Opinion
Alep : De quelle couleur es-tu ?
Mouna Alno-Nakhal
Jeudi 30 avril 2015
À Alep, pour dire « comment vas-tu ? »,
on dit « chlonak » au masculin singulier
et nous vous épargnerons toutes les
déclinaisons terminales de ce terme,
selon que l’on parle au masculin ou au
féminin, au singulier ou au pluriel de
deux ou plus. Un mot qui ne vient pas de
l’arabe, mais sans doute du Syriaque ou
d’une langue parlée depuis un passé
encore plus lointain, qui vous demande,
en guise de salut à n’importe quelle
heure du jour et de la nuit : « de
quelle couleur es-tu ? ».
Ces derniers temps,
la réponse hurlée ou étranglée des gens
d’Alep est de toutes les couleurs du
sang, qu’il parte du cœur ou du ventre,
qu’il gicle dans les rues ou du lit
douillet d’un enfant. Ils en
arriveraient presque à préférer les
« canons de l’enfer », des monstres
qualifiés d’opposants modérés par tous
les hypocrites de la Terre, aux missiles
d’« Erdogan le pilleur » [1], qui
ont l’avantage de démolir des immeubles
entiers avec tous leurs occupants,
plutôt que de laisser le hasard choisir
ses victimes étage après étage, maison
après maison.
Et pourtant, que
n’a-t-on entendu « Il faut sauver
Alep ! », slogan vite devenu « Il faut
sauver les Chrétiens d’Alep ! » ou
mieux : « Seuls les Kurdes peuvent
sauver les Chrétiens ! ».
Comme si les
Chrétiens de Syrie n’étaient pas avant
tout des Syriens et ce, depuis la nuit
des temps, même sous le joug des
Ottomans.
Comme si un seul des
quartiers visés par les missiles, les
obus de mortiers, les canons de l’enfer,
les snipers, les explosions de
souterrains [2] et toute la haine
du monde, n’étaient habités que par des
Chrétiens.
Comme si le Sultan
ottoman Abdul-Hamid II n’avait pas fait
massacrer « 200.000 à 250.000 Arméniens
avec le concours diligent des
montagnards Kurdes » et que, tout au
long des années de carnage qui ont
suivi, les gens d’Alep de toutes les
confessions n’avaient pas accueilli et
adopté à jamais les rescapés arméniens,
assyriens, chaldéens, grecs, et même
kurdes en majorité musulmans et
sunnites, lorsque la Turquie kémaliste
leur infligea le même sort [3][4].
Il ne s’agit pas ici
de faire un procès d’intention aux gens
« sincères » qui appellent à secourir
ceux qu’ils désignent par « Chrétiens
d’Orient » en actes ou en paroles, ni
même de s’élever contre ce qui pourrait
revenir à une discrimination. Il s’agit
plutôt de rappeler succinctement
certaines vérités douloureuses,
maintenant qu’il est devenu évident
qu’Alep et sa région servent de carte
maîtresse dans le jeu des puissants ou
de ceux qui voudraient s’inscrire à leur
club, en la détruisant.
Des vérités que le
Président Hollande et apparemment des
Arméniens « marqués par le génocide
arménien » ignorent dans leurs discours
de commémoration du centenaire de cette
tragédie. Le premier lorsqu’il omet de
dire que ce « désert » au bout duquel
les Arméniens ont trouvé leur salut
n’est autre que le désert syrien et
qu’il s’attend à des « mots encore plus
importants » de la part de la Turquie [5].
Les seconds lorsqu’ils omettent de
remercier ces « Justes de Syrie »
qui ont sauvé les leurs d’un massacre
qui se poursuit aujourd’hui, restant
sourds aux déclarations, sans cesse
répétées, des Arméniens fiers d’être des
citoyens syriens à part entière [6]
et non des citoyens de seconde
catégorie, comme ce qui se prépare pour
les Assyro-chaldéens sous la férule du
« Kurdistan irakien ». Mais c’est un
autre sujet…
Des vérités sur le
projet de vider le Moyen-Orient de ses
Chrétiens que les dirigeants et même les
hommes d’Église occidentaux ignorent ou
semblent ignorer, mis à part M. Sarkozy
qui, à notre connaissance, n’a pas nié
en avoir informé Monseigneur Al-Raï [7].
Un projet qui a évolué avec le temps, si
l’on se réfère à la « Lettre ouverte
adressée à tous les Syriens » par le
Père Elie Zahlaoui à partir de Damas le
28 mai 2014 [8]. Dans cette
lettre, il invite ses concitoyens à
réfléchir sur cinq textes qu’il a
lui-même traduit en arabe, sans autre
commentaire. Voici la traduction du
deuxième, en espérant que cette double
traduction ne nous éloignera pas trop du
texte original. Il s’agit d’une lettre
datée du 27 février 1954, adressée par
Ben Gourion au Premier ministre d’Israël
de l’époque, Moshé Sharett :
« C’est peut-être le
moment favorable pour tenter de créer un
état chrétien à nos côtés. Mais cela ne
pourra se concrétiser sans notre
initiative et notre soutien. Je crois
que c’est actuellement notre mission
principale ou, tout au moins, l’une des
missions principales de notre politique
étrangère. Nous devons faire en sorte
d’utiliser les moyens, le temps et
l’énergie, susceptibles de mener à un
tel changement fondamental au Liban. Et
ne vous souciez pas des dollars, même au
cas où ils seraient dépensés en vain.
Nous devons concentrer tous nos efforts
sur cet objectif. Je ne sais si nous
avons des agents au Liban, mais usez de
tous les moyens disponibles pour
concrétiser la tentative que je
propose… ».
Est-il nécessaire de
revenir sur les agents qu’ils ont
« eus » au Liban et sur le rôle du
Hezbollah, des patriotes libanais et
d’autres encore, pour faire échouer ce
projet ? Ce projet est-il définitivement
enterré au Liban ou bien a-t-il migré
vers d’autres cieux ? Et pourquoi est-ce
si important pour Israël ? Là aussi ce
n’est pas le sujet…
Aujourd’hui une
campagne psychologique féroce bat son
plein. Elle vient s’ajouter à tout ce
que les gens d’Alep ont vécu depuis juin
2012 [9]. Si par miracle vous
arriviez à joindre l’un des habitants,
vous comprendriez que le but premier de
cette campagne est de leur ôter tout
espoir de voir l’Armée arabe syrienne
les délivrer des griffes des terroristes
qui continuent à déferler en tsunami
meurtrier depuis la frontière turque.
Normal ! Les médias
occidentaux, comme les médias des Pays
du Golfe, ne parlent que des défaites de
l’Armée arabe syrienne, jamais de ses
victoires. Depuis l’invasion de Idleb et
de Jisr-al-Chougour par les hordes de
l’alliance turco-saoudo-qatarie gonflée
par une « Tempête de lâcheté » sur le
Yémen, certains
jubilent. La télévision qatarie, Al-Jazeera,
est même allée jusqu’à trafiquer une
vidéo disant que l’Armée syrienne était
en fuite. Certains ont même poussé le
vice jusqu’à prétendre que cette vidéo
était présentée par l’un des hommes des
médias syriens les plus respectés. Les
gens d’Alep ne sont pas dupes, mais il y
a tout le reste.
Il y a la peur de
perdre un être cher, ce qui a fait dire
à l’une de ses habitantes : « Le comble
est que nous en sommes rendus à envier
les familles qui meurent en gros… tous
ensemble. C’est moins dur ». Il y a la
douleur des adieux, maintenant que plus
de la moitié des habitants ont quitté
vers d’autres régions du pays ou vers
d’autres cieux, certains pour ne jamais
revenir. Il y a la fatigue qui
s’accumule depuis quatre ans. Il y a la
rage de préserver ses enfants en
continuant à les nourrir physiquement,
moralement, et intellectuellement. Il y
a ceux qui espèrent toujours un sursaut
d’humanité de la part de l’Occident. Il
y a ceux qui sont volontairement restés
pour aider et se battre à leur manière
sans rien attendre en retour.
Il y a aussi, comme
ils disent, « la mascarade de De Mistura »
qui signifie que sa mission consiste à
ce que les terroristes « modérés »
puissent d’ici le 30 Juin,[date de la
signature de l’accord sur le nucléaire
iranien], contrôler le maximum de
territoire pour que leurs donneurs
d’ordre soient en situation de négocier
d’égal à égal avec l’État syrien et ses
alliés.
D’où la question
inévitable : « Mais où sont donc nos
alliés ? ». Pour y répondre, il faudrait
être dans le secret des dieux.
En attendant,
aujourd’hui, Alep est de couleur
ténèbres et a vu les étoiles de midi.
Même son beau jardin public a reçu son
lot de canons de la mort. Une mort qui a
fauché un nombre encore indéterminé de
victimes. Une seule chose est sûre :
elle n’a pas demandé à ses élus ni de
quelle couleur ils étaient, ni quel
était leur prophète favori.
Mouna alno-Nakhal
30/04/2015
Notes :
[1] Syrie : Le pilleur d’Alep !
http://www.palestine-solidarite.org/analyses.Bassel_Dayoub.210213.htm
[2] Vidéo publiée par les terroristes le
26 avril 2015: explosion de souterrains
dans la vieille ville
https://www.facebook.com/Girls.Of.Aleppo/videos/989501414408461/
[3]
Arméniens et Kurdes
http://denisdonikian.blog.lemonde.fr/2007/11/26/285-armeniens-et-kurdes/
[4] 24 avril 1915
Le génocide arménien
http://www.herodote.net/24_avril_1915-evenement-19150424.php
[5] Discours lors des commémorations du
centenaire du génocide arménien
http://www.elysee.fr/declarations/article/discours-lors-des-commemorations-du-centenaire-du-genocide-armenien-2/
[6] Aznavour et Guédiguian, deux hommes
marqués par le génocide arménien
http://www.lefigaro.fr/culture/2015/04/22/03004-20150422ARTFIG00366-aznavour-et-guediguian-deux-hommes-marques-par-le-genocide-armenien.php
[7] Sarkozy :
« Les chrétiens de Syrie et du Liban
n’ont plus leur place au Proche Orient »
http://www.silviacattori.net/article2394.html
[8] Lettre ouverte à
tous les Syriens. Par Père Elie Zahlaoui
https://www.facebook.com/EliasZahlawi/posts/679883705412290
[9]
Syrie : Le calvaire d’Alep !
http://www.palestine-solidarite.org/analyses.mouna_alno-nakhal.200414.htm
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