Opinion
Israël ne cherche qu'à gagner du temps !
Nasser Kandil
Lundi 14 juillet 2014
1. À votre avis, M. Kandil,
jusqu’où Israël pourrait pousser son
agression sur Gaza ?
Je pense qu’Israël est dans le pétrin,
car il est incapable de payer la facture
de la paix qui légitimerait sa
pérennité, comme il est incapable de
payer celle d’une guerre qui lui
permettrait de revenir au « temps des
initiatives ». C’est pourquoi, il mène
cette dernière agression contre Gaza
pour détruire tout ce qu’il pourrait
atteindre comme armes, dirigeants,
combattants et infrastructures,
considérant que ce seront autant de
bénéfices pour la prochaine étape du
conflit.
Gagner du temps me semble être « sa
seule stratégie du moment » face à une
nouvelle carte de la région qui se
dessine sans qu’il n’en soit le facteur
décisif. C’est d’ailleurs ce qui
explique son début de reculade devant la
création d’un état kurde qu’il avait
commencé par encourager [1], le
climat international et régional étant
dominé par les mises en garde contre les
dangers d’une partition de l’Irak.
2. D’autres guerres avec Israël
seraient donc en perspectives ?
Ce que je peux assurer c’est qu’au cas
où Israël déciderait de s’engager dans
une guerre ouverte, ou totale, elle
trouvera une Résistance prête à aller
jusqu’au bout et qui n’a plus
l’intention de laisser les portes
ouvertes aux « ajustements » qu’il ne
cesse d’exiger jour après jour […]
3. Vous dites qu’Israël n’a pas
de stratégie bien définie et qu’il ne
cherche qu’à gagner du temps. Pour quoi
faire ?
Je crois que tout ce que notre région a
vécu depuis la guerre d’Israël contre le
Liban, en Juillet 2006, est la
conséquence du rapport dit de
« Baker-Hamilton » remis au président
George W. Bush le 6 décembre 2006 [2][3].
En effet, il y a huit ans, le Liban
était à la veille d’une guerre mémorable
qui a établi une nouvelle équation
régionale suite à « l'érosion de la
force de dissuasion israélienne ». En
conséquence de quoi était née une
nouvelle approche américaine présentée
dans ce fameux rapport signé et
supervisé par deux piliers des deux
partis Démocrate et Républicain, des
responsables successifs des Services de
renseignement et des Affaires
étrangères, ainsi que des conseillers de
la Sécurité nationale…
En bref, ce rapport appelait les
États-Unis à tout faire pour résoudre le
conflit israélo-palestinien et
reconnaissait implicitement :
-
la défaite du
projet américain en Irak et en
Afghanistan,
-
l’échec du
rôle régional dévolu à Israël,
-
l’émergence de
puissances régionales avec
lesquelles il faudrait s’entendre
pour sauver la mise des États-Unis
en Irak et stabiliser la région.
Ceci, sur la base du retrait américain
d’Afghanistan et d’Irak avec :
-
acceptation d’un partenariat
américano-russe pour gérer la
stabilisation de la région,
-
reconnaissance
du rôle central
de l'Iran, État
nucléaire, en Afghanistan, en
Irak et dans les
Pays du Golfe,
-
reconnaissance
du rôle influent de la Syrie
sur les Pays du Levant.
Mais le plus
important
de ce rapport était d’amener Israël à
appliquer les résolutions des Nations
Unies relatives au conflit
arabo-israélien, dont :
-
un État
palestinien sur les territoires occupés
en 1967 avec Jérusalem-Est pour capitale,
-
une
juste solution au
problème des réfugiés
sur la base de
la « Résolution
194 » garantissant
droit au retour et indemnisation,
-
la restitution du
Golan occupé à la Syrie
jusqu'à la ligne
du 4
Juin,
-
la restitution des
fermes libanaises de
Chebaa.
Depuis Décembre 2006
nous vivons les conséquences du
dénigrement de ce rapport de
Baker-Hamilton à travers toute une série
de guerres par procuration et de
conflits censés saigner l’axe de la
Résistance.
Nul n’ignore l’étendue de
la coopération entre
Israël et les Pays du Golfe, notamment
l’Arabie saoudite et le Qatar, pour
contrecarrer les recommandations de ce
rapport stratégique pour les États-Unis,
ou leur trouver des alternatives, et
donc ignorer la feuille de route
préconisée pour assurer la stabilité
souhaitée dans la région.
Ces manigances ont
évolué d’étape en étape. Il y eut, pour
commencer, le pari sur les élections
iraniennes de 2008 avec le projet de
renverser le président Ahmadinejad pour
ramener au pouvoir Mohammad Khatami,
moyennant la promesse de consentir à un
« Empire iranien et à son dossier
nucléaire », contre l’abandon de la
cause palestinienne. À l’époque, Martin
Indyk avait parlé de « renverser l'Iran
en Palestine ».
Ce pari ayant échoué,
la première guerre contre Gaza eut lieu,
toujours sous le même slogan d’Indyk : «
renverser l'Iran en Palestine » !
L’échec d’Israël ayant été consacré, la
reprise d’une voie pacifique s’est
réduite à obliger l'Autorité
palestinienne à plus d'obéissance. D’où,
en 2010, le projet d’Hillary Clinton
pour une paix israélo-palestinienne
« partielle » faite de concessions
israéliennes minimales.
Mais l'extrémisme
israélien s’est chargé d’anéantir le
projet de Mme Clinton, le plan d’Israël
étant que la paix devait aboutir à une
« alliance arabo-israélienne face à
l’Iran ». En d’autres termes, les
sionistes ont préféré miser sur cette
alliance au lieu d’accepter le faible
coût qu’aurait représenté le
démantèlement de 10% des colonies
israéliennes en Cisjordanie pour
garantir la continuité territoriale
entre les parties du mini-Etat
palestinien résiduel.
4. Israël pourrait-il
continuer à gagner du temps pour lancer
d’autres guerres d’usure sans s’épuiser
lui-même ?
Étant donné la
défaite d’Israël dans sa guerre contre
le Liban en Juillet 2006, nous pensons
qu’il n’est plus question de guerres
ouvertes israélienne ou américaine. Mais
le déni des nouvelles réalités sur le
terrain suppose de combler le vide
stratégique suite au retrait américain
d’Irak et d’Afghanistan. Par conséquent,
depuis Décembre 2006, c'est-à-dire
depuis huit années, Israël cherche à
éviter de payer la facture du rapport
Baker-Hamilton en créant toutes sortes
de problèmes dans le but de paralyser
l’axe de la Résistance formé par l’Iran,
la Syrie, le Hezbollah et aussi le
Hamas.
Opportunément,
l’explosion du prétendu « printemps
arabe », certes né de la colère
populaire contre ses gouvernants, a été
l’occasion pour les États-Unis, la
Turquie et le Qatar, de mettre en
pratique leur hypothèse de confier le
pouvoir régional aux Frères Musulmans,
avec l’idée que l' « Empire ottoman »
hériterait du pouvoir
en Tunisie et en
Égypte, à la seule condition de
faire tomber la Syrie.
La guerre
« universelle » contre la Syrie eut donc
lieu, mais la voici qui se solde par un
échec, alors que la stratégie du chaos a
créé un environnement propice au
terrorisme et à son
enracinement, et que le califat
de « Daech» risque de diviser l’Irak et
d’autres entités de la région…
Chemin faisant, le
Hamas s’est égaré en imaginant que son
identité partagée avec les Frères
Musulmans primait sur son appartenance à
la Résistance palestinienne. Mais suite
à l’échec de ces derniers en Égypte et
aux victoires syriennes, il a révisé ses
comptes. Les néo-ottomans étant vaincus
et le « Front du refus » s’approchant de
la victoire, le Hamas ne peut retrouver
sa place qu’en regagnant les tranchées
de la Résistance à l’occupant israélien.
Israël a donc échoué
malgré ses tentatives répétées visant à
saper la Résistance. Peu importe les
prises de position de quelques
dirigeants politiques du Hamas. Peu
importe leurs désaccords avec le Fatah.
Ce qui compte, c’est que les Brigades
Al-Qassam [Branche armée du Hamas] sont
à l’œuvre et totalement engagées dans le
combat contre l’agression israélienne
sur Gaza.
Israël a parié sur la
défaite de la Syrie, et sur la défaite
du Hezbollah en Syrie, en soutenant
diverses organisations affiliées à
Al-Qaïda par ses raids aériens [4]
sur Jamraya [Centre de recherches
scientifiques au nord-ouest de Damas]
dans l’espoir qu’ils gagnent la guerre à
Al-Qusayr [Mai 2013], et par d’autres
raids sur Janta pour qu’ils l’emportent
à Yabroud, puis par des raids sur Al-Qunaitra
pour assurer une ceinture de sécurité
aux dits opposants syriens complices.
Mais tous ces plans
successifs ont échoué l’un après
l’autre. Israël est aujourd’hui anxieux,
car incapable d’aller à la guerre et
incapable de l’attendre. Ceci alors que
le monde entier assiste à la
cristallisation de deux camps, l’un
représentant les forces montantes avec
la Russie, la Chine, le Brésil et les
autres pays du BRICS, l’autre étant
dirigé par Washington battu en Ukraine
et en Syrie et qui se prépare à une
autre défaite au Yémen et en Irak…
Israël est donc face
à une nouvelle équation basée sur
l’anticipation de ce qui pourrait
résulter du retrait américain
d’Afghanistan à la fin de l’année,
maintenant que l’Irak est devenu l’allié
de la Syrie et de l’Iran, qu’une entente
de l’Occident avec l’Iran se profile à
l’horizon, que des signes avant-coureurs
de la victoire syrienne se vérifient, et
qu’une opposition au projet d’un État
kurde par partition de l’Irak est quasi
unanime malgré son soutien déclaré. Il
sait pertinemment que les conditions
d’une nouvelle guerre seront différentes
de la Guerre de 1973, comme l’a prédit
un rapport du Shabak [Service de
sécurité intérieure israélien] en 2010…
Une nouvelle guerre
qu’Israël ne gagnera pas face à la
Résistance qui s’est préparée à toutes
les éventualités, alors qu’il souffre du
même déficit structurel qui a causé ses
précédentes défaites. Tout ce qu’il a
réussi par cette nouvelle agression sur
Gaza est de rediriger la boussole vers
« la cause première », celle de la lutte
contre l’occupation et la colonisation
de la Palestine.
5. Et que pensez-vous de la
nomination de M. Staffan de Mistura
comme successeur de Lakhdar al-Barhimi
[5]?
À chaque étape de la guerre contre la
Syrie, un émissaire chargé d’une mission
précise. Kofi Annan a fini par se
désolidariser par une démission
historique. Lakhdar al-Brahimi dont
l’unique mission était de mener les
pourparlers politiques, a tenu tant
qu’il a pu. Nous voici rendus à l’étape
de M. De Mistura sélectionné, sans
doute, pour ses aptitudes techniques et
diplomatiques.
Techniquement, c’est l’homme qui a
supervisé la première
opération de
largage d’aides
alimentaires de l'ONU
[Chad - 1973] puis a été
directeur adjoint du Programme
alimentaire mondial [2009-2010].
Diplomatiquement, il a occupé de
nombreuses fonctions aux Nations unies [6],
en particulier comme représentant
spécial de l'ONU pour l'Afghanistan
[2010-2011], pour l'Irak [2007-2009] et
pour le Liban [2001-2004].
Par
conséquent, sa nomination laisse
présager l’existence d’une nouvelle
carte pour la région s’étendant de
l’Afghanistan au Liban où, pendant des
années, il a géré le conflit entre le
Hezbollah, Israël et l’État libanais.
Autrement dit, il possède les clefs du
conflit israélo-arabe. Il ne maîtrise
sans doute pas suffisamment le dossier
syrien, ce qu’il pourra compenser par
ses nombreuses relations avec des
personnalités régionales qui se
précipiteront, comme il se doit, pour le
mettre au courant des moindres détails.
6. À votre avis, quelle serait la
mission de De Mistura ?
Préparer la table des négociations en
vue de la nouvelle carte régionale. En
tant que médiateur de l’ONU dans le
conflit syrien, il pourra passer de la
Syrie, vers l’Irak, l’Afghanistan et le
Liban. Et je crois qu’il aura pour
principal associé le président égyptien
Al-Sissi.
7. Pensez-vous que cette nouvelle
carte régionale passe par la partition
de l’Irak ?
Non
je ne le pense absolument pas.
8. Pourtant, beaucoup affirment le
contraire, et prédisent sa partition en
trois états : sunnite, chiite et kurde.
Certains parlent en plus d’un « état
daechien » !
Fondamentalement, l’idée de la partition
ne concerne pas uniquement l’Irak et
repose sur la thèse de Bernard Lewis, le
célèbre historien américan [7],
laquelle thèse a été discutée sous les
auspices de l’OTAN à Franckfort en
Novembre 2012. La question était :
« Faut-il conserver les frontières
dessinées par Sykes-Picot, ou bien
devons-nous les redessiner en fonction
de la démographie régionale ? »,
c'est-à-dire en fonction des populations
sunnite, chiite, kurde, alaouite etc…
Il se trouve que cette partition est,
en principe, plus aisée en Irak
qu’ailleurs. Si elle devait avoir lieu,
la deuxième étape passerait par la
partition de la Turquie du fait de la
création d’un État kurde à l’Est de ses
territoires, et non de l’Iran qui est à
90 % composé d’une même couleur
confessionnelle. Ce qui explique le
recul immédiat des dirigeants turcs qui
ont commencé à comprendre qu’ils
paieront cher leur agression sur la
Syrie, notamment contre Kessab et Alep.
De leur côté, les Saoudiens ont fini
par réaliser qu’ils risquaient gros en
voyant les Houthis aux portes de Sanaa,
ce qui les menace de la création d’un
état chiite sur la côte Est,
pétrolifère, de leur royaume.
C’est pourquoi, je pense que la décision
sera autre que la partition et que c’est
pour cette raison que quatre
déclarations sont venues dire : NON à un
État kurde en Irak ! Il s’agit de Ban ki
Moon [8],
du président Al-Sissi [9],
et du communiqué commun aux États-Unis
et à la Russie par la voix du numéro
deux de la sécurité nationale à la
Maison blanche, Tony Blinken, qui a
déclaré que « l’unité de l’Irak est le
but qu’il faut défendre ». Et quand on
dit cela, on signifie : NON à la
partition de l’Irak !
Nasser Kandil
11/07/2014
Sources :
Synthèse de deux interventions :
Vidéo Al-Mayadeen, M. N. Kandil est
interrogé par Mme Diya Chams
http://www.youtube.com/watch?v=jaY6mbwJuTg
Article de la
rédaction d’Al-Binaa
http://al-binaa.com/albinaa/?article=9240
Transcription et
traduction par Mouna Alno-Nakhal
Notes :
[1]Le PM israélien se prononce en faveur
d'un Kurdistan indépendant
http://www.985fm.ca/international/nouvelles/le-pm-israelien-se-prononce-en-faveur-d-un-kurdist-328159.html
[2] Rapport Baker-Hamilton 2006 / PDF
http://online.wsj.com/public/resources/documents/WSJ-iraq_study_group.pdf
[3] Rapport baker-Hamilton / Wikipedia
http://fr.wikipedia.org/wiki/Rapport_du_groupe_d%27%C3%A9tude_sur_l%27Irak
[4]VIDEO. Raid israélien en Syrie : au
moins 42 soldats tués, bilan incertain
http://www.leparisien.fr/international/raid-israelien-en-syrie-au-moins-15-morts-06-05-2013-2783221.php
[5] Staffan de Mistura succédera à
Brahimi comme médiateur
http://www.lapresse.ca/international/dossiers/crise-dans-le-monde-arabe/syrie/201407/09/01-4782537-staffan-de-mistura-succedera-a-brahimi-comme-mediateur.php
[6] Staffan de Mistura / Wikipedia
http://en.wikipedia.org/wiki/Staffan_de_Mistura
[7] Bernard Lewis / Wikipedia
http://fr.wikipedia.org/wiki/Bernard_Lewis
[8] L'Irak doit
avoir un Etat unique, selon Ban Ki-moon
http://www.aa.com.tr/fr/news/346350--lirak-doit-avoir-un-etat-unique-selon-ban-ki-moon
[9] Egypte: pour Sissi, un référendum au
Kurdistan irakien serait une
« catastrophe »
http://www.lexpressiondz.com/linformation_en_continue/198097-egypte-pour-sissi-un-referendum-au-kurdistan-irakien-serait-une-quot-catastrophe-quot.html
Monsieur Nasser
Kandil est
libanais, ancien député, Directeur de
TopNews-nasser-kandil, et Rédacteur en
chef du quotidien libanais Al-Binaa
Le sommaire de Mouna Alna-Nakhal
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