Chronique de
Palestine
« La justice est indivisible » :
remettre la Palestine au centre du
discours musulman en Occident
Ramzy Baroud
Times Square, New
York, en juillet 2014, lors de la
brutale attaque militaire israélienne
sur Gaza
Photo : via AMP
Mercredi 10 juin 2020 C’était il y a
près de vingt ans, lors d’une conférence
musulmane à Washington D.C., que j’ai
entendu l’argument désolant selon lequel
la Palestine ne devrait pas être un
sujet central dans les objectifs
politiques et musulmans américains.
Ce point, qui a
surpris beaucoup de monde, a été énoncé
par un jeune universitaire américain
musulman d’origine pakistanaise, dont le
nom n’est pas important pour la suite de
mon propos.
Ce qui m’a rassuré,
cependant, c’est que presque tous les
participants à la réunion ont secoué la
tête en signe de désaccord. Le jeune
universitaire était clairement un
paria intellectuel. Il était clair
que les musulmans, du moins les
participants à cette conférence en
particulier, n’abandonneront pas de
sitôt leur exigence de la liberté pour
le peuple palestinien.
Quelques mois plus
tard, les attentats du 11 septembre ont
eu lieu,
ouvrant une boîte de Pandore
de violence, de racisme, d’orientalisme
et d’islamophobie, dont les conséquences
se feront encore sentir pendant des
années.
Une partie moins
discutée de la guerre américaine contre
l’Islam et les musulmans au cours des
vingt dernières années est la tentative
systématique et organisée d’anéantir la
société musulmane américaine. On peut
bien sûr en dire autant du sentiment
anti-musulman qui a fleuri en
Europe pendant les guerres
occidentales contre l’Afghanistan et
l’Irak, et d’autres pays musulmans.
Depuis lors et
jusqu’à aujourd’hui, les musulmans
américains se sont vus contraints de
faire des choix pénibles pour éviter la
diabolisation des médias et la
persécution du gouvernement.
Certains ont choisi
de suivre la ligne dominante, pour se
transformer en défenseurs des puissances
coloniales et sans scrupules qui se sont
déchaînées contre les musulmans partout
dans le monde – tuant, torturant,
emprisonnant et punissant sans aucun
égard pour le droit international que
l’Occident lui-même avait façonné après
la Seconde Guerre mondiale.
Hamza Yusuf,
officiellement connu sous le nom de Mark
Hanson, était et reste peut-être le
meilleur exemple de ce que l’on appelle
le « musulman
de compagnie« , ainsi qu’il est
devenu célèbre en raison de sa
collaboration avec le régime de George
W. Bush pendant les guerres génocidaires
en Irak et en Afghanistan.
Des personnalités
comme Yusuf sont devenues extrêmement
importantes pour les projets américains
et occidentaux dans les pays musulmans,
car elles représentaient l’amalgame
idéal entre l’ « informateur de souche »
– un musulman soi-disant savant, bien
qu’il soit lui-même blanc – et
l’orientaliste
typique – l’érudit occidental à qui
l’on peut faire confiance pour
déchiffrer et disséquer l’ « Orient »
musulman de l’Occident colonialiste.
Selon le journal
The Guardian, Yusuf a
déclaré un jour à des dissidents
politiques musulmans : « Si vous
détestez l’Occident, émigrez dans un
pays musulman », affichant ainsi le même
sentiment raciste que les chauvinistes
d’extrême droite adressent souvent à
tous ceux qui osent remettre en question
les politiques gouvernementales en
matière de guerre, d’immigration ou
autre.
Ce sentiment a été
repris à son cmpte par le président
américain Donald Trump lorsqu’il a
tweeté en juillet dernier : « En
Amérique, si vous détestez notre pays,
vous êtes libre de partir ».
Selon l’infinie
« sagesse » de Yusuf et Trump, on ne
peut gagner le droit d’être un citoyen à
part entière que si l’on abandonne
complètement son droit d’afficher son
désaccord avec les politiques de son
gouvernement.
Dans la honteuse
pensée de Yusuf, il s’ensuit également
qu’un musulman ne peut jamais vraiment
être un citoyen permanent dans aucun
régime politique occidental, un
sentiment partagé par les mouvements
néofascistes qui
sévissent actuellement en Europe.
Il n’est donc pas
surprenant que lorsque le secrétaire
d’État américain – et fanatique
antimusulman bien connu – Mike Pompeo, a
annoncé la création de la Commission
des droits inaliénables – une autre
plateforme pour les préjugés politiques
et religieux visant les ennemis de Trump
dans le monde – Yusuf a immédiatement
été
choisi pour être membre de cette
commission.
Le problème,
cependant, est plus important qu’un seul
orientaliste. Il est devenu évident que
les terribles conséquences du 11
septembre – les guerres sanglantes qui
ont suivi, et le contrecoup tragique
mais prévisible du militantisme
anti-occidental aux États-Unis, en
Europe et ailleurs – ont,
malheureusement, réduit à néant le
discours musulman dominant dans les pays
occidentaux, en particulier aux
États-Unis.
Il était une fois,
chaque vendredi, des centaines d’imams
dans les mosquées américaines qui
rappelaient à tous la solidarité avec la
Palestine, le Cachemire, l’Afghanistan,
la Tchétchénie, etc. L’argent était
collecté pour diverses organisations qui
apportaient une aide aux victimes des
guerres dans le monde musulman. En fait,
l’unité autour de la Palestine semblait
rassembler des millions de musulmans
malgré leurs cultures et classes très
différentes, et même leurs propres
interprétations de l’Islam lui-même.
L’issue du 11
septembre, à savoir la « guerre contre
le terrorisme », a changé tout cela,
imposant un nouveau paradigme et un
choix radical aux communautés musulmanes
de tout le pays.
La
fermeture de la Fondation de Terre
Sainte, en raison de son soutien aux
Palestiniens et aux autres victimes de
la violence israélienne, n’était que la
partie émergée de l’iceberg. Les comptes
de nombreuses organisations caritatives
et organisations musulmanes ont été
vidés de leur substance, tandis que des
centaines, voire des milliers
d’intellectuels musulmans bien formés et
au franc-parler ont été détenus,
déportés, licenciés ou contraints au
silence par d’autres moyens.
Malheureusement,
c’était l’aube d’une nouvelle ère
tragique où des intellectuels musulmans
détestés, égoïstes et opportunistes – et
à vendre – régnaient en maîtres.
C’est grâce à cette
bande compromettante que les
gouvernements occidentaux ont réussi à
élaborer leur propre version du « bon
musulman » – divinophobe et
libre-penseur – et à l’opposer au
musulman convaincu, ce dernier
injustement mais sans cesse considéré
comme un sympathisant des terroristes.
Ces vingt dernières
années, j’ai eu le malheur de connaître
ou d’apprendre l’existence de nombre de
ces « bons musulmans », qui sont si
prompts à se faire remarquer lors de
fausses conférences de « dialogue
interconfessionnel », jouant avec verve
le rôle du musulman bien élevé chaque
fois qu’on leur demande.
Pour cette étrange
race de musulmans, la Palestine est un
obstacle, et le Cachemire est une terre
oubliée, désolée, car leur mission n’est
pas de défendre les opprimés. Au
contraire, ils sont souvent utilisés
comme des intermédiaires qui
transmettent les diktats officiels des
gouvernements, des États et de leurs
diverses institutions à leurs
concitoyens musulmans. En d’autres
termes, ils deviennent les musulmans
« officiels », dont les objectifs ne
sont pas ceux de leur propre communauté
– aider à mobiliser, organiser pour
défendre les intérêts d’autres groupes
marginalisés tout en construisant la
solidarité – mais, comme dans le cas de
Yusuf, sont d’adopter le programme de
Trump lui-même.
Le problème de ces
charlatans spirituels est qu’ils
alimentent l’idée erronée selon laquelle
les musulmans ne peuvent être que des
valets de la pègre ou des terroristes
potentiels ; que les musulmans doivent
être soumis ou qu’ils deviennent un
danger pour la société ; et que les
musulmans ne peuvent pas faire partie
d’un collectif plus large de dissidents
politiques qui prônent la justice et
l’égalité dans leur propre société, et
dans le monde entier.
Actuellement, dans
de nombreuses mosquées aux États-Unis,
la Palestine, le Cachemire,
l’Afghanistan et d’autres lieux de
grande et perpétuelle injustice sont à
peine mentionnés. Nombreux sont ceux qui
évitent même de défendre des causes
politiques et de s’engager dans des
actions à grande échelle au sein de leur
propre communauté. Peut-être
craignent-ils que cela ne les place dans
le collimateur du FBI ou des agences
locales d’application de la loi…
Mais, qu’est-ce que
l’Islam sans justice ?
Dans un verset du
Coran (5:8), Dieu dit : « O vous qui
avez cru, tenez ferme pour Dieu, soyez
témoins de la justice, et ne laissez pas
la haine d’un peuple vous empêcher
d’être juste. Soyez justes ; cela est
plus proche de la justice ».
L’accent mis sur la
justice et la construction de
communautés et de nations qui défendent
ce qui est juste est au cœur des valeurs
islamiques, et Mark Hansen ni aucun
autre musulman autoproclamé ne peut
changer cela.
Quant aux
gouvernements qui ne cessent de
caricaturer les musulmans et l’Islam
pour les rendre conformes à ses
objectifs, ils ne se rendent pas service
non plus, car une société forte repose
sur la liberté des individus et des
groupes d’agir dans un cadre légal et
démocratique, avec pour objectif
primordial de faire progresser les
intérêts de la nation tout entière.
La liberté pour la
Palestine, le Cachemire, l’Afghanistan,
ainsi que les droits des minorités, la
justice sociale, l’égalité des sexes et
des races, vont tous de pair. Aucun
défenseur sincère de la justice, érudit
qui se respecte et, il va sans dire,
vrai musulman, ne serait en désaccord
avec l’idée que la justice est
indivisible, une doctrine morale qui
définit l’Islam et les musulmans depuis
quinze siècles.
* Ramzy Baroud
est journaliste, auteur et rédacteur en
chef de
Palestine Chronicle. Son prochain
livre est «The
Last Earth: A Palestine Story» (Pluto
Press). Baroud a un doctorat en études
de la Palestine de l’Université d’Exeter
et est chercheur associé au Centre
Orfalea d’études mondiales et
internationales, Université de
Californie. Visitez son site web:
www.ramzybaroud.net.
4 mai 2010 –
RamzyBaroud.net – Traduction :
Chronique de Palestine – Lotfallah
Les dernières mises à jour
|