MADANIYA
Turquie: De la politique de «zéro
problème»
à la politique de «zéro ami»
René Naba
Lundi 8 février 2016
La Turquie a été mardi 12 janvier
2016 la cible d’une attaque terroriste à
Istanbul suscitant un élan de sympathie
et de solidarité sans pareil des états
occidentaux.
La France qui s’était bornée deux
semaines plus tôt à déplorer la
décapitation en Arabie saoudite de 47
personnes, dont le chef spirituel de la
communauté chiite du Royaume, Cheikh
Nimr al Baqer Al Nimr, a qualifié
d’«odieux» l’attentat d’Istanbul, qui
avait fait, lui, -comparaison n’est pas
raison-, 10 morts en majorité des
Allemands et une quinzaine de blessés.
Des journalistes compatissants ont
même été jusqu’à déplorer la solitude de
la Turquie face à à son environnement
hostile, constitué, selon eux, d’une
cohorte d’«États voyous», une brochette
d’états sans foi, ni loi: la Russie,
l’Iran, l’Irak et la Syrie. C’est
oublier un peu vite le statut privilégié
de la Turquie, membre de l’Otan, unique
pays musulman membre de l’alliance
atlantique et sa sentinelle avancée sur
le flanc sud de la Russie; occulter son
partenariat stratégique avec Israël,
unique pays musulman disposant
d’ailleurs d’un tel statut à tout le
moins publiquement, de même que son rôle
de base-arrière du djihadisme planétaire
dans la guerre de Syrie, enfin
l’impunité dont elle jouit du fait du
génocide arménien ou encore sa féroce
répression des Kurdes de Turquie.
C’est oublier enfin la sympathie dont
bénéficie l’État Islamique auprès de la
population turque, tout comme d’ailleurs
en Arabie saoudite, l’autre grand allié
musulman des pays occidentaux.
10 % des Turcs ne considèrent pas
l’État islamique (EI) comme une
organisation terroriste et plus de 5%
approuvent son action, selon une étude
publiée mardi 12 janvier 2016 par un
think-tank basé à Ankara, et relayée par
Reuters. Cette enquête menée au mois de
novembre a été réalisée auprès de 1500
personnes à travers tout le pays Par
ailleurs, 21% des sondés ont répondu que
l’EI représentait l’islam et 8,9%
croient qu’il s’agit d’un pays. La
Turquie compte 78 millions d’habitants.
Cette explosion intervient alors que
le pays est en état d’alerte maximum
depuis l’attaque la plus meurtrière
survenue sur son sol, attribuée à Da’ech,
qui a fait 103 morts et 500 blessés en
Octobre 2015 devant la gare centrale
d’Ankara. Ce double attentat a constitué
un coup dur pour le tourisme en Turquie,
qui engrange annuellement près de 36
milliards de dollars de revenus
touristiques, mais qui est néanmoins
déjà affecté par le boycott touristique
de la Russie consécutif à l’incident
aérien russo-turc du 24 novembre 2015.
Sur la défensive depuis
l’intensification des raids de l’Oran
contre ses positions et ses revers
successifs en Irak, Abou Bakr Al
Baghdadi (aka le calife Ibrahim), chef
de Da’ech, s’est résolu à menacer
directement l’Arabie saoudite, et pour
la première fois, directement Israël,
dans un surenchérissement des enjeux; De
transformer, sur le terrain, ses fiefs à
la frontière syro irakienne en camp
retranché pour faire du périmètre Iblib-Raqqa
le «Tora Bora» du Moyen-Orient, sur le
modèle afghan..
L’assaut contre Deir Ez Zor, le 17
Janvier 2015, avec la capture de près de
300 civils de même que l’attentat de
Djakarta relève de cette politique de
surenchère.
L’attentat d’Istanbul, revendiqué par
Da’ech, constitue-t-il une manifestation
de sa nervosité face aux restrictions
imposées par Ankara aux agissements des
djihadistes. Ou un coup de semonce pour
dissuader le gouvernement néo-islamiste
d’Ankara contre tout éventuel revirement
de sa politique de soutien à la
nébuleuse islamiste?
Règlement de compte
inter-djihadiste
La perspective d’une possible relance
du processus visant à une transition
politique du pouvoir en Syrie,
matérialisée par la conférence de Vienne
1 et Vienne 2 avec pour la première fois
la participation de l’Iran, a déclenché
une vague d’assassinats dans les rangs
djihadistes dans une tentative de mise
au pas des récalcitrants et son
adaptation au nouveau momentum
diplomatique régional et international,
avec leur inhérente réplique djihadiste.
La Turquie a procédé à la liquidation
physique de trois dirigeantes kurdes,
notamment Siva Demir, coprésidente du
Conseil du Peuple de Slopy et Fatma
Wayar, activiste du Congrès des Femmes
kurdes, dans la foulée de la
constitution du «Conseil Démocratique de
Syrie», le 13 Décembre 2015 et un
dirigeants de Jabhat An Nosra, Jamil
Raadoune, chef du «groupement des
faucons de la forêt», a été assassiné à
Antioche (sud de la Turquie).
Huit dirigeants de Jabhat An Nosra
ont également été assassinés, dont Jamil
Raadoune, chef du «groupement des
faucons de la forêt», à Antioche (sud de
la Turquie) et Ibrahim Said, officier
dissident, membre de la Haute Cour
relevant du Conseil des Oulémas de Homs,
responsable législatif de la brigade
313.
Pour aller plus loin voir à ce
propos: «Les groupements islamistes
phagocytent Al Qaida, les assassinats en
augmentation croissante».
http://www.al-akhbar.com/node/249866
Retour sur la face cachée de la
Turquie, pas si isolée ni si angélique
que certains éditocrates voudraient bien
en accréditer l’image.
La Turquie constitue la base arrière
du recrutement djihadiste, en même temps
que la principale voie de transit et de
ravitaillement de l’État islamique et la
«courageuse guerre déclenchée par la
France contre Da’ech est une farce»,
soutient le politologue britannique
Nafeez Moussadeq Ahmed, collaborateur du
journal londonien «The Guardian».
Le fait est connu et reconnu. Pour
s’en convaincre, il suffit de se référer
à la remarquable étude du journaliste
Ceylan YEGINSUSEPT du New York Times à
lire sur ce lien :
http://www.madaniya.info/2014/09/22/turquie-base-arriere-du-recrutement-djihadiste-compte-daech-isis/
ainsi que l’étude de Seymour Hersh
sur les manipulations politiques à
propos de l’usage des armes chimiques en
Syrie :
http://www.madaniya.info/2014/12/15/seymour-hersh-the-red-line-and-the-rat-line/
Une étude Nafeez Mosaddeq Ahmed,
politologue britannique d’origine
bangladaise, collaborateur du journal
londonien The Guardian confirme le fait:
«Ankara est suspecté depuis belle
lurette de fermer les yeux sur le
transit, via son territoire, des légions
de combattants étrangers en partance
pour la Syrie», écrit-il.
La complicité du gouvernement turc
avec les groupes terroristes a été
établie bien avant les révélations du
ministère russe de la Défense sur les
liens du clan Erdogan avec le trafic
illicite du brut extrait par Da’ech des
champs pétrolières d’Irak et de Syrie,
le rackette sur ce trafic ainsi que le
transit du brut de Da’ech vers le port
turc de Ceyhan, sur la Méditerranée.
La contrebande du
pétrole de Da’ech
Après la destruction d’un appareil
militaire russe dans la zone frontalière
syro-turque, le vice-ministre russe de
la Défense, Anatoli Antonov avait pointé
du doigt le clan Erdogan dans ce trafic:
«Vous ne vous posez pas de questions sur
le fait que le fils du président turc
s’avère être le dirigeant d’une des
principales compagnies énergétiques et
que son beau-fils a été nommé ministre
de l’énergie? Quelle merveilleuse
entreprise familiale!», a-t-il commenté
en référence au gendre de M. Erdogan,
Berat Albayrak, 37 ans, ministre de
l’énergie, et à son fils, Bilal Erdogan,
qui possède le groupe BMZ, spécialisé
dans les travaux publics et le transport
maritime
«Un responsable occidental coutumier
des secrets des renseignements a révélé,
au Guardian, qu’il a été établi, sur la
foi des informations recueillies lors
d’un raid contre une cache de l’état
Islamique, que les transactions entre la
Turquie et ISIS sont désormais
«indéniables»… «Le soutien d’Ankara ne
se limite pas à l’état Islamique mais
s’étend aussi à Ahrar Al Sham et à
Jabhat An Nosra, filiale d’Al Qaida en
Syrie.
La distinction que la Turquie fait
avec d’autres groupements djihadistes
est mince. «Il est indubitable que la
Turquie coopère, militairement avec les
deux groupements djihadistes, mettant à
leur disposition des camps
d’entraînement, en Turquie, à l’abri des
raids aériens de la coalition
atlantiste.
Le transit des
communications internationales de Da’ech
via la Turquie (1)
… «L’état Islamique se procure des
paraboles en Turquie, un équipement qui
lui permet d’amplifier sa propagande.
Aucune organisation terroriste n’utilise
autant internet avec autant de succès
pour ce qui est du recrutement des
sympathisants de l’état Islamique.
…Opérant dans une zone où les
infrastructures dans le domaine des
télécommunications sont quasiment
détruites, comment se fait-il qu’un tel
groupement puisse opérer avec autant
d’aisance».
Pour se connecter en Ligne en Syrie
ou en Irak, le matériel technologique
est accessible depuis la province turque
de Hatay, (l’ancienne province syrienne
d’Alexandrette détachée par la France de
la Syrie au profit de la Turquie). Des
milliers de paraboles ont ainsi été
installées dans cette zone permettant
aux utilisateurs d’accéder à Internat
par satellite.
Le boom du marché
satellitaire à Antakya
…«Le marché des paraboles a connu un
bond considérable dans ce secteur. À
Antakya, la demande de technologie
satellitaire a dynamisé le commerce.
Deux des multiples pourvoyeurs
d’équipements revendiquent, chacun,
2.500 utilisateurs, générant des revenus
annuels de l’ordre de 100.000 dollars
par an. Prudents, toutefois, ils
assurent être «des fournisseurs de
partenaires commerciaux», sans connaître
les clients ultimes.
…«Des activistes syriens indiquent,
quant à eux, que les paraboles sont
localisées sur les toits des médias
center et sur les toits des immeubles
d’habitation de la milice terroriste.
Sans ces paraboles l’état Islamique
serait coupé du monde extérieur et
plusieurs entreprises de distribution
sont impliquées dans la chêne de
commercialisation de la technologie
nécessaire pour l’accession à Internet
par satellite», précise l’auteur de
cette étude.
En tête des
fournisseurs, les opérateurs européens
(Eutelsat, Avanti communications et SES)
En tête des fournisseurs figurent,
les leaders européens des opérateurs par
satellite Eutelsat (France), Avanti
Communications (Royaume Uni) et SES
(Luxembourg). Les sociétés de
distribution achètent aux firmes
occidentales les équipements et les
capacités des satellites puis les
revendent aux clients privés ou à des
groupes.
Les ventes en Turquie sont
relativement faibles en raison du
caractère onéreux des connexions par
satellites, plus coûteuses que via
l’ADSL classique. Selon les données les
plus récentes fournies par les autorités
turques des télécommunications, il
existait 11.000 utilisateurs d’Internet
par satellite au premier trimestre 2015;
soit 500 fois plus que l’année
précédente. Un chiffre à nuancer en
comparaison des chiffres des firmes
européennes. Ainsi en 2013 et 2014, la
société SAT Internet services, basée à
Newstadt, a indiqué avoir exporté, à
elle seule, plus de 6.000 paraboles vers
la Turquie.
…«Il est probable que la plupart des
paraboles ne soient pas restées en
Turquie. Il existe de grandes chances
qu’une bonne partie des équipements se
soient retrouvés sur le marché syrien,
un marché captif, car il présente cet
avantage décisif de ne pas disposer
d’autre alternative pour accéder à
l’Internet, justifiant ainsi des tarifs
très élevés, ou alors connaissant
parfaitement l’identité des utilisateurs
de leurs services, ces entreprises
partageaient leurs informations avec les
services de renseignements
Se fondant, par ailleurs, sur les
confidences d’un ancien technicien des
communications d’ISIS à la revue
américaine «Newsweek», Nafeez Ahmed
indique que le technicien a «admis avoir
établi régulièrement des communications
avec des gradés d’ISIS, du rang de
commandant ou capitaine, avec officiels
turcs, soutenant que «les chefs d’ISIS
n’éprouvaient aucune crainte du fait que
la coopération avec les Turcs était
totale».
Outre le transit d’armes et de
pétrole, Nafeez Ahmed mentionne le
transit de nitrate d’ammonium, produit
fertilisant utilisé aussi dans la
fabrication des bombes, transporté
depuis AKCAKALE, une ville de 90.000
foyers en Turquie, à Tell Ayoub, en
Syrie. Pour rappel, La coalition
atlantiste, notamment les États Unis, le
Royaume Uni et la France, font la guerre
à l’État Islamique, le protégé de la
Turquie, lui-même membre de l’OTAN .
La guerre de la
France contre Da’ech, une «farce»
«L’Otan abrite l’état Islamique:
Pourquoi la courageuse guerre de la
France contre ISIS est une farce,
souligne le politologue britannique du
Guardian, pointant du doigt les
incohérences de la stratégie atlantiste,
en particulier de la France.
Vieux remake de l’alliance entre
François 1er et Solimane Le Magnifique,
la «politique sunnite» de François III
apparaît, au vu de son bilan, comme une
réédition au rabais d’une alliance de la
France, non avec le Monde musulman, mais
avec la frange la plus obscurantiste de
l’Islam, en substitut à la grande
«politique arabe» conçue par le général
Charles de Gaulle. Soixante ans après
Guy Mollet et son «expédition punitive»
de Suez et Robert Lacoste avec ses
ratonnades d’Alger, la campagne de Syrie
de François III constitue le nouvel
exploit à mettre au passif du socialisme
français.
Machiavélique, manipulateur, un
tantinet démagogue, Recep Tayyip Erdogan
avait inauguré son règne pour une
diplomatie né-ottomane se proposant
d’aboutir à «zéro problème» avec son
voisinage arabe. Il se retrouve Au terme
de treize ans de règne sans partage, le
nouveau sultan se retrouve avec «zéro
ami» dans son environnement et une
foultitude de problèmes internes dans
son Homeland.
«Un état fascisant s’installe de plus
en plus en Turquie et l’opinion
internationale joue au jeu des trois
signes: Je ne vois pas, je n’entends pas
et je ne parle pas», a diagnostiqué le
politologue Cengiz Aktar, chercheur à
l’Istanbul Policy Center.
http://tempsreel.nouvelobs.com/monde/20160121.OBS3173/un-etat-fascisant-s-installe-de-plus-en-plus-surement-en-turquie.html
Charlie hebdo, Janvier 2015,
Paris-Bataclan, Novembre 2015, gare
centrale d’Ankara, Octobre 2015 et
Istanbul Sultanahmet, Janvier 2016,
retentissent comme de sanglants rappels
de cette liaison toxique.
Piètre bilan tant pour la France que
pour la Turquie, les deux équarrisseurs
de la Syrie, dont la malfaisante
alliance pourrait constituer, faute d’un
sursaut, leur fosse commune.
Note
1- Les télécommunications
internationales de Da’ech transitent via
la Turquie, sur ce lien:
Pour aller plus loin
Sur la connivence entre la
Turquie et l’État Islamique
Sur la complaisance
occidentale à l’égard de la Turquie
Sur la responsabilité des
islamophilistes français dans le
désastre de Syrie
François Burgat et Ignace Leverrier
Nabil Ennasri, Romain Caillet
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