d’urgence pour une
intervention chirurgicale, 27 passagers
d’un car palestinien étaient fauchés par
la mitraille dans le quartier chrétien
d’Aïn Al Remmaneh, à la lisière des
agglomérations populeuses de Beyrouth.
La fusillade, sombre présage, éclate
dans la quinzaine qui voit la chute de
Pnom Penh et de Saigon, les deux
bastions américains en Asie dans la
lutte contre le communisme international
à l’apogée de la guerre froide
soviéto-américaine. C’était le 13 avril
1975, date généralement retenue pour le
début d’une guerre qui va saper les
fondements du Liban, briser sa cohésion
nationale et la cohabitation libano
palestinienne, rompre la solidarité
arabe et enrichir de surcroît le
martyrologe contemporain de certains de
ses plus dramatiques épisodes. Qu’on en
juge.
Le lendemain de cette fusillade,
Beyrouth tant vantée alors pour sa
convivialité inter communautaire se
crispe et se tétanise avant de basculer
dans la guerre civile. Les objectifs
initiaux de la guerre vont vite être
dépassés et les rivalités
interconfessionnelles vont s’enchevêtrer
avec les enjeux stratégiques des
puissances régionales -Arabie saoudite,
Égypte, Israël, Syrie, Irak, Iran et
Libye-, et de leurs parrains respectifs
-les États-Unis et l’Union Soviétique-
pour transformer ce paisible pays en un
polygone de tir permanent de la
technologie militaire de l’après
Vietnam.
La route internationale Beyrouth Damas,
veine jugulaire de la métropole
libanaise vers l’hinterland arabo
musulman, devient la ligne de
démarcation de deux univers qui ne
cesseront dès lors de graviter dans des
orbites différents.
À l’arrière plan des pourparlers de paix
égypto israéliens, sur fond de conflit
irako iranien, les protagonistes se
rejetteront mutuellement la
responsabilité d’un conflit aux
multiples rebondissements. Ils feront
flamber dans une sorte de Potlatch, le
rituel d’ostentation et
d’autodestruction dans les sociétés
primitives, le Saint-Georges et le
Phoenicia, joyaux de l’industrie
hôtelière de l’Orient. Pour alimenter
leur trésor de guerre, ils pilleront la
« British Bank of Middle East » et les
autres établissements de la célèbre «
Rue des banques ».
Telle une sarabande mortifère, La
Quarantaine, Damour, Tall El Zaatar en
1976, puis Sabra et Chatila en 1982
passeront dans l’histoire comme de
sanglantes illustrations de la déraison
humaine. La Kalachnikov, le fusil
d’assaut soviétique symbole des luttes
de libération du tiers-monde et son
équivalent américain, le M16, seront
vite déclassés au profit des batteries
de D.C.A. transformées en mitrailleuses
à tirs rapides. Elles-mêmes seront
supplantées par les missiles sol-sol
français Crotale et soviétique GRAD,
puis par les bombes à implosion lâchées
lors du siège de Beyrouth en juin 1982
par les Israéliens à la poursuite des
dirigeants palestiniens. Le point
d’orgue sera atteint en 1983-1984 par la
terrifiante artillerie de marine du
destroyer américain « New Jersey
» rescapé de la 2me guerre mondiale et
remis en service pour la circonstance.
En février 1984, neuf ans après la
fusillade de Beyrouth, la plus
importante armada de l’après-guerre
était déployée aux larges des côtes
libanaises. S’y côtoyaient à quelques
encablures, la flotte soviétique dont
les alliés syriens s’opposaient à la
constitution d’un axe proaméricain Le
Caire Tel-Aviv Beyrouth, et la marine de
guerre de quatre pays de l’Otan
(États-Unis, France, Grande Bretagne,
Italie), accourus deux ans plus tôt sous
la bannière de la Force Multinationale
occidentale pour assurer l’évacuation
des combattants palestiniens retranchés
dans Beyrouth assiégée.
Derniers arrivés, les Occidentaux
partiront les premiers sous le coup de
boutoir d’une mystérieuse organisation à
l’efficacité redoutable, le Jihad
islamique. Les uns, les États-Unis, sans
délai, les autres, les Français, sans
précipitation, laissant en 18 mois près
de 300 victimes tués dans des attentats
à Beyrouth contre les quartiers généraux
américains et français. Les Israéliens,
sollicités dès 1976 par le camp
chrétien, prennent pied au sud Liban en
1978 avant de pousser aux portes de
Beyrouth quatre ans plus tard, en 1982.
Au printemps 1985, opérant une retraite
sans gloire sans avoir rempli leurs
objectifs initiaux, ils dénombreront
près de 600 tués et 3.000 blessés dans
ce que l’un des leurs qualifiera de «
Guerre des dupes ». Les Palestiniens,
auparavant, avaient perdu leur
sanctuaire libanais où ils étaient
implantés militairement depuis 14 ans.
Génération orpheline d’un espoir
révolutionnaire, la coalition palestino
progressiste, jadis fer de lance de la
contestation arabe, s’est, elle,
disloquée dans un rejet mutuel
supplantée par des guérilleros du type
nouveau : les combattants islamistes,
lesquels tiendront l’Occident en haleine
pendant près d’une décennie avec
l’infernale spirale des otages, dont la
plus illustre victime sera
paradoxalement le plus brillant
représentant de la jeune génération
d’arabisants occidentaux, le Français
Michel Seurat. De tous les
protagonistes, seuls les Syriens
subsisteront, devenant désormais un
élément incontournable de l’échiquier
libanais.
Les Chrétiens libanais repliés dans le «
Marounistan », selon l’expression du
journaliste américain Jonathan Randall,
chercheront à compenser leur solitude
par une dévotion sans limite à la
mémoire de leur chef fédérateur Bachir
Gemayel. Une poignée de ses fidèles
nostalgiques se révoltera en mars 1985
contre son frère et successeur le
président Amine Gemayel, lequel à la fin
de son mandat, suprême humiliation pour
un seigneur du terroir, sera interdit de
séjour dans son propre pays.
Dans la foulée, le camp chrétien, comme
décapité, basculera dans un cycle de
violence, culminant en 1989 avec le
combats des chefs qui mettra aux prises
le chef des milices Samir Geagea au
général Michel Aoun, commandant de
l’armée régulière et chef du
gouvernement transitoire. Cette guerre
fratricide aura dévasté le camp chrétien
beaucoup plus durablement que l’ensemble
du conflit libanais et dont l’épilogue
sanglant aura achevé de désorienter la
communauté catholique du Liban et, au
delà la chrétienté d’Orient.
Dans cette ambiance de folie meurtrière,
le président élu René Mouawad connaîtra
un magistère aussi éphémère que son
prédécesseur Bachir Gemayel et un sort
tragiquement identique. Il périra sous
les bombes, fait symptomatique, le 22
novembre 1989, jour anniversaire de
l’Indépendance du Liban, alors que les
derniers en date des belligérants
chrétiens étaient renvoyés dos à dos, le
général Aoun en exil à Paris et Samir
Geagea en prison.
De ces péripéties guerrières, la
fonction politique de Beyrouth et le
rôle économique du Liban en pâtiront
inexorablement. Naguère ville d’avant
garde et haut lieu du cosmopolitisme,
concentrant les succursales d’une
centaine de banques parmi les plus
importantes du monde, Beyrouth, sous
l’ombre tutélaire de deux établissements
de renom, l’Université américaine (AUB)
et l’Université pontificale des Pères
Jésuites (USJ), a favorisé l’éclosion
culturelle et la cohabitation
intellectuelle de personnages aussi
antinomiques que Georges Habbache,
médecin, chrétien, palestinien,
marxiste, chef du Front Populaire pour
la Libération de Palestine, diplômé de
l’Université américaine et l’un des plus
virulents partisans de la guérilla
anti-américaine, Jalal Sadek Al Azm, un
intellectuel musulman pourfendeur dans
deux ouvrages retentissants de
l’intelligentsia arabe et de la
religiosité musulmane ou encore le
célèbre poète libanais Chrétien Said Akl,
auteur des hymnes les plus majestueux à
la gloire de l’Islam et de l’arabisme,
particulièrement de la dynastie omeyyade
de Damas.
Au crépuscule de sa vie, Georges
Habbache, frappé de paralysie politique
par l’effondrement de son allié
soviétique et la défection de ses
soutiens arabes sera frappé, par
réaction somatique, d’hémiplégie. Quant
au philosophe syrien, banni du Liban, il
dispensera son enseignement à la
prestigieuse université de Princeton
(États-Unis), alors que le poète
libanais, prix Lénine de la Paix,
opérant une reconversion sans gloire,
versera dans un militantisme religieux à
l’image de bon nombre de ses
coreligionnaires.
Capitale surdimensionnée, à
contre-courant du monde arabe dont elle
secouera régulièrement la léthargie,
Beyrouth a compensé par une fonction
tribunitienne la défaite historique du
nationalisme arabe, donnant le ton à
toutes les manifestations de
protestation pan arabes. Toutes les
chapelles du nationalisme, du marxisme
et du fondamentalisme politique ou
religieux y avaient pignon sur rue et
disposaient de journaux forts documentés
sur la situation de leur pays d’origine,
à la plus grande satisfaction et au plus
grand bénéfice de près de 500
correspondants de la presse
internationale accrédités à Beyrouth,
qui faisait office en la circonstance de
capitale régionale de l’information.
Abritant avant-guerre près de 3.000
imprimeries et une centaine de maisons
d’édition, Beyrouth a produit une
littérature politique supérieure en
quantité et souvent en qualité à la
totalité des pays arabes et se jouant de
la censure -courante dans ces pays- en a
assuré la diffusion.
Dans les années 1960-1970, en plein boom
économique, à proximité des boîtes de
nuit les plus luxurieuses d’Orient, les
Beatles et la philosophie psychédélique
de l’américain Timothy Leary pâtiront à
Beyrouth de l’attrait qu’exerçaient sur
les jeunes militants arabes les œuvres
du grand timonier chinois Mao Tsé Toung
ou les écrits du triptyque universitaire
de la révolte étudiante de Mai 1968 en
France, l’économiste Charles Bettelheim,
le philosophe Louis Althusser et le
politologue Nicos Poulantzas.
Pendant qu’une bonne partie de la
planète vibrait aux exploits
fantasmagoriques de James Bond ou
compatissaient aux souffrances d’Aly Mac
Graw dans « Love Story », Beyrouth,
signe prémonitoire, réservait sa plus
forte audience au film de Costa Gavras «
Z » sur les agissements de la CIA, la
centrale américaine du renseignement,
dans un pays méditerranéen proche du
Liban.
C’est dans Beyrouth que la Résistance
palestinienne a trouvé aide et refuge
après le septembre noir jordanien (1970)
et que se sont aguerris les premiers
chefs des pasdarans iraniens, tombeurs
de la dynastie Pahlévi, bastion
américain de la zone pétrolifère du
Golfe. C’est dans cette ville encore que
tous les opposants arabes, bourgeois ou
révolutionnaires, capitalistes ou
déshérités, en délicatesse avec les
autorités de leur pays, en rupture de
ban avec leur société d‘origine, ont
cohabité pêle-mêle aux côtés des
maquisards pourchassés du Golfe à la
Méditerranée, aussi bien les Arméniens
de l’ASALA que les Kurdes du PKK, les
Somaliens ou les Érythréens, les
Saoudiens et les Yéménites regroupés au
sein du Front de Libération de la
Péninsule Arabique. C’est dans cette
ville enfin assiégée par les Israéliens
en juin 1982 que Yasser Arafat assurera
avoir humé dans son sanctuaire
transformé en camp retranché « les
senteurs du paradis » (Rawaeh Al Jannah),
le pressentiment de l’au-delà.
Rafic Hariri, victime majeure du
discours disjonctif occidental
C’est dans ce contexte que surgit Rafic
Hariri, avec ses bulldozers et ses
travaux de déblaiement en pleine
invasion israélienne du Liban, en 1982,
rénovateur de Beyrouth dont il s’en
emparera carnet de chèques à la main,
sans toutefois réussir à conquérir son
âme, qui en sera sa tombe, ignorant ou
feignant d’ignorer que l’ancrage sunnite
de Beyrouth ressortait non du
mercantilisme qu’il incarnait, mais du
nationalisme arabe militant qu’il
combattait avec vigueur, en
contradiction avec les idéaux de sa
jeunesse, en contradiction avec la
tradition militante de la capitale,
unique foyer de contestation du Monde
arabe.
Dans la griserie de l’époque, ni Jacques
Chirac ni Rafic Hariri n’avaient relevé
la coïncidence de la propulsion du
milliardaire libano saoudien aux
responsabilités gouvernementales au
Liban, l’année même de l’entrée en scène
du Hezbollah chiite dans l’arène
politique libanaise, en 1992, occultant
de ce fait la montée en puissance des
Chiites au Liban et de l’Iran au Moyen
orient, dans la foulée de l’enlisement
américain en Irak et en Afghanistan et
les bouleversements démographiques et
géostratégiques que cette nouvelle donne
induisait sur le double plan libanais et
régional.
Désormais majoritaires, adossés aux deux
grandes puissances régionales, qui plus
est les chefs de file des deux courants
de l’Islam, l’Arabie saoudite et l’Iran,
sunnites et chiites libanais se
substitueront aux anciennes communautés
fondatrices du Liban, -druzes et
maronites-, dans le commandement de la
vie politique libanaise, modifiant
radicalement l’équation libanaise que
Hariri de même que son compère Chirac,
les yeux rivés sur l’Arabie saoudite,
leur Mecque politique commune,
continuaient de lire avec une ancienne
grille de lecture, une grille
exclusivement sunnite.
Mal leur en prit. Cédant aux
sollicitations de son protégé libanais
qui pensait mettre au pas la Syrie au
profit de son protégé sunnite le vice
président syrien Abdel Halim Khaddam, à
la faveur du bouleversement géopolitique
induit par l’invasion américaine de
l’Irak, Jacques Chirac va opérer un
infléchissement de sa politique dans un
sens atlantiste, parrainant une
résolution du Conseil de sécurité
(N°1509, 2 septembre 2004) préconisant
le retrait militaire syrien du Liban.
Résolution fatale à Rafic Hariri. La
Syrie se retirera effectivement du
Liban, mais l’ancien partenaire en
affaires des dirigeants syriens et
nouveau chef de file de l’opposition
anti-syrienne sera assassiné le 15
février 2005, six mois après l’adoption
de ce document, de même que certains
principaux vecteurs de la francophilie
au Moyen Orient, les deux journalistes
du quotidien pro occidental « An Nahar »
(Gébrane Tuéni et Samir Kassir), alors
que le président français était
caramélisé à son tour, trois mois plus
tard, par sa déroute au référendum
européen le 29 mai 2005.
Le roi Fahd d’Arabie, le principal
bailleur de fonds des équipées
occidentales dans le monde arabo
musulman et protecteur de l’ancien
premier ministre libanais, décédait,
lui, six mois après l’assassinat de
Hariri, en Août 2005, au moment même où
l’Iran, le grand rival chiite et
pétrolier de l’Arabie saoudite, se
dotait d’un nouveau président en la
personne de Mohamad Ahmadinijad, un dur
parmi les durs, un ancien des gardiens
de la révolution.
Épreuve supplémentaire, Jacques Chirac
vivra la guerre de destruction
israélienne du Liban, en juillet 2006,
en situation cataclysmique : son enfant
chéri, politiquement parlant, Rafic
Hariri, assassiné un an auparavant, son
œuvre qui le destinait à la postérité,
la reconstruction du centre-ville de
Beyrouth, fera à son tour l’objet d’une
démolition systématique de la part du
nouveau meilleur allié de la France, le
premier ministre israélien Ehud Olmert.
Les nouveaux bâtisseurs de Beyrouth ne
seront pas forcément les Hariri et
Jacques Chirac ne sera plus non plus au
pouvoir lorsque le nouveau Beyrouth sera
reconstruit dans quinze ans.
La France, de concert avec Israël, s’est
livrée en 1956 à une expédition punitive
contre l’Égypte pour punir Nasser
d’avoir nationalisé le canal de Suez.
Cinquante ans après en 2006, elle
préconisait des « mesures coercitives »
contre le Hezbollah. Les réflexes
coloniaux demeures tenaces en France,
réduisant la « politique arabe de la
France » à la fréquentation des
milliardaires, et, dans le cas d’espèce,
pour Chirac, principalement le Roi du
Maroc, Rafic Hariri, auparavant Saddam
Hussein.
Principal latifundiaire du pays,
propriétaire de près du cinquième de la
superficie d’un minuscule État de 10 000
km2, par ailleurs propriétaire d’un
empire médiatique surpassant l’ensemble
du parc libanais, disposant de surcroît
d’une fortune personnelle supérieure au
produit national brut, monopolisant en
outre l’expression politique de l’islam
sunnite libanais, Rafic Hariri était
d’un calibrage conforme aux
spécifications de ses mentors, son
parrain saoudien et le protecteur
américain de la pétromonarchie. Dans un
pays désarticulé et segmenté en une
multitude de communautés religieuses, sa
protubérance paraissait inadaptée aux
structures libanaises.
Que le combat contre l’arbitraire ait
été mené par cet homme-là qui s’est
longtemps vécu abusivement comme le
président effectif du Liban, un homme
que les chrétiens accusaient en catimini
d’« islamiser la terre libanaise » en
raison de ses achats massifs de biens
fonciers, participe d’un dévoiement de
la pensée.
Que l’alliance entre l’un des rares
dirigeants arabes se réclamant du
socialisme, Walid Joumblatt, et un
parfait représentant du pan capitalisme
pétro monarchique pro américain ait
abouti au terme de son processus, en
juin 2005, à l’éviction de la scène
politique de l’ancien Premier ministre
Sélim El Hoss et du député nationaliste
Najah Wakim, deux forts symboles de la
lutte anti corruption, porte en germe la
marque d’une dégénérescence de la vie
démocratique du pays.
Qu’une telle alliance ait entraîné
l’élimination des deux seuls
parlementaires qui n’aient jamais
pratiqué la vendetta (Omar Karamé,
ancien Premier ministre lui-même et
frère d’un Premier ministre assassiné,
Rachid Karamé, et Soleimane Frangieh
dont toute la famille a été décapitée
par les milices chrétiennes), que cette
double éviction se soit accompagnée du
blanchiment simultané de tous les
criminels de guerre libanais sans égard
pour leurs victimes sanctionne la
déliquescence morale de la nation.
À défaut de contrepoids, faute de
balises, ce vizir qui se rêvait à la
place du grand vizir, électron libre aux
effets centrifuges, a pu paraître comme
un facteur de déséquilibre, un
instrument de déstabilisation pour le
Liban et son voisinage immédiat.
Chef du clan américano saoudien au
Liban, Rafic Hariri, ancien partenaire
de la Syrie reconverti en fer de lance
du combat anti baasiste, a été, en
protée de la vassalité, un exécutant
majeur de la pantomime du Moyen-Orient,
et, à ce titre, une victime majeure du
discours disjonctif occidental, discours
prônant la promotion des valeurs
universelles pour la protection
d’intérêts matériels, discours en
apparence universel mais à tonalité
morale variable, adaptable en fonction
des intérêts particuliers des États et
des dirigeants.
L’histoire du Monde arabe abonde de ces
exemples de « fusibles » magnifiés dans
le « martyr », victimes sacrificielles
d’une politique de puissance dont ils
auront été, les partenaires jamais, les
exécutants fidèles, toujours. Dans les
périodes de bouleversement
géostratégique, les dépassements de
seuil ne sauraient se franchir dans le
monde arabe sans déclencher des
répliques punitives.
Le Roi Abdallah 1er de Jordanie,
assassiné en 1948, le premier ministre
irakien Noury Saïd, lynché par la
population 10 ans après à Bagdad, en
1958, ainsi que son compère jordanien
Wasfi Tall, tué en 1971, le président
égyptien Sadate en 1981, le président
libanais Bachir Gemayel, dynamité à la
veille de sa prise du pouvoir en 1982,
l’ancien premier ministre libanais Rafic
Hariri en 2005, et l’ancien premier
ministre du Pakistan Benazir Bhutto en
2007, enfin, constituent à cet égard les
plus illustres témoins posthumes de
cette règle non écrite des lois de la
polémologie si particulière du
Moyen-Orient. Tel pourrait être
l’enseignement majeur de cette séquence
dont la victime principale aura été
l’espérance.
Un des rares hommes politiques libanais
de premier plan à s’être propulsé à la
tête de l’état sans avoir auparavant
exercé le moindre mandat électif, ni la
moindre fonction politique, M. Hariri
cherchera à compenser par sa fortune et
ses amitiés internationales son
inexpérience politique et
gouvernementale. Homme de parade, il
occupera pendant vingt-sept ans (1978
-2005) le devant de la scène politique
et médiatique d’abord en tant qu’hommes
d’affaires, puis pendant ses dix ans de
pouvoir (1992-1998/2000-2004) comme chef
de gouvernement.
Relayé par une importante force de
frappe cathodique, il reléguera à
l’arrière-plan non seulement la totalité
de la classe politique, mais également
le pays lui-même. Il exercera une sorte
de magistère de la parole pour
promouvoir son projet politique
d’identification substitution,
confondant dans sa personne et l’état et
la nation, donnant par la même un rare
exemple de prépotence. A l’heure du
bilan, l’erreur lui sera fatale tout
comme son excès de confiance dans ses
capacités de gestionnaire sur le plan
économique et de manœuvrier sur le plan
politique.
Pur produit de la financiarisation de la
vie publique nationale du fait de la
mondialisation économique, à l’exemple
de l’italien Silvio Berlusconi, Rafic
Hariri aura implosé à l’instar d’une
bulle financière, en purge d’un passif,
en solde de tout compte.
Abdel Halim Khaddam, Moustapha Tlass,
les deux cautions sunnites du régime
baasiste syriens happés par les
pétrodollars saoudiens
Au-delà de Rafic Hariri, la « diplomatie
du carnet de chèques », maniée de tous
temps par les Saoudiens, pour restaurer
le pouvoir sunnite tant à Beyrouth qu’à
Damas aura ainsi montré son indigence et
ses limites et ses vecteurs, son manque
de consistance : Les deux cautions
sunnites inamovibles du pouvoir
alaouite, pendant trente ans, le général
Moustapha Tlass, ministre de la Défense,
et Abdel Halim Khaddam, ministre des
Affaires étrangères, deux personnalités
de premier plan, présumées socialistes
du régime baasiste, céderont finalement
aux sirènes des pétrodollars saoudiens,
avant de se désintégrer.
Le militaire laissera convoler sa fille
Nahed, une belle tige de la société
syrienne, vers le septuagénaire marchand
d’armes saoudien Akram Ojjeh, avant de
sombrer dans le comique d’un
problématique doctorat universitaire
parisien, tandis que le diplomate laïc
versait dans l’affairisme Haririen et
l’intégrisme religieux des « Frères
Musulmans », avant de se carboniser.
Détail piquant, l’homme en charge du
dossier libanais en Syrie pendant trente
ans, celui-la même qui était craint par
les diverses factions libanaises et
redouté par les chancelleries arabes et
occidentales qui tonnait la foudre et
ordonnait les accalmies, à ce titre
responsable au premier chef des dérives
syriennes au Liban, le vice-président de
la République Abdel Halim Khaddam, sera
promu comme sauveur suprême de la Syrie
et du Liban. Il se retrouvera relégué
aux oubliettes de l’histoire lâché par
tous, y compris par ses nouveaux alliés,
l’organisation des « Frères musulmans »,
celle là même qui s’était lancée à
l’assaut du pouvoir, en février 1982, en
vue de faire trébucher le régime
baasiste dont il était un des piliers, à
quatre mois de l’invasion israélienne du
Liban.
Le bien nommé Khaddam, dont le patronyme
en arabe signifie littéralement « le
serviteur », reniera singulièrement son
militantisme après avoir abusivement
ponctionné le Liban, opérant par
cupidité la plus retentissante
reconversion de l’histoire politique
récente, finissant sa vie en factotum de
son coreligionnaire sunnite libanais
Rafic Hariri. Amplement gratifié de sa
forfaiture d’un somptueux cadeau, -la
résidence du nabab pétrolier grec,
Aristote Onassis, sur la plus célèbre
artère de la capitale française,
l’Avenue Foch—le renégat devra livrer
bataille devant la justice française
afin de se maintenir dans les lieux,
alors que son pendant français, l’ancien
président Jacques Chirac avait droit à
un appartement avec vue sur Seine Quai
Voltaire à Paris. Judas a trahi son
Seigneur pour trente deniers. D’autres
trahisons valent certes leur pesant d’or
mais accablent le renégat d’un discrédit
pour l’éternité.
Éternel trouble-fête de la politique
arabe, la Syrie, sur la sellette après
l’implosion de l’Irak en 2003, opérera,
parallèlement, un rétablissement
spectaculaire, déjouant la manœuvre
d’étranglement dont elle était l’objet
de la part des grands pays arabes
sunnites en vue de provoquer sinon
l’effondrement du régime baasiste, à
tout le moins la rupture de son alliance
stratégique avec l’Iran.
Unique pays se réclamant de la laïcité
dans le Monde arabe, mais,
paradoxalement, partenaire stratégique
de l’unique régime théocratique se
réclamant du chiisme, la République
Islamique d’Iran, la branche rivale du
sunnisme, segment dominant dans les pays
arabes, la Syrie a été, simultanément et
cumulativement accusée d’être un foyer
du terrorisme international, un pivot de
l’axe du mal, le phagocytaire du Liban
et de la Palestine, le fossoyeur du
leadership libanais.
Pointée du doigt pour sa responsabilité
présumée mais non avérée dans
l’assassinat de l’ancien premier
ministre libanais Rafic Hariri, la Syrie
sera mise en quarantaine diplomatique,
régulièrement soumise, de surcroît, en
toute impunité, à des coups de butoir
d’Israël, tantôt par un mystérieux raid
aérien au-dessus du nord syrien, à
l’automne 2007, tantôt par l’assassinat
sur son sol d’un chef militaire du
Hezbollah Imad Moughniyeh, le Maître
d’œuvre des opérations anti-occidentales
au Moyen-Orient depuis vingt ans.
Mais ce paria-là, selon le schéma
occidental, s’est trouvé être en phase
avec la multitude des « laissés pour
compte » de la paix, à tout le moins
perçu comme tel, au-delà des turpitudes
dont il peut être à tort ou à raison
crédité, qui voient en lui l’ultime
porteur de la revendication nationaliste
arabe, à une période de l’histoire
marquée par une déperdition identitaire
et une religiosité régressive.
Redoutable honneur qui lui vaut
l’hostilité sans nuances des pays
qualifiés de « modérés » dans le jargon
diplomatique et médiatique occidental,
principalement l’Arabie saoudite,
l’Égypte, la Jordanie c’est-à-dire les
régimes affligés des mêmes tares
d’autoritarisme, de népotisme et de
corruption que le régime syrien mais que
leur alignement docile au camp
occidental exonère de toute critique.
Sous le souffle du boulet, la Syrie
pliera mais ne rompra pas, alors que son
grand rival arabe l’Égypte se, muait en
« passeur de plats » de la stratégie
israélo américaine dans la zone.
Le plus grand pays arabe, longtemps
cauchemar de l’Occident, se révélera
sous Moubarak, un nain diplomatique, le
pantin disloqué de la stratégie israélo
américaine, curieuse mutation de ce pays
en un demi-siècle, de Nasser à Moubarak,
illustration pathologique des dérives du
Monde arabe, de la confusion mentale de
ses dirigeants et de leur servilité à
l’ordre occidental, à en juger par leur
comportement honteusement frileux durant
les deux dernières confrontations
israélo-arabes, la guerre de destruction
israélienne du Liban, en juillet 2006,
et la guerre de destruction israélienne
de Gaza, deux ans plus tard, en décembre
2008.
Par un invraisemblable renversement
d’alliance qui témoigne du strabisme
stratégique de l’Égypte, c’est la Syrie,
son ancien partenaire arabe dans la
guerre d’indépendance, et non Israël,
qui constitue désormais sa bête noire.
C’est Gaza, à bord de l’apoplexie, qui
est maintenu sous blocus et non Israël,
ravitaillé en énergie à des prix
avantageux, défiants toute concurrence,
sans doute pour galvaniser la machine de
guerre israélienne contre un pays sous
occupation et sous perfusion, la
Palestine.
Le Primus inter pares des Arabes est
désormais « le passeur des plat
» officiel de la diplomatie israélo
américaine. Un triste destin pour Le
Caire, Al-Kahira, la victorieuse dans sa
signification arabe, ravalée désormais
au rang de chef de file de « l’axe de la
modération arabe ».
L’ancien chef de file du combat
indépendantiste arabe, amorphe et atone,
assumant, désormais, sans vergogne, le
rôle de chef de file de l’axe de la
soumission et de la corruption…l’axe de
la résignation et de la
capitulation…l’axe de la trahison des
idéaux du sursaut nassérien.
Son primat diplomatique est remis en
question par l’émergence des deux
puissances musulmanes régionales non
arabes, l’Iran et la Turquie, dans la
suppléance de la défaillance
diplomatique arabe, de même que son
primat militaire, relégué aux oubliettes
par la relève rebelle des artisans
victorieux de la nouvelle guerre
asymétrique contre Israël, le chiite
Hezbollah libanais et le sunnite Hamas
palestinien, rendant obsolète la fausse
querelle que tentent d’impulser l’Arabie
Saoudite et l’Égypte entre les deux
branches de l’Islam dans l’espace arabe.
Suprême humiliation, Bachar Al Assad,
tant vilipendé par Nicolas Sarkozy au
début de son mandat présidentiel, sera
l’un des ses principaux interlocuteurs,
en fin de mandat, le principal levier de
l’influence française au Proche orient
depuis le naufrage du projet phare de la
diplomatie sarkozienne l’« Union Pour la
Méditerranée » et les camouflets
successifs que ce « sang mêlé »,
meilleur allié d’Israël dans l’histoire
de la Vme République, subira de la part
de son « pays de prédilection »,
particulièrement ses alliés du Likoud.
N’en déplaise aux analystes occidentaux,
le monde arabe est redevable à l’Iran
d’un basculement stratégique qui a eu
pour effet de neutraliser quelque peu
les effets désastreux de la défaite
arabe de juin 1967, en substituant un
régime allié d’Israël, la dynastie
Pahlévi, le meilleur allié musulman de
l’état hébreu, par un régime islamique,
reprenant à son compte la position
initiale arabe scellée par le sommet
arabe de Khartoum (Août 1967) des «
Trois NON» (non à la reconnaissance, non
à la normalisation, non à la
négociation) avec Israël, offrant à
l’ensemble arabe une profondeur
stratégique en le libérant de la
tenaille israélo iranienne, qui
l’enserrait dans une alliance de revers,
compensant, même, dans la foulée, la
mise à l’écart de l’Égypte du champs de
bataille du fait de son traité de paix
avec Israël.
En retour, les Arabes mèneront contre
l’Iran, un pays déjà sous embargo, dans
une démarche d’une rare ingratitude, une
guerre de dix ans, via l’Irak, éliminant
au passage le chef charismatique de la
communauté chiite libanaise, l’Imam
Moussa Sadr (Libye 1978), combattant
dans le même temps l’Union soviétique en
Afghanistan, le principal pourvoyeur
d’armes des pays du champ de bataille
contre Israël. Son comportement
erratique à l’égard de ses alliés
naturels (l’Union soviétique et l’Iran),
explique le discrédit du monde arabe sur
la scène internationale et une part de
son collapsus stratégique.
Comme un pied de nez à l’ensemble arabe,
l’Iran, malgré guerres, embargo et
ostracisme, accédera au rang de «
puissance seuil nucléaire », alors que
le Monde arabe, qui a engagé près de
deux mille milliards de dollars au titre
des dépenses militaires depuis le
dernier tiers du XX me siècle, soit
environ 50 milliards de dollars par an
en moyenne, demeure impotent privé des
trois attributs de la puissance moderne,
-la capacité de projection de puissance,
la capacité de dissuasion nucléaire, la
capacité spatiale du renseignement-,
autant d’attributs qui lui font
cruellement défaut à l’ère de la société
de l’information et de son application
militaire, l’info guerre.
Strategic Foresight Group (SFG),
chiffrait, quant à lui, à douze mille
milliards de dollars la somme perdue du
fait des guerres qui ensanglantent
l’ensemble du Proche-Orient depuis 1991.
Ce coût englobant aussi bien les pertes
humaines que les dégâts infligés à
l’écologie, aux répercussions sur l’eau,
le climat, l’agriculture, en passant par
la croissance démographique, le chômage,
l’émigration, la hausse des loyers, le
prix du pétrole, voire même l’éducation.
Plus de cinquante experts d’Israël, des
territoires palestiniens, d’Irak, du
Liban, de Jordanie, d’Égypte, du Qatar,
du Koweït et de la Ligue arabe ont
participé à cette étude menée par ce
groupe de réflexion basé en Inde et
soutenu par la Suisse, la Norvège, le
Qatar et la Turquie. Le rapport de 170
pages, publié en 2010, pointe par
exemple les centaines de milliers
d’heures de travail perdues par les
Palestiniens aux check points (barrages
israéliens). Il révèle aussi que 91% des
Israéliens vivent dans un perpétuel
sentiment de peur et d’insécurité.
Sauf à entraîner le monde arabe dans un
déclin irrémédiable, une claire rupture
avec la logique de la vassalité
s’impose, alors que la scène
internationale s’achemine vers un choc
entre le leader en devenir (la Chine) et
la puissance déclinante (les
États-Unis), impliquant une vaste
redistribution des cartes géopolitiques
à l’échelle planétaire.
Le Liban, un vaste cimetière des
illusions perdues
Quarante ans après le cataclysme
déclencheur, le Liban apparaît comme
déconnecté, en proie à l’affairisme, la
population atteinte du « syndrome de
Beyrouth », sorte de rétrécissement du
champ affectif et mental. Hormis la
guerre irako iranienne, et sous réserve
du bilan final de la guerre de Syrie, la
guerre du Liban revendique, par son
bilan (150.000 morts), l’un des plus
forts taux de mortalité des conflits
régionaux contemporains, infiniment plus
élevé que la totalité des guerres arabo
israéliennes combinées.
Légendaire symbole du Liban, la qualité
de vie a été viciée par des politiciens
cupides et avides. Le pays du lait et du
miel tant vanté par la Bible a été
transformé en un dépotoir nucléaire,
cruelle ironie du sort, avec la
complicité d’hommes en charge de
l’environnement, avec à l’horizon un
risque de désertification du fait
d’incendies périodiques de nature
criminelle. Le patrimoine archéologique
des vieux quartiers de la capitale, -la
célèbre Beryte et sa faculté de Droit de
l’époque romaine- risque une
dénaturation par de lucratifs projets
d’urbanisation moderniste.
Quarante après, la guerre du Liban
apparaît ainsi, rétrospectivement, comme
l’histoire d’un incommensurable gâchis
et le Liban un gigantesque cimetière des
illusions perdues. De ce naufrage ne
subsiste que la place de Beyrouth dans
la mémoire collective arabe, la mère de
toutes villes du récit de la résistance
arabe dans sa double, version Beyrouth
ouest, en 1982, et Beyrouth sud, en
2006, le Vietnam d’Israël, son titre de
gloire qui passera à la postérité.
Beyrouth, immarcescible
Beyrouth revendique, en effet, le
privilège unique au Monde d’avoir
symbolisé, à deux reprises dans
l’histoire contemporaine, la résistance
arabe à l’hégémonie israélo américaine.
La première fois, en 1982, lors du siège
de la capitale libanaise par le général
Ariel Sharon, du temps où le sunnisme
s’identifiait au combat nationaliste,
depuis le fief du sunnisme libanais à
Beyrouth Ouest.
La deuxième fois, en 2006, depuis
Beyrouth Sud, cette fois, (Ad Dahyah al
Jounoubiyah, littéralement la banlieue
sud de la capitale), le fief chiite de
la capitale, du temps du coma du général
Ariel Sharon, où le chiisme libanais
suppléant la vassalisation du sunnisme
arabe à l’axe israélo américain prenait
sa relève en vue de pérenniser le combat
nationaliste arabe.
C’est Beyrouth, jadis symbole de la
douceur de vivre, qui livrera face à un
immobilisme arabe quasi-général un
combat solitaire contre les assaillants
israéliens, en 1982, pour que cette
ville qui fut pendant un quart de siècle
le vivier du nationalisme militant
échappe au déshonneur de la
capitulation.
C’est Beyrouth, encore une fois, qui
lavera l’honneur arabe, en 2006, sous
l’égide du moine soldat de l’Islam
moderne Hassan Nasrallah, infligeant un
camouflet aux Israéliens, rééditant son
exploit 24 ans après, en dépit de la
complicité d’une large fraction des pays
arabes.
Au-delà de ces tragiques événements, un
fait demeure, toutefois, lourd de
conséquences pour l’avenir : Pour la
première fois dans l’Histoire, l’unique
président chrétien du Monde arabe aura
été ostracisé du fait de la France,
traditionnelle protectrice des Chrétiens
arabes et la vacance de pouvoir qui
s’est ensuivi, a constitué un dangereux
précédent lourd de conséquences.
Ce bilan est à mettre, au premier chef,
au passif de Jacques Chirac, sans qu’il
ait été possible d’établir avec
certitude si l’initiative du président
français de l’époque était commandée par
un grand dessein de la France ou
commanditée par un devoir de gratitude à
l’égard de son bienfaiteur. Un devoir
d’un commandité à l’égard de son hôte
obligeamment hospitalier, au-delà de son
assassinat, maintenant, au-dessus du
Liban, une « épée de Damoclès »,
matérialisée par le Tribunal Spécial sur
le Liban, dont le verdict pré déterminé
fait planer des risques non seulement
sur le Liban, mais sur la famille de son
propre bienfaiteur, en ce qu’il confie à
son héritier la responsabilité de la
mise à mort, symbolique, de l’unique
formation politico-militaire arabe
victorieuse d’Israël. Une mission
suicidaire, s’il en est, par sa
perversité.
Quoiqu’il en soit, une brèche
constitutionnelle s’est ouverte, qui
devrait conduire les nostalgiques du
Liban d’antan à se résoudre à
l’évidence. Le Liban ne sera plus ce que
son géniteur -la France- a voulu qu’il
soit : un foyer chrétien, principalement
Maronite, en Orient au bénéfice exclusif
de la politique occidentale.
Conscience critique de toute une
génération politique, soupape de
sécurité des gouvernements arabes
pendant un demi siècle, pacifiée,
normalisée, reconstruite par Rafic
Hariri, à nouveau détruite par Israël,
Beyrouth, immarcescible, demeure le pôle
de référence inoxydable de la
combativité libanaise et arabe, exerçant
désormais une fonction traumatique à
l’égard des Israéliens, au grand
désespoir des Occidentaux, de leurs
alliés arabes et du Clan Hariri au
Liban.
Sic Transit Gloria Mundi… Ainsi passent
les gloires de ce monde.
Pour aller plus loin
Le tribunal Spécial sur le Liban
Illustration
1982. La devanture de la librairie après
les combats qui ont embrasé le
centre-ville. (©Archives famille Naufal)
Reçu de
René Naba pour publication
Le sommaire de René Naba
Le
dossier Liban
Les dernières mises à jour
|