L'Humanité
Le retrait des troupes russes rebat les
cartes en Syrie
Pierre Barbancey
AFP
Mercredi 16 mars 2016
À Damas, on parle maintenant de «
réconciliation » qui se ferait sous
l’égide de la Russie. L’armée syrienne
affirme vouloir continuer le combat
contre Daech et le Front al-Nosra. À
l’étranger, le scepticisme reste de
rigueur. Damas (Syrie), envoyé
spécial.
«La tâche qui avait été demandée à
notre ministère de la Défense et aux
forces armées a été globalement
accomplie et j’ordonne donc au ministère
de la Défense d’entamer à partir de
demain (mardi) le retrait de la majeure
partie de nos contingents. » L’annonce
faite, lundi soir, par le président
russe, Vladimir Poutine, pourrait ouvrir
une nouvelle page, pacifique celle-là,
du conflit en cours en Syrie. Rien n’est
réglé pour autant. Mais la décision de
Moscou indique clairement que la
situation sur le terrain a profondément
changé depuis le 30 septembre, date de
l’intervention russe suite à la demande
du gouvernement syrien. Cette
déclaration intervient après une
conversation téléphonique entre Vladimir
Poutine et Bachar Al Assad. Un premier
groupe de bombardiers modernes Su-34 et
d’avions de transport Tupolev Tu-154
avec à son bord des techniciens et du
matériel militaire a déjà quitté la
Syrie.
L’annonce, lundi
soir, par Vladimir Poutine du retrait «
d’une partie importante » des troupes
russes dépêchées en Syrie à la demande
de Damas a eu – excusez l’expression –
l’effet d’une bombe. Certains espéraient
secrètement un enlisement de Moscou, à
l’instar de ce qui s’était passé avec
l’Union soviétique en Afghanistan. Il
n’en est rien. Surtout, ce retrait donne
une indication majeure de la situation
nouvellement créée sur le terrain. À la
fin de l’été 2015, le pouvoir syrien
était en effet en mauvaise posture,
cédant sous les coups de boutoir de
groupes armés et djihadistes disposant
d’effectifs et de moyens militaires et
financiers impressionnants, saisis dans
les casernes irakiennes et syriennes, ou
bénéficiant de l’aide de la Turquie.
L’organisation dite de l’« État
islamique » (Daech), malgré sa lourde
défaite face aux combattants kurdes de
Kobané, ne cessait de harceler les
troupes syriennes dans l’est du pays. À
l’ouest et au nord, le Front al-Nosra,
la branche syrienne d’al-Qaida,
bénéficiant du renfort de groupuscules
islamistes et de l’aide massive des pays
du Golfe, s’emparait de grandes villes
ou imposait des sièges. L’Armée syrienne
libre (ASL), de son côté, n’avait plus
qu’une présence infime sur le terrain,
la plupart des éléments la composant
rejoignant des formations islamistes.
L’aviation russe a
effectué 9 000 sorties en cinq mois
« Avec le soutien de
notre aviation, les forces syriennes ont
libéré 400 zones habitées et plus de
10 000 km2 du territoire », a fait
savoir Sergueï Shoigu, le ministre russe
de la Défense. De fait, les groupes
armés ont dû se retirer de tout ou
partie des gouvernorats de Lattaquié et
d’Alep. La ville de Palmyre a été «
bloquée », selon les termes du ministre
russe, et les actions militaires pour
libérer ce patrimoine de l’Unesco sont
en cours. L’intervention russe a donc
été décisive et… massive. Sergueï Shoigu
a ainsi précisé que l’aviation russe
avait effectué 9 000 sorties en cinq
mois. Pour la première fois, des frappes
ont été effectuées à partir d’avions et
de bateaux à 1 500 km de distance. Ce
qui explique que l’armée syrienne a
progressé et a pu reprendre le contrôle
de champs de gaz et de pétrole près de
Palmyre, dont trois ont déjà repris leur
activité à leur niveau d’avant-guerre.
Toujours selon Moscou, les frappes
aériennes ont détruit 209 centres de
production de pétrole tenus par les
djihadistes et presque 3 000
camions-citernes. Le ministre de la
Défense a expliqué à Vladimir Poutine
que « les ressources des terroristes ont
été largement coupées », ajoutant que
les routes de commerce du pétrole avec
la Turquie aussi bien que les
principales voies d’approvisionnement en
armes ont été bloquées. Le président
russe peut se réjouir : cette campagne a
permis l’éradication de 2 000
combattants islamistes venus de Russie,
dont 17 chefs de katiba (« brigade »).
Le Kremlin a
néanmoins précisé que ce retrait n’était
que partiel. Moscou maintiendra
opérationnelles ses bases, aérienne à
Khmeimim près de Lattaquié et naval à
Tartous. Aucune surprise. Ces bases,
situées en bord de mer, représentent le
seul accès de la Russie à la
Méditerranée. Ce qui explique en grande
partie l’empressement russe à soutenir
Damas. Le ministre de la Défense a par
ailleurs fait savoir que la surveillance
aérienne se poursuivrait, notamment par
l’utilisation de drones, pour veiller au
respect du cessez-le-feu. Un
cessez-le-feu en place depuis plus de
deux semaines maintenant et appliqué
pratiquement totalement, à l’exception
de quelques accrochages, mais qui ne
concernent ni Daech ni le Front al-Nosra.
Le chemin reste semé
d’embûches
Ce respect de la
trêve montre que l’action russe n’est
pas unilatérale. Le cessez-le-feu a été
forgé par Moscou et Washington, qui ont
fait et font pression pour qu’il soit
maintenu. Non seulement pour pouvoir
avancer sur le terrain diplomatique – le
chemin est toutefois encore semé
d’embûches –, mais également afin de
combattre efficacement Daech et al-Nosra,
deux créatures des pétromonarchies du
Golfe qu’on a laissé prospérer pour le
but final d’une opération qui a spolié
le peuple syrien de sa révolte et de ses
revendications : la chute du régime d’Assad.
Faut-il rappeler qu’en 2013, l’ancien
ministre français des Affaires
étrangères, Roland Dumas, révélait que
deux ans avant le soulèvement syrien il
avait été approché par deux officiels
britanniques qui lui avaient présenté un
plan secret pour faire tomber le pouvoir
à Damas ? Un ancien responsable des
renseignements américains, le
lieutenant-général Michael Flynn, a
également dévoilé les plans de la
Maison-Blanche, qui avait délibérément
décidé d’infiltrer les groupes
djihadistes afin d’orienter ces
mercenaires vers une déstabilisation du
régime. Dire cela n’est pas soutenir le
gouvernement syrien, mais simplement
souligner le double langage des grandes
puissances et des pays du Golfe.
Une source militaire,
que l’Humanité a rencontré à Damas mais
qui a tenu à garder l’anonymat tout en
s’exprimant officiellement (sic), s’est
réjouie de ces nouveaux développements,
précisant que « se met maintenant en
place la réconciliation qui se fera sous
le contrôle russe ». En clair, là où les
groupes armés ont décidé de respecter la
trêve, les forces syriennes n’essaieront
pas de les déloger. Une avancée minime
que nous n’avons néanmoins pas encore pu
constater directement, tout étant soumis
à autorisations et le contact avec les
groupes armés étant pour le moins
difficile et peu sûr. « Les Russes font
ça avec les groupes locaux, pas avec
Daech et al-Nosra », précise notre
source, qui ajoute : « Ceux qui sont
avec ces deux organisations terroristes,
qu’ils soient français, britanniques,
américains ou autres, seront tués. Tous
les vrais groupes syriens sont pour la
réconciliation. Lorsque celle-ci sera
effective dans tout le pays, il y aura
une coordination naturelle entre les
armées syrienne et russe pour tenir
compte des développements quotidiens,
notamment pour les réunions
internationales, afin de trouver une
solution pour la Syrie ! »
Davantage de
pression sur le régime du président
Assad
Josh Earnest, le
porte-parole de Barack Obama, a souligné
de son côté qu’il était pour l’heure «
difficile » de mesurer l’impact sur les
négociations en cours et sur la «
dynamique » de la guerre. Le chef de la
diplomatie allemande, Frank-Walter
Steinmeier, a de son côté estimé que «
si les annonces d’un retrait des troupes
russes se concrétisent, cela augmente la
pression sur le régime du président
Assad pour négocier enfin de façon
sérieuse à Genève une transition
politique ». En Suisse justement, une
partie de l’opposition syrienne qui s’y
trouve a accueilli l’annonce de Vladimir
Poutine avec prudence, déclarant
attendre d’en vérifier les effets sur le
terrain et redouter une « ruse » du
Kremlin.
Le journaliste
politique du quotidien russe Kommersant,
Maxim Yousin, pointe du doigt un des
dangers de la décision de Poutine : que
les affrontements ne reprennent et que
l’armée syrienne, sans soutien aérien
conséquent, ne recule à nouveau. «
Pourtant, on imagine difficilement que
les représentants russes n’aient pas
abordé une telle option lors des
consultations avec les États-Unis et les
pays arabes, écrit-il. Il est beaucoup
plus logique de supposer que les
dirigeants russes ont pu obtenir de
leurs partenaires étrangers certaines
garanties sur le fait que Bachar Al
Assad, privé de l’aide de Moscou, ne
subira pas le même sort que le dirigeant
afghan prosoviétique Najibullah,
renversé puis châtié par ses
adversaires. Un tel scénario aurait en
effet des conséquences catastrophiques
pour la réputation de Moscou, dans la
région mais aussi dans le monde entier.
» Avant de retirer ses troupes, la
Russie a néanmoins pris soin de livrer
des avions dernier cri et certains
armements sophistiqués à Damas.
Les combats font
rage à Diyarbakir, au Kurdistan
turc. La police d’Erdogan s’attaque
aux rebelles. Toute la journée
d’hier, on a enregistré des tirs à
l’arme automatique et au
lance-roquettes. Désormais, les
heurts concernent également le
district de Baglar, placé sous
couvre-feu. Des jeunes militants du
Parti des travailleurs du Kurdistan
(PKK) y ont érigé des barricades.
Trois militants kurdes ont été tués
hier, ainsi qu’un policier. Par
ailleurs, l’aviation turque a
annoncé avoir tué 45 personnes en
tirant sur des positions kurdes dans
la zone de montagnes de Kandil, au
nord de l’Irak. Les combats se
multiplient dans plusieurs villes du
sud-est du pays, à dominante kurde,
et durent depuis des mois. En
juillet dernier, suite à un attentat
à Suruç perpétré par les islamistes,
les combats entre PKK et État turc
avaient repris. « Jusqu’à
récemment, la guerre avec l’armée
turque avait seulement lieu dans les
montagnes. Puis elle s’est déplacée
dans les villes. Maintenant, il y
aura des combats partout », a
annoncé Cemil Bayik, dirigeant du
PKK, dans un entretien au quotidien
britannique Times. « À ce stade
de la lutte, tout ce que nos
combattants ont l’ordre de faire
sera légitime », a-t-il déclaré
depuis les monts Kandil en Irak.
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Publié le 19 mars 2016 avec l'aimable
autorisation de
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