Palestine
Le "nouvel antisémitisme"
Neve Gordon
Vendredi 5 janvier 2018
Peu après le début de la seconde
Intifada de septembre 2000, je suis
devenu actif dans un mouvement politique
juif-palestinien appelé Ta’ayush, qui
mène une action directe non-violente
contre le siège militaire qu’Israël
impose à la Cisjordanie et à Gaza.
L’objectif du mouvement n’est pas
simplement de protester contre les
violations par Israël des droits humains
mais de se joindre au peuple Palestinien
dans sa lutte pour son
auto-détermination.
Depuis un certain nombre d’années
maintenant, je passe la plupart de mes
week-ends avec Ta’ayush en Cisjordanie ;
pendant la semaine je rends compte de
nos activités dans la presse locale et
internationale. Mes articles ont attiré
l’attention d’un professeur de
l’université de Haïfa, qui a écrit une
série d’articles m’accusant d’abord
d’être un traître et un suppôt du
terrorisme, ensuite d’aspirer au « Judenrat »
et d’être antisémite. Ces attaques ont
circulé d’abord sur des sites
d’extrême-droite ; j’ai reçu par
email menaces de mort et messages de
haine ; des courriers ont été envoyés à
l’administration de mon université,
certains émanant d’importants donateurs
de celle-ci, pour demander mon renvoi.
Je fais part de
cette expérience personnelle parce que
j’ai l’impression que bien des gens qui,
en Israël comme à l’étranger, se sont
souciés de mon sort et m’ont offert leur
soutien, dans leur inquiétude sincère
pour ma sécurité, n’ont peut-être pas
réalisé quelque chose de très important
dans l’accusation de « nouvel
antisémitisme » et qui elle vise en
définitive.
Le “nouvel
antisémitisme”, nous dit-on, se présente
comme une critique du sionisme, des
actions et de la politique d’Israël, et
se manifeste souvent dans des campagnes
déclarant le gouvernement israélien
coupable au regard du droit
international, un récent exemple en
étant le mouvement Boycott,
Désinvestissement, Sanctions (BDS). En
cela, il se distingue de l’antisémitisme
« traditionnel », compris comme haine
des juifs en soi, l’idée que les Juifs
seraient inférieurs par nature, la
croyance en un complot juif mondial ou
en un contrôle juif du capitalisme etc.
Le « nouvel antisémitisme » diffère
également de sa forme ancienne pour ce
qui est des affinités politiques de ses
présumés responsables : alors qu’on
assimile généralement les antisémites à
la droite politique, les nouveaux
antisémites sont, aux yeux de leurs
accusateurs, principalement issus de la
gauche politique.
La logique du
“nouvel antisémitisme” peut être
formulée comme un syllogisme : i)
l’antisémitisme est la haine des Juifs,
ii) être Juif c’est être sioniste, iii)
donc l’antisionisme est antisémite.
L’erreur a à voir avec la seconde
proposition. Prétendre que sionisme et
judéité sont identiques, ou qu’un lien
de continuité peut être établi entre
l’État d’Israël et le peuple juif, est
faux. Beaucoup de Juifs ne sont pas
sionistes. Et le sionisme présente de
nombreux traits qui en aucun cas
n’appartiennent ou ne sont
caractéristiques de la judéité, mais
émanent plutôt des idéologies
nationalistes et coloniales des trois
derniers siècles. La critique du
sionisme ou d’Israël n’est pas
nécessairement le produit d’une
animosité à l’encontre des Juifs ;
inversement, la haine des Juifs
n’implique pas nécessairement
l’antisionisme.
De surcroît, il est
possible d’être à la fois sioniste et
antisémite. La preuve en est apportée
par les déclarations des suprématistes
blancs aux États-Unis et par les
politiciens de l’extrême droite en
Europe. Richard Spencer, un leader des
ultraconservateurs américains n’a aucun
problème à se caractériser comme un
« sioniste blanc » (« en tant que
citoyen israélien », a-t-il expliqué à
son interviewer de la chaine
d’information israélienne Channel 2,
« empli d’un sentiment national et
identitaire, et compte tenu de
l’histoire et des épreuves du peuple
Juif, vous devriez respecter quelqu’un
comme moi, qui éprouve des sentiments
d’appartenance identiques en tant que
blanc… Je veux que nous ayons une patrie
sûre pour nous et rien que pour nous.
Juste comme vous voulez une patrie sûre
pour Israël »), alors que ce même
monsieur croît également que « les Juifs
sont largement surreprésentés dans ce
que l’on peut appeler l’establishment ».
Gianfranco Fini de l’Alliance nationale
italienne et Geert Wilders, leader du
parti de la liberté néerlandais, ont
aussi marqué leur admiration du sionisme
et de l’ethnocratie « blanche » de
l’État d’Israël, alors que dans d’autres
circonstances, ils affichaient des idées
antisémites tout à fait ordinaires.
Trois choses font pencher ces
antisémites vers Israël : premièrement
le caractère ethnocratique de l’état ;
deuxièmement une islamophobie qu’ils
considèrent qu’Israël partage avec eux ;
et troisièmement des politiques d’une
dureté sans concessions vis-à-vis des
migrants noirs d’Afrique (l’une des
dernières d’une série de mesures visant
à contraindre les migrants érythréens et
soudanais à quitter Israël, oblige
depuis le début de 2017 les demandeurs
d’asile à déposer 20 % de ce qu’ils
gagnent dans un fonds, qui ne sera
débloqué que si et quand ils quitteront
le pays).
Si le sionisme et
l’antisémitisme peuvent coïncider, alors
– conformément au principe de
contradiction - l’antisionisme et
l’antisémitisme ne sont pas réductibles
l’un à l’autre. Bien sûr, il est vrai
que dans certains cas, il peut exister
un chevauchement entre antisionisme et
antisémitisme, mais cela en soi, ne nous
dit pas grand-chose, dans la mesure où
de nombreux points de vue et idéologies
peuvent coïncider avec l’antisémitisme.
Vous pouvez être un capitaliste, ou un
socialiste ou un libertaire et aussi
être un antisémite, mais le fait que
l’antisémitisme puisse être en phase
avec des idéologies diverses ainsi
qu’avec l’antisionisme ne nous dit rien
ni des unes ni de l’autre. Cependant,
malgré une distinction claire entre
antisémitisme et antisionisme, plusieurs
gouvernements, ainsi que des groupes de
réflexion et des ONG, insistent
maintenant sur l’idée que l’antisionisme
est nécessairement une forme
d’antisémitisme. La définition adoptée
par le gouvernement britannique actuel
offre 11 exemples d’antisémitisme, sept
d’entre eux impliquant une critique
d’Israël – une manifestation concrète de
la façon dont la nouvelle compréhension
de l’antisémitisme est devenue la vision
standard. N’importe quel reproche dirigé
contre l’État d’Israël suppose
maintenant une teinte d’antisémitisme.
Un exemple
idiosyncratique mais éclairant de ce
“nouvel antisémitisme” s’est déroulé en
2005 pendant le retrait d’Israël de
Gaza. Lorsque les soldats sont venus
pour évacuer les 8 000 colons juifs qui
vivaient dans cette région, certains
colons ont protesté en portant des
étoiles jaunes, en insistant
qu’ils « n’iraient pas comme des moutons
à l’abattoir ». Shaul Magid, le
président des Études juives à
l’université d’Indiana, souligne, qu’en
faisant ainsi, les colons considèrent le
gouvernement israélien et les militaires
israéliens comme antisémites. A leurs
yeux, le gouvernement et les soldats
méritent d’être appelés antisémites pas
parce qu’ils haïssent les juifs, mais
parce qu’ils mettaient en place une
politique antisioniste, sapant le projet
de mise en place du soi-disant
« Grand-Israël ». Cette représentation
de la décolonisation comme antisémite
est la clé d’une compréhension correcte
de ce qui est en jeu lorsque des
personnes sont accusées du « nouvel
antisémitisme ». Lorsque le professeur
de l’Université de Haïfa me qualifia
d’antisémite, je n’étais pas sa vraie
cible. Des gens comme moi sont
régulièrement attaqués, mais nous sommes
considérés comme des bouclier humains
par la machine « nouvel antisémitisme ».
Sa vraie cible, ce sont les
Palestiniens.
Il y a une ironie
ici. Historiquement, la lutte contre
l’antisémitisme a cherché à promouvoir
l’égalité des droits et l’émancipation
des Juifs. Ceux qui dénoncent le
« nouvel antisémitisme » cherchent à
légitimer la discrimination et
l’assujettissement des Palestiniens.
Dans le premier cas, celui qui souhaite
opprimer, dominer et exterminer les
Juifs est qualifié d’antisémite ; dans
le second cas, celui qui souhaite
prendre part à la lutte pour la
libération d’une domination coloniale
est qualifié d’antisémite. Ainsi, a noté
Judith Butler, « une passion pour la
justice » est « rebaptisée
antisémitisme » [1].
Le gouvernement
israélien a besoin du “nouvel
antisémitisme” pour justifier ses
actions et pour les protéger d’une
condamnation internationale ou
nationale. L’antisémitisme est
effectivement mobilisé, pas seulement
pour étouffer la liberté d’expression –
« Peu importe que l’accusation soit
vraie », écrit Butler ; son propos est
« de faire souffrir, d’entraîner un
sentiment de honte et de réduire au
silence celui qui est accusé » - mais
aussi pour réprimer un mouvement de
libération. La campagne non violente BDS
contre le projet colonial d’Israël et
les abus de droit est qualifiée
d’antisémite non pas parce que les
partisans du BDS haïssent les juifs,
mais parce qu’elle dénonce
l’assujettissement du peuple
palestinien. Cela met en lumière un
autre aspect troublant du « nouvel
antisémitisme ». Habituellement, on
qualifie quelqu’un « d’antisémite » pour
exposer et condamner son racisme ; dans
le cas du « nouvel antisémitisme »
l’accusation d’antisémitisme est
utilisée pour défendre le racisme et
pour soutenir un régime qui développe
des politiques racistes.
La question
aujourd’hui est comment préserver une
notion d’anti-antisémitisme qui rejette
la haine des Juifs, tout en ne
promouvant pas l’injustice et la
dépossession des territoires
palestiniens ou d’ailleurs. Il existe un
moyen de sortir de cette impasse. On
peut opposer deux injustices en même
temps. On peut condamner les discours de
haine et les crimes contre les juifs,
tels que ceux observés récemment aux US,
ou l’antisémitisme des partis politiques
européens d’extrême droite, et en même
temps on dénonce le projet colonial
d’Israël et on supporte les palestiniens
dans leur lutte pour
l’auto-détermination. Mais afin de
s’acquitter de ces tâches simultanément,
l’équation entre antisémitisme et
antisionisme doit tout d’abord être
repoussée.
Neve Gordon.
Traduction BO pour
l’UJFP.
Neve Gordon
est un politologue et historien
israélien né en 1965. Il enseigne à
l’Université Ben Gourion du Néguev où il
dirige également le Département de
sciences politiques et gouvernementales.
Il écrit principalement sur des
questions concernant le conflit
israélo-palestinien et les droits de
l’homme, se rangeant plutôt parmi les
historiens « post-sionistes ».
[1] Cette
citation est de Judith Butler, dans sa
préface à On Anti-Semitism : Solidarity
and the Struggle for Justice, un recueil
d’essais, compilé par JVP (Jewish Voices
for Peace) (Haymarket, 271 pp., £17.99,
April 2017, 978 1 60846 761 7). Butler a
écrit sur la différence entre
antisémitisme et critique d’’Israël dans
le numéro de London Review of Books du
21 août 2003
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