Palestine
Nouvelles révélations sur les
massacres
de Sabra et Chatila
OrientXXI
Sabra-Shatila
Photo Series.
The Palestine
Poster Project Archive
Jeudi 1er novembre 2018
Dans un livre sur la diplomatie
américaine au Proche-Orient, le
chercheur Seth Anziska revient sur les
massacres de Sabra et Chatila (1982). Il
apporte des éléments nouveaux sur
l’implication du gouvernement israélien.
Analyse de l’ouvrage et entretien avec
l’auteur par Sylvain Cypel.
À l’automne 2012, à
l’occasion des trente ans des massacres
de Sabra et Chatila, le chercheur
américain Seth Anziska publiait un
article dans le New York Times
sur la manière dont les dirigeants
israéliens avaient, comme le déclarera
le sous-secrétaire d’État Lawrence
Eagleburger, « délibérément trompé »
leurs interlocuteurs américains sur les
massacres en cours dans les camps
palestiniens dont ils avaient
connaissance. L’article montrait aussi
l’attitude peu courageuse que leur avait
opposée l’administration Reagan, son
ambassadeur itinérant au Proche-Orient
Morris Draper au premier chef.
Pour ce faire,
Anziska s’appuyait beaucoup sur des
sources diplomatiques américaines.
Aujourd’hui, il revient à la charge, et
plus en profondeur. Dans un ouvrage
intitulé Preventing Palestine : A
Political History From Camp David to
Oslo, une étude sur la diplomatie
américaine au Proche-Orient sur la
période qui va du premier accord de Camp
David (1977) aux accords d’Oslo (1993)1,
il consacre une vingtaine de pages aux
massacres de Sabra et Chatila. Il a,
cette fois, eu accès à de nouvelles
sources, dont des documents classifiés
des travaux de la célèbre commission
Kahane qui, en Israël, avait évalué les
responsabilités des dirigeants dans ces
crimes2.
Coup de force
israélien
Anziska rappelle
que peu avant ces massacres, Israël
avait remporté de facto une
semi-victoire, avec l’expulsion
(négociée) des combattants palestiniens
de l’Organisation de libération de la
Palestine (OLP), du Liban vers la
Tunisie et d’autres pays arabes. Mais
une fois ces forces évacuées, le
président américain Ronald Reagan avait
prononcé, le 1er septembre 1982,
le seul discours d’importance de ses
deux mandats consacré au conflit
israélo-palestinien. Il y exposait son
« plan » pour l’avenir. Sans envisager
un État palestinien, il soutenait une
évacuation israélienne des territoires
qu’elle occupait en Cisjordanie et à
Gaza. Son objectif consistait à
« réconcilier les enjeux sécuritaires
légitimes d’Israël avec les droits
légitimes des Palestiniens ». Il
proposait donc l’ouverture de
négociations, sur une période de
transition durant laquelle les
États-Unis exigeaient d’Israël « un
gel immédiat de toute colonisation ».
Enfin, le président américain spécifiait
que « les Palestiniens doivent jouer
un rôle dirigeant dans la détermination
de leur propre avenir ».
Le premier ministre
israélien, Menahem Begin, réagit avec
fureur. Dans une adresse à Reagan, après
avoir évoqué les droits bibliques des
juifs sur les territoires palestiniens,
il proclama que la voie ouverte par le
président américain menait
inéluctablement à l’instauration d’un
État palestinien. C’était inadmissible
pour Israël : « En un instant, vous
aurez alors une base soviétique au cœur
du Proche-Orient. » La relation
américano-israélienne va dès lors
connaitre une phase de tension.
« Il est temps de
signer un accord de paix »
Quant à Begin, lors
d’une rencontre avec Béchir Gemayel, le
chef des Phalanges chrétiennes qui
venait tout juste de se faire élire
président du Liban par un Parlement
réuni sous férule israélienne, il lui
assène sans aménité que « dès lors
qu’Israël lui a fait remporter la
présidence et a débarrassé son pays des
combattants de l’OLP, il était temps de
signer un accord de paix » avec lui.
Gemayel est interloqué par la
« brusquerie » et le mépris affichés
par son interlocuteur, mais il n’aura
pas le temps de beaucoup réfléchir à sa
proposition. Le 14 septembre, il est
assassiné par une bombe placée dans son
QG.
Le lendemain matin,
contrevenant au cessez-le-feu et à
l’exigence américaine, l’armée
israélienne investit Beyrouth. Une
« mesure de précaution », explique
Begin aux Américains. Le 16, les
phalangistes chrétiens entrent dans les
deux camps palestiniens. Les Israéliens
les ont laissé traverser leurs lignes.
Pis : ils leur offrent un soutien
logistique (en particulier ils éclairent
les camps la nuit).
De l’article écrit
il y a six ans, il ressortait que les
Israéliens, avec détermination, avaient
imposé leur point de vue à des
Américains incapables de les forcer à
faire cesser les massacres en cours. Le
17, Draper et l’ambassadeur américain à
Tel-Aviv Sam Lewis rencontrent le
ministre de la défense Ariel Sharon, le
chef d’état-major Rafael Eitan et le
chef du renseignement militaire,
Yehoshua Saguy. Draper exige d’Israël
que les Phalanges se retirent des camps.
Saguy refuse. Quand Draper insiste, le
général israélien lui rétorque,
narquois : « Et qui va les empêcher
de rester ? »3.
Puis les Israéliens
font la liste des camps qu’il est
nécessaire de « nettoyer des
terroristes », affirmant
fallacieusement que les combattants
palestiniens y sont toujours présents.
Draper, inquiet : « Des gens hostiles
diront que Tsahal reste à Beyrouth pour
permettre aux Libanais de tuer des
Palestiniens dans les camps ».
Sharon : « Alors on va les tuer,
nous. Il n’en restera aucun. […]
Si vous ne voulez pas que les Libanais
les tuent, nous les tuerons, nous. »
Manière de dire : et qu’oserez-vous
faire contre nous ? Les Israéliens
obtiennent des Américains le maintien
des phalangistes dans les camps pour
encore 48 heures. On connait le bilan :
entre 800 et 2 000 personnes assassinées
ou disparues. Des femmes violées, des
enfants et des vieillards abattus, des
hommes emmenés vers des destinations
sans retour.
« Un plan pour
s’occuper des Palestiniens »
Dans son présent
ouvrage, Anziska s’intéresse plus aux
origines profondes du massacre perpétré
par les Phalanges chrétiennes, affidées
de l’armée israélienne. « De
nouvelles preuves trouvées dans le
rapport de la commission Kahane, tirées
des annexes non publiées jusqu’ici
écrit-il, décrivent une image plus
incriminante de Sharon et un grand
empressement des officiels israéliens à
voir entrer les miliciens phalangistes »4
dans les camps. « Cela ressort des
discussions menées depuis longtemps
entre Israël et les dirigeants maronites
pour “nettoyer la ville des terroristes”
comme élément clé d’un ordre du jour
politique concernant tout le Liban. Le
plus important est que ces plans
n’étaient pas limités à l’expulsion des
seuls combattants de l’OLP. Il ressort
clairement de divers documents que ce
plan concernait les réfugiés
palestiniens en général ». Telle est
bien la seule conclusion possible à
laquelle mène la lecture des documents
cités par Anziska : ce qui unissait
Israéliens et phalangistes dans cette
invasion israélienne, ce n’était pas
uniquement affaiblir l’OLP, mais aussi
promouvoir « un plan pour s’occuper
des Palestiniens » en général, comme
le dit le général Saguy dans une
conversation avec Béchir Gemayel tenue
dans le ranch privé d’Ariel Sharon, le
31 juillet.
Comment
« s’occuper des Palestiniens » ? Les
documents cités par le chercheur
montrent que les Israéliens étaient
parfaitement informés des intentions des
phalangistes d’expulser par la terreur
des Palestiniens du Liban. Pour mener ce
« plan » à bien, Gemayel indique au
directeur du Mossad, Nahum Admoni, le
14 juin 1982, une semaine après le début
de l’invasion israélienne, qu’« il
est possible que, selon le contexte,
nous ayons besoin de plusieurs Deir
Yassine »5.
Cette phrase est énoncée trois mois
avant les massacres. Béchir, précise
Admoni, était obnubilé par « l’enjeu
démographique. […] Et quand il
parlait de changement démographique,
c’était toujours en termes de tueries et
d’éliminations ».
Le sujet est à
nouveau évoqué sans ambiguïté dès le
début juillet. Lors d’une rencontre au
QG des miliciens maronites à Beyrouth,
Gemayel demande aux Israéliens
« s’ils s’y opposeraient au cas où il
[lui, Gemayel] ferait entrer des
bulldozers dans les camps palestiniens
du sud, pour les en faire partir ».
Sharon, qui est présent, répond :
« tout ça n’est pas notre affaire. »
« Des discussions ouvertes pour chasser
les Palestiniens par la violence et
l’expulsion continuèrent juste avant le
massacre », note Anizka. Deux jours
avant son assassinat, Gemayel dit à
Sharon que « les conditions doivent
être créées pour mener les Palestiniens
à quitter le Liban ».
Inciter la
population à fuir
Selon le témoignage
devant la commission Kahane du colonel
israélien Elkana Harnof, haut
responsable du renseignement, les
phalangistes lui avaient déclaré que
« Sabra deviendrait un zoo et Chatila un
parking ». Bref, Sharon et les
siens, écrit Anziska, ne pouvaient pas
ne pas avoir compris que l’entrée des
forces de Gemayel dans les camps de
réfugiés se traduirait par « des
violences indiscriminées qui
pousseraient à l’exode des civils
palestiniens des camps et le rasage
subséquent de leurs habitations ».
Un membre de l’équipe d’enquête de la
commission Kahane recueillit le
témoignage du père d’un des phalangistes
qui lui confia qu’avant l’opération, les
miliciens chrétiens avaient été briefés
par leur chef, Elie Hobeika. Là,
« les hommes comprirent que leur mission
consistait à liquider les jeunes
Palestiniens, de sorte à inciter [la
population] à fuir massivement les
camps ». Ainsi, leur dit leur chef,
ils accompliront « l’acte final de la
vision qu’avait Béchir de la guerre à
Beyrouth-Ouest ».
Les éléments
contenus dans cet ouvrage montrent, sans
l’ombre d’une contestation, que
l’appareil sécuritaire israélien, dans
son ensemble, avait pleinement
connaissance des intentions de son allié
et affidé libanais, les Phalanges
chrétiennes. Mais pour Anziska, les
massacres de Sabra et Chatila
s’inscrivent dans un contexte plus
large : celui de la politique menée par
Israël sur la question nationale
palestinienne dans son ensemble. À
l’occasion de la sortie de son livre, le
chercheur nous a accordé un entretien.
Entretien avec Seth
Anzizka
Empêcher à tout prix la création
d’un État palestinien
Orient XXI.
— Sur la période que vous étudiez, il
ressort de votre livre qu’empêcher la
création d’un État palestinien a été
l’objectif prioritaire constant des
gouvernements israéliens, quels qu’ils
soient.
Seth Anzizka.—
Absolument. Jusqu’aux années 1970,
l’idée de souveraineté ou
d’autodétermination palestinienne est
totalement absente de la réflexion
politique israélienne. Cela change
lorsque le président américain Jimmy
Carter parle d’une « patrie »
(homeland) pour les Palestiniens.
L’accord de Camp David entre l’Égypte et
Israël en 1977 évoque une future
« autonomie », pas un État. Mais à
partir de là, les Israéliens font tout
pour contrer la possibilité d’une
autodétermination palestinienne. Même
Yitzhak Rabin, contrairement à l’image
bâtie après sa mort, était farouchement
opposé à la création d’un État
palestinien, y compris après Oslo. Son
dernier discours à la Knesset est très
clair : il ne veut pas d’un véritable
État palestinien. Shimon Pérès y était
encore plus hostile. Dans leur esprit,
il ne pouvait s’agir que d’une vague
autonomie sous contrôle israélien. Il en
va de même aujourd’hui avec Benyamin
Nétanyahou.
O. XXI. —
Quels sont les éléments les plus
novateurs de vos recherches ?
S. A. — J’ai
pu travailler sur des archives
classifiées et d’autres récemment
ouvertes. J’ai été choqué de voir la
constance israélienne : ne jamais céder
sur la préservation du contrôle du
territoire habité par les Palestiniens.
C’est ce qui explique que la
construction de colonies se poursuit
sous tous les gouvernements. Le
président Jimmy Carter, par exemple,
comprend très vite ce que font les
Israéliens. Mais il est en fin de mandat
et très affaibli. Après lui, Ronald
Reagan sera mieux disposé à leur égard.
Carter considère les colonies comme
« illégales », comme le stipule le droit
international. Sous Reagan, elles
deviennent un « obstacle à la paix ».
Pour les Israéliens, c’est un acquis :
elles ne sont plus illégales aux yeux de
Washington.
O. XXI. —Qu’est-ce
qui est neuf dans les informations que
vous apportez ?
S. A. — Les
archives de la commission Kahane
montrent des signes clairs de
coordination entre Israéliens et
phalangistes avant leur entrée dans les
camps, bien qu’il s’agisse toujours de
« se débarrasser des terroristes », d’où
l’exonération partielle de
responsabilité des chefs militaires
israéliens par la commission. Le
problème est que celle-ci a enquêté sur
les responsabilités israéliennes
directes dans les tueries, pas sur la
logique qui a mené à commettre ces
actes. Pourtant, bien avant Sabra et
Chatila, Israéliens et phalangistes
avaient non seulement mentionné entre
eux la « liquidation des
terroristes », mais aussi l’avenir
de la population. Ils ont sans ambiguïté
évoqué l’idée qu’un massacre pousserait
les Palestiniens à fuir le Liban.
O. XXI. —Les
généraux israéliens et le Mossad
apparaissent clairement informés des
intentions des phalangistes. Mais qu’en
est-il du gouvernement israélien ?
S. A. — De
sa discussion avec l’envoyé spécial
américain Draper, il est évident que le
ministre des affaires étrangères Ytzhak
Shamir est très conscient de ce qui se
passe dans les camps palestiniens durant
les massacres. Mais ce que montrent
surtout ces archives, ce n’est pas
l’existence d’éléments pouvant
incriminer tel ou tel décideur. C’est un
contexte général et une accumulation de
signes concordants qui expliquent
pourquoi les Israéliens, en connaissance
de cause, laissent les Phalanges
commettre leur carnage.
Seth Anziska
Américain, enseignant-chercheur à l’University
College de Londres.
Les dernières mises à jour
|