Opinion
Cri du cœur d’Alep (témoignage):
« Il faut que tu dises… »
Mouna Alno-Nakhal
Ruines à
Alep - afp.com/Dimitar Dilkoff
Vendredi 2 mai 2014
Mercredi, 30 avril :
« L’électricité est enfin revenue
à Alep. J’ai pu recharger mon téléphone
et joindre nos enfants, pour les
rassurer. Nous sommes en vie ! Mais pour
combien de temps ? Il faudrait le
demander à tous ceux qui spéculent sur
notre dos, pour ne pas dire sur nos
cadavres ! D’ailleurs, de là où nous
sommes, nous apercevons la cour de
l’hôpital « al-…. » [volontairement
occulté]… des tas de cadavres… des
civils et apparemment des soldats aussi.
Nous ne pouvons même pas traverser la
rue pour aller voir de qui il s’agit.
Quant à l’eau, hourrah, un mince
filet ! Je passe sur les détails des
défis que je me suis fixée pour m’ôter
l’idée qu’ « ils » finiront par réussir
à me faire vivre dans une maison mal
tenue… Je me dis que nos grand-mères ont
connu cette misère… Sauf qu’elles
disposaient de bassines adaptées à l’âge
de la pierre… et surtout de mazout.
Sept-cent livres syriennes le litre !
Cent cinquante livres le bouquet de
persil… Allez, je passe aussi sur la
liste des courses.
Qui ? Mais les profiteurs de
guerre évidemment. C’est beau la
révolution ! Ça déborde d’imagination un
révolutionnaire ! Leur dernière
trouvaille : s’arranger pour écouler un
stock incroyable de « groupes
électrogènes » à un prix fixé à la tête
du client ; ceci expliquant cela… Je
crois que tu me comprends.
Oui, la dernière fois que je t’ai
parlée, j’avais terminé sur une note
d’espoir [*]. Mais aujourd’hui, je dois
t’avouer qu’après avoir vécu les
horreurs de ces deux dernières semaines,
nous avons définitivement le sentiment
qu’Alep est abandonnée… C’est peut-être
injuste de parler d’abandon alors que
tant de nos soldats sont tombés. Il n’en
demeure pas moins qu’Alep est
« grignotée ». Nous le voyons bien !
Mais je ne t’appelle pas pour
cela. Je voulais te dire que je t’ai
lue. Non… tu n’as trahi ni mes paroles,
ni ma pensée. Crois-tu que les gens te
lisent ? Que peux-tu faire ? Ici, plus
personne n’espère se faire entendre.
Plus personne ne songe à réveiller les
consciences. Même nos médias, quand nous
arrivons à les écouter, ne traduisent
pas la réalité des drames qui nous
tuent. À se demander s’ils sont au
courant que depuis deux semaines c’est
la « m…. » !
Mon Dieu ! Tu entends ? Un bruit
effroyable… ».
Communication coupée… Rien à
faire ! Et puis enfin, ça passe, ça
recoupe et ça repasse :
« Ne t’inquiète pas… juste les
vitres ! C’était un obus. Je dis obus,
alors que je ne sais pas trop ce que
c’était. La déflagration a fait trembler
tous les immeubles du quartier. Et ça
continue…
J’entends qu’il y a des gens
touchés dans notre rue. Ce qui veut dire
que dans cinq minutes, nous verrons
arriver les taxis jaunes transformés en
ambulances pour l’occasion ; les cabines
servant au transport, tête bêche, des
blessés ; les coffres étant réservés aux
cadavres sans vie. Ils se dirigeront
vers les hôpitaux, du moins ce qu’il en
reste, pour être soignés ou identifiés
par leurs proches… une dernière fois
pour toutes.
Les nouvelles qui nous
parviennent se résument à dire qu’aucune
solution ne se profile à l’horizon. Alep
est un désastre, et voilà qu’on nous
prédit que les prochains jours seront
pire encore ! On nous dit qu’Erdogan est
décidé à démolir la Citadelle pour
remonter le moral de ses troupes de
sanguinaires… Depuis la confirmation de
la tenue des présidentielles à la date
prévue, il semble qu’il ait réussi à
ouvrir toutes les portes de l’enfer. Une
rumeur circule que notre Armée est
décidée à en finir, qu’elle n’est pas
loin et que ça va barder plus que
jamais. Alors, on nous conseille de nous
préparer. Nous préparer !?
Jeudi 1er
mai :
« L’électricité est de nouveau
coupée, et donc plus d’eau, puisqu’il en
faut pour pomper. « Ils » sont arrivés à
leur fin… Nous sommes encerclés !
Non, nous ne sommes pas armés.
Nous défendre ? Contre des snippers ?
Contre des mines souterraines qui
explosent de partout ? Contre des bombes
qui pulvérisent des immeubles entiers ?
Preuves qu’Erdogan et sa clique ont
l’intention d’entrer dans Alep vidée de
ses habitants. Oui… nous en sommes
persuadés. D’ailleurs, tous ceux qui
pouvaient partir, sont partis. Où ?
Certains se dirigent encore vers
Lattaquié, mais la majorité va au Liban
et en Turquie. Oui… en Turquie. Tu
imagines !
Tu peux comprendre que désormais
notre seule façon de nous défendre,
c’est la prière, le mépris du danger,
tout autant que le mépris de cet
Occident cupide qui nous joue sa
partition humanitaire ?
Il faut que tu dises tout le
dégoût que vos dirigeants nous
inspirent, « l’erreur » des nôtres étant
de ne pas avoir imaginé à quel point ils
pouvaient encore témoigner de leur
infamie ; infamie, sans doute plus
élégante et sophistiquée que celle d’Erdogan
et des despotes ignares des pays du
golfe, mais inconcevable infamie quand
même !
Il faut que tu dises à vos « droit-de-l’hommistes »
corrompus et qui se posent en
« libérateurs » du peuple syrien, que
désormais grâce à leur ignoble
sollicitude tous les civils syriens sont
égaux en droit, sous les bombes ! Tous
les civils : Mohamad, son cousin
Hussein, et son frère Georges, ne leur
en déplaisent ! Ils seront sans doute
heureux de savoir que les victimes en
zones dites « contrôlées par le régime »
sont à 99% des civils ; victimes
innocentes qui, si elles étaient tombées
dans les zones prétendument « libérées
par les rebelles », auraient retenu
l’attention de vos médias menteurs qui
accusent « le régime de s’acharner, par
voie aérienne, sur ses innocents
citoyens ».
Il faut que tu dises que leurs
prétendus « rebelles » ne perdent pas
leur temps et exploitent au maximum les
largesses de cet Occident qui passe sous
silence leurs méfaits et les siens !
Il faut que tu dises… ».
_____________________________
Non… je ne peux pas te dire que les
gens me lisent. Ils sont si peu nombreux
à pouvoir échapper à la doxa ambiante.
Et s’ils me lisent, c’est sans doute du
bout des yeux et l’esprit ailleurs !
Mais promis, je le dirai. Prends bien
soin de toi et des tiens ! Et
pardonne-moi de ne rien pouvoir faire…
Mouna Alno-Nakhal
01/05/2014
[*]Syrie : Le calvaire d’Alep !
http://www.mondialisation.ca/syrie-le-calvaire-dalep/5378509
Publié sur
Mondialisation.ca
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