Interview
Leïla Shahid : « En reconnaissant l’État
de Palestine,
la France serait à la hauteur de ce
qu’elle veut être »
Pierre Barbancey
Née à Beyrouth, au Liban, où une partie
de sa famille a été déportée,
Leïla
Shahid consacre sa parole publique à
défendre la cause palestinienne.
©Stephan
Agostini/AFP
Samedi 6 octobre 2018
Ancienne ambassadrice de Palestine en
France puis auprès de l’Union
européenne, Leïla Shahid analyse la
situation au Proche-Orient et dénonce
certaines postures internationales.
Au niveau européen,
la question de la reconnaissance de
l’État de Palestine
est soutenue par l’Espagne, tandis
que la France semble encore attentiste.
À l’ONU, le président de l’Organisation
de libération de la Palestine (OLP) et
de l’Autorité palestinienne, Mahmoud
Abbas, demande qu’on reconnaisse le
statut d’un État sous occupation. Sur le
terrain, la colonisation et la
répression du gouvernement Nétanyahou se
poursuivent, contre toute résistance
palestinienne mais également contre les
associations israéliennes de défense des
droits de l’homme.
Entretien avec
Leïla Shahid, déléguée générale de
l’Autorité palestinienne en France de
1994 à 2005, puis ambassadrice de la
Palestine auprès de l’Union européenne,
de la Belgique et du Luxembourg jusqu’en
2015.
Vingt-cinq ans
après les accords d’Oslo qui étaient
censés finaliser la création d’un État,
quelle est la situation du peuple
palestinien ?
Je dirais que nous
sommes dans la situation d’une deuxième
Nakba (la catastrophe). C’est-à-dire une
situation aussi grave qu’il y a
soixante-dix ans lorsque la Palestine a
été retirée au peuple palestinien et que
nous sommes devenus des réfugiés. Nous
avons néanmoins fait un chemin assez
important. L’OLP a ressuscité une
identité nationale palestinienne, a
défini un but, à savoir la création d’un
État palestinien aux côtés de celui
d’Israël…
Mais aujourd’hui,
ce gouvernement israélien, le plus
raciste et le plus criminel que nous
ayons vu depuis 1948, a
voté une loi en juillet dernier
définissant clairement Israël comme un
État d’apartheid, puisqu’elle établit
deux sortes de citoyens : les juifs qui
ont un statut, le reste de la population
un autre, avec moins de droits. Il y a
également un Premier ministre qui dit
ouvertement qu’il ne veut pas d’un État
palestinien et qui, sur le terrain, a
tout fait pour détruire la possibilité
de création d’un État palestinien avec
l’expansion de la colonisation,
l’annexion officielle de Jérusalem-est,
la séparation totale de la Cisjordanie
d’avec Jérusalem, la déclaration de
guerre aux réfugiés avec la complicité
des États-Unis afin de
couper les vivres à l’organisme de l’Onu
en charge des réfugiés, l’UNRWA.
Parallèlement, la
situation mondiale relève du chaos. Vous
avez
des États arabes qui soudain deviennent
les alliés d’Israël contre les
Iraniens. Et l’Irak et la Syrie, qui
étaient des piliers du monde arabe et
sont maintenant décomposés. L’Union
européenne se noie dans un verre d’eau –
si je peux me permettre l’expression –
pour quelques milliers de migrants, la
guerre commerciale fait rage… Et la
situation palestinienne intérieure est
très grave avec une population qui ne se
retrouve pas dans sa direction
politique, qu’elle soit Hamas ou qu’elle
soit Fatah. Tout cela fait que personne
ne se préoccupe de notre problème et
qu’il s’agit d’un feu vert pour Benjamin
Nétanyahou. Cela ne signifie pas que les
Palestiniens n’ont pas d’avenir. Mais
ils se trouvent à un moment charnière où
ils doivent redéfinir tous les critères
de leur combat.
La solidarité
internationale à l’égard des
Palestinien·nes s’exprime
grâce à des
collectifs comme Boycott
Désinvestissement Sanctions.
©A.
Katz/Shutterstock.com
Historiquement,
les Palestiniens ont tenté la lutte
armée puis la voie diplomatique. Les
deux ont échoué. Que reste-t-il ?
Je ne suis pas
d’accord avec les termes. La lutte armée
n’a pas échoué dans la mesure où elle
n’était pas conçue comme seul instrument
de libération de la Palestine. Les
fedayins [les combattants palestiniens,
ndlr] étaient trop intelligents et trop
lucides pour penser qu’ils allaient
battre la quatrième puissance militaire
du monde. La lutte armée avait pour but
– comme toutes les luttes de libération
nationale qui en sont passées par là –
de montrer la volonté d’un peuple à
revendiquer son droit à
l’autodétermination. Cette lutte armée a
permis à l’OLP d’exister et de
recomposer les morceaux du corps
palestinien disséminés un peu partout
depuis 1948.
L’OLP n’a donc pas
échoué dans son projet de représentation
nationale palestinienne. Je dirais même
que les accords d’Oslo, c’est-à-dire la
tentative de négociations liée aux
changements du système bipolaire du
monde dans le contexte suivant la chute
du mur de Berlin, devaient représenter
d’une certaine manière ce nouvel ordre
mondial. L’échec d’Oslo n’est pas notre
échec, mais celui de cet ordre censé
remplacer l’ancien. En fait, c’est un
désordre mondial, qui sert la guerre et
pas la paix, qui n’a plus de logique. Il
y a une totale perte de repères. Il n’y
a plus d’instruments de rapports
politique et économique pour décider
d’une vision. L’échec d’Oslo, c’est
celui des Palestiniens, des Israéliens,
des Occidentaux, des Arabes et des
Nations unies. Tous ont échoué.
Comment
jugez-vous l’attitude de l’Union
européenne et singulièrement celle de la
France qui fait beaucoup de déclarations
mais passe peu à l’acte ?
L’Union européenne
n’a jamais été très courageuse ni à
l’égard de la Palestine ni à l’égard
d’autres pays. Parce qu’elle a avant
tout posé comme base de ses relations
stratégiques le commerce international.
Ce qui la cimente, c’est l’euro. Ce qui
l’intéresse, c’est d’augmenter les
richesses. Mais elle n’a pas vraiment de
vision politique. Le repli sur
l’extrême-droite auquel on assiste
marque d’ailleurs l’échec de l’Europe
des citoyens.
Les citoyens
peuvent-ils agir pour qu’enfin un État
palestinien voie le jour aux côtés
d’Israël ?
Il faut d’une part
se mobiliser et garder un contact direct
avec les forces vives palestiniennes. Il
faut aller sur place, inviter les gens
là-bas à venir ici. D’autre part, il
faut intervenir sans excès, avec un
discours serein, sur le droit universel
de tous, y compris des Israéliens. Et
sur le fait que la France a des devoirs
à l’égard de la Palestine et avant tout
le devoir de reconnaître l’État
palestinien. Même si aujourd’hui nous
voyons la difficulté de sa mise en œuvre
réelle, cela ne doit pas empêcher celle
du droit. La Suède, qui ne s’est jamais
impliquée au Moyen-Orient,
a reconnu l’État de Palestine l’année
dernière. Ce n’est pas le cas de la
France qui, elle, a pourtant colonisé le
Liban, la Syrie, le Maroc, l’Algérie, la
Tunisie, la Mauritanie…
Or qu’est-ce qui
empêche aujourd’hui Emmanuel Macron de
reconnaître l’État de Palestine dans les
frontières de 1967 ? D’ailleurs seule la
création d’un État palestinien pourrait
garantir à Israël un avenir dans la
région. La France serait alors à la
hauteur de ce qu’elle veut être. C’est
cette reconnaissance que doivent exiger
tous ceux qui sont attachés aux droits
du peuple palestinien. Je serais
vraiment heureuse si la France pilotait
cette demande de reconnaissance. Si elle
le fait, beaucoup d’États européens la
suivront, j’en suis convaincue.
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