Algérie Résistance
Ali Benouari :
« L’Algérie vit la crise la plus
profonde de son histoire »
Mohsen Abdelmoumen
M. Ali
Benouari. DR.
Vendredi 22 janvier 2016
Mohsen Abdelmoumen :
En tant qu’économiste et ancien ministre
algérien du Trésor, que pensez-vous de
la situation économique actuelle de
l’Algérie ?
Ali Benouari :
L’Algérie vit la crise la plus profonde
de son histoire. Non en raison de
l’ampleur de ses déficits actuels, car
on a vu pire. C’était entre 1986 et
1994, quand le premier effondrement des
prix du pétrole avait conduit le pays au
rééchelonnement de sa dette extérieure.
Le niveau actuel des réserves de change
donne une marge de 3 ans, qui permet
théoriquement de voir venir, mais la
situation est plus grave pour plusieurs
raisons.A.
Le niveau des importations
incompressibles s’est considérablement
élevé. En 2019, il se situera, selon les
spécialistes, à environ 70 milliards de
dollars, dont 20% représenteront une
importation de services, liés à la
production et à la commercialisation des
hydrocarbures, à la gestion des
aéroports, à la distribution de l’eau
potable dans nos grandes villes, à la
réalisation de grands travaux
d’infrastructures, à la gestion des
lignes de tramway et de métro, etc. La
baisse des revenus d’exportation, liée à
l’effondrement de la mono-ressource
d’exportation (hydrocarbures) engendre
des déficits qui seront bientôt
impossibles à financer, dans l’hypothèse
du maintien de l’actuel modèle de
gouvernance.
On puise déjà depuis deux ans dans
les réserves de change, mais au rythme
des déficits actuels, celles-ci
disparaîtront au plus tard en 2019. Dans
la mesure où peu de spécialistes voient
le prix du pétrole remonter au delà de
50 dollars d’ici là, le déficit de notre
balance des paiements continuera à se
creuser, pour atteindre les 40-50
milliards de dollars par an. Devant
l’impossibilité où le pays se trouvera
alors de financer un déficit aussi
important, il devra se résoudre à des
ajustements aussi brutaux que
douloureux.
Cette élévation du niveau des
dépenses incompressibles s’explique par
l’augmentation de la population qui
double tous les 20 ans et l’élévation de
son train de vie consécutive aux
transferts sociaux importants qui
représentent aujourd’hui 30% du PIB, un
record mondial. L’amélioration relative
du pouvoir d’achat résulte, non d’une
élévation de la productivité de
l’économie, mais de l’augmentation des
dépenses publiques, qui ont fait
exploser la consommation, couverte
essentiellement par les importations.
Celles-ci ont été multipliées par
presque sept au cours de la période
1999-2015. Il est difficilement
imaginable dans ces conditions que le
pays (État, ménages et entreprises
confondus) puisse supporter une baisse
drastique des importations, d’autant
plus que la population est appelée à
s’accroitre de 5 millions d’habitants
entre 2014 et 2019. En deçà de ce seuil
d’importations incompressibles, des
problèmes sérieux affecteront l’appareil
productif, le commerce et le
fonctionnement de nos services publics,
entrainant un accroissement du chômage
et de l’inflation.
La seule réponse possible, devant les
énormes difficultés financières, sera
d’entrer en négociation avec le FMI pour
obtenir des tirages qui deviendront de
plus en plus conditionnels, à mesure que
nos besoins financiers augmenteront,
jusqu’au moment où il faudra nous
résoudre à signer un plan d’ajustement
structurel extrêmement contraignant,
celui-ci étant nécessaire pour obtenir
le blanc-seing pour convaincre les
marchés financiers. Mais les conditions
qui seront posées par le FMI seront
impitoyables. Il faut réduire la demande
solvable, l’ajuster au niveau de nos
ressources, faute de pouvoir augmenter
l’offre, du moins à bref délai. Des
émeutes de la faim ne sont pas à exclure
à l’horizon 2019. Le pouvoir algérien,
qui se flattait d’avoir réussi à
maintenir le pays en dehors des
turbulences du Printemps arabe risque
d’être gagné a son tour par la
contestation. Plus grave, les forces
centrifuges, à l’œuvre depuis longtemps,
ne manqueront pas de profiter du chaos
qui s’installera pour menacer la
cohésion nationale et remettre en cause
l’intégrité et la souveraineté du pays.
Cependant, dès cette année, des
troubles sociaux apparaitront, qui iront
en s’amplifiant, car la population
acceptera difficilement une remise en
cause de ses conditions de vie. On en a
un petit aperçu à travers les mouvements
sociaux qui ont commencé dès la
promulgation de la loi de finances pour
2016, qui a introduit des augmentations
des tarifs, dont les carburants, l’eau
et l’électricité. Une loi de finances
construite sur la révision de la
politique de subventions tous azimuts
suivie depuis des années. La fin de la
paix sociale n’est pas loin. Une paix
sociale à laquelle on a sacrifié une
bonne partie du potentiel de
développement du pays. On estime que
près de mille milliards de dollars
auront été dépensés en 20 ans (1999 et
2019), avec comme seule contrepartie un
champ de ruines économique et social…
B. Le pays a pris du retard dans tous
les domaines: l’éducation, la formation
professionnelle, l’industrie, le secteur
financier, les infrastructures de
transport, notamment ferroviaires, le
tourisme, l’agriculture, les énergies
renouvelables, etc. Ce retard deviendra
impossible à rattraper si on épuise ce
qui reste de ressources financières,
c’est à dire les réserves de changes et
le fonds de régulation de recettes. Or,
les unes comme l’autre ont commencé à
fondre comme neige au soleil. Les
réserves de change actuelles seront en
effet sollicitées pour financer les
déficits croissants de la balance des
paiements. En 2019, elles auront
complètement disparu, laissant un solde
déficitaire annuel de près de 50
milliards de dollars. On ne trouvera pas
à emprunter sur les marchés financiers,
à cette date, le dixième de ce montant.
On parle de retour à l’endettement
extérieur dès cette année, mais c’est un
exercice périlleux car il est à parier
qu’on ne pourra pas emprunter sur des
durées à moyen terme (supérieures à 3
ans) car à cette échéance de trois ans,
le pays est déjà insolvable. Le
Gouvernement de Sellal, comme
précédemment celui de Ouyahia,
reconnaissent leur échec publiquement,
mais ni eux, ni le Président qu’ils
servent sans discontinuer depuis 1999,
ne semblent disposés à laisser le
pouvoir à d’autres. Les plans de relance
et de restructuration annoncés par le
Gouvernement sont utopiques car il est
impossible de faire de la relance sans
les ressources pour la financer et sans
les reformes politiques pour faire
passer les sacrifices qui seront
demandés au peuple.
Comment qualifiez-vous le
fait que le chef de cabinet à la
présidence, Ahmed Ouyahia, s’attaque à
vous sans avoir le courage de vous
nommer, lors de la présentation du
projet de la « Constitution » ?
Il est d’abord étrange, en effet, que
ce personnage, qui a reconnu
publiquement avoir échoué dans tous les
domaines, soit encore au centre du
Pouvoir, au point que le Président lui
ait confié l’importante tâche de
consultation et de préparation du projet
de Constitution. Encore plus étrange
qu’il évoque ma modeste personne, sans
appareil et sans parti, lors de la
présentation du projet de Constitution.
En lisant bien les articles 51 et 73,
on ne peut manquer d’y trouver, là
encore, une allusion indirecte à ma
personne. Le but est apparemment, après
m’avoir interdit de déposer le dossier
de mon parti (une discrimination qui n’a
frappé aucun parti), de m’interdire de
me présenter à la prochaine élection
présidentielle, même au prix d’une
renonciation à ma nationalité suisse.
Des alinéas ont été rajoutés à l’article
73 qui corroborent ce sentiment :
obligation faite à l’épouse de ne pas
avoir une seconde nationalité,
obligation d’avoir résidé en Algérie
pendant 10 années consécutives. Le
premier alinéa est encore plus édifiant
: il ne faut pas avoir possédé une
nationalité étrangère. Sous-entendu, le
fait d’y renoncer ne change rien.
L’article 51 semble, quant à lui, avoir
été rédigé pour m’interdire tout accès à
une fonction politique.
Une question mérite d’être posée :
pourquoi craint-on à ce point Ali
Benouari ? Je ne peux pas, et ne veux
pas répondre à cette question. Je
laisserai le soin à ceux qui me
connaissent, qui ont suivi ma campagne
électorale et pris connaissance de mon
programme de le faire…
J’observe cependant que ce personnage
n’en est pas à sa première attaque
personnelle. À chaque fois que
j’apparais sur le devant de la scène,
pour quelque raison que ce soit, il
utilise l’artillerie lourde. La première
fois en 1994 quand il a voulu m’empêcher
de participer, en tant qu’expert invité
par la Présidence, à la Conférence
nationale consacrée à la situation
économique du pays. Le Président Zeroual
a du intervenir en personne en
m’imposant à cette conférence et en le
désavouant publiquement.
La seconde fois en Janvier 2006,
après la publication dans El Watan des
24 et 25 Décembre 2005 de mon
« plaidoyer pour la convertibilité
totale du dinar » (disponible sur le
net, via Google). J’ai eu droit comme il
y a une quinzaine de jours, à une
attaque directe sur la chaîne de TV
publique. Il me déniait le droit de
participer à la réflexion sur des sujets
intéressant l’économie nationale, en
mettant en avant, pour cela, le fait que
je participais à des élections en
Suisse.
Appréciez-donc la constance de ses
attaques personnelles. C’est ce qui m’a
fait réfléchir et m’a permis d’arriver à
la conclusion que cet individu sert les
intérêts de gens que j’ai autrefois
attaqués, quand j’étais au Gouvernement,
pour de graves malversations. Ces
gens-là m’avaient menacé de mort à
l’époque, menaces qui se sont
poursuivies tout au long des années 90
et 2000, et se poursuivent encore.
Je n’ai pas d’autres explications,
sachant que je ne l’ai jamais rencontré
ni eu affaire à lui. Pour autant, je
n’exclus pas que cette fois-ci, il a agi
pour le compte du pouvoir actuel.
L’homme des sales besognes, comme on
l’appelle, a toujours su servir le
maître du moment. Cela laisse à penser
que je dérange le pouvoir actuel et la
faune d’affairistes qui gravitent
autour. Mon projet politique, qui
rencontre un succès grandissant,
pourrait expliquer tous les obstacles
qu’on dresse devant moi et mon parti,
Nida El Watan. Mais ils se trompent
lourdement dans leurs calculs. Mon
patriotisme a le souffle long. Les
obstacles constitutionnels et ceux liés
à ma nationalité suisse me rappellent
ceux que le régime de Houphouet-Boigny
avait mis en avant pour empêcher un
certain Alassane Ouattara de participer
à l’élection présidentielle ivoirienne.
Le déni de son ivoirité ne l’a pas
empêché de devenir l’actuel Président de
Côte d’Ivoire.
Ne pensez-vous pas qu’il
s’agit d’une régression majeure quand le
chef de cabinet à la présidence
s’attaque à des personnalités telles que
vous ? Ouyahia règle-t-il des comptes
avec vous ?
La réponse est dans la question
précédente. Je réponds quand même à
celle-ci, sur le volet « régression
majeure » dans les principes qui doivent
gouverner un État digne de ce nom. Oui,
il y a une régression qui fait de notre
pays une sorte de République bananière.
Les personnes qui sont au pouvoir ne
paraissent être ni des hommes
politiques, ni encore moins des hommes
d’État. Ils se conduisent comme des
gangsters qui ont commis un casse…
Ahmed Ouyahia était-il dans
son rôle de présenter le projet de la «
Constitution » ?
Clairement non, car ses échecs passés
et son impopularité ne l’y prédisposent
nullement. Ensuite, il reste un chef de
parti même s’il est directeur de cabinet
du président. Enfin, je dirais que la
Constitution d’un pays n’est pas un
document ordinaire. Elle ne peut être
que l’œuvre de représentants élus du
peuple souverain.
Vous avez évoqué entre autres
la possibilité d’une famine en Algérie.
Pouvez-vous nous en dire davantage ?
J’y réponds en partie dans votre
première question. J’ai parlé de famine
car nous sommes dépendants à 90% de nos
importations pour notre alimentation et
ces besoins n’arrêtent pas de croître.
En 2014, nous avons importé quelque 7,5
millions de tonnes de céréales. Outre la
difficulté où nous serons de financer
cette massive importation, il faut tenir
compte de la paupérisation extrême des
gens, qui sera provoquée dans les années
qui viennent par la généralisation du
chômage et par l’inflation qui résultera
de l’inévitable et massive dévaluation
du dinar. Il n’est pas exclu que l’on
verra l’apparition de bons d’achat à
prix réduits, mais la désorganisation du
pays rendra cette option très difficile
à mettre en œuvre.
La diaspora algérienne est
visée dans certains articles de cette
nouvelle mouture de la « Constitution ».
Pensez-vous que le pouvoir actuel a le
droit d’instaurer ce qui s’apparente à
un code de l’indigénat qui classe les
Algériens en deux collèges ?
Oui, un double collège qui exclut 20%
de la population. Une discrimination
extrêmement grave car c’est en partie de
cette diaspora que pourra venir le salut
du pays. J’aimerais préciser à ce sujet
que ce n’est pas uniquement l’article 51
qui les vise, contrairement à ce que le
laisse entendre ici ou là, mais c’est
aussi l’article 73, qui concerne les
conditions d’éligibilité à la
magistrature suprême. Ou les algériens
de la diaspora sont égaux à ceux restés
au pays, ou ils ne le sont pas. Leur
exclusion entraînera une désaffection
des générations nées hors d’Algérie à
l’égard de leur pays d’origine. Une
auto-renonciation peut-être, à terme, à
leur passeport algérien. Ce sera un
véritable drame. Mais, qui sait, c’est
peut-être l’objectif recherché par les
auteurs de ce projet de Constitution.
Interview réalisée par Mohsen
Abdelmoumen
Qui est Ali Benouari ?
Ali Benouari est un homme politique
algérien et ancien ministre né en 1951 à
Bougaà dans la Wilaya de Sétif.
Titulaire d’un DES en Sciences
Économiques et diplômé de l’Institut
d’Études Politiques d’Alger. Il a occupé
des postes à responsabilité dans
différents centres financiers, comme la
Banque centrale d’Algérie, le Groupe Al
Saudi Banque à Paris et la Société
Générale à Genève. Il a également à son
actif une carrière
d’enseignant-chercheur à l’Université
d’Alger, comme Maître assistant à
l’Institut d’Etudes politiques et à
l’Institut de Sciences économiques.
Il a fondé à Genève la société de
conseils en partenariats industriels et
financiers, Ecofinance, une entreprise
qu’il dirige depuis une vingtaine
d’années. Il a également fondé la
première banque étrangère en Algérie, la
Société Générale Algérie, dont il a été
le premier président, de 1999 à 2004.
Il a également fondé diverses
associations, dont : la Fondation Luc
Montagnier à partir de 2008, dont il est
Secrétaire Général et membre du Conseil
de La Fondation ; l’association
DiverCité, en 2009, pour lutter contre
l’exclusion sous toutes ses formes, et
favoriser la promotion politique des
Suisses issus de l’émigration ; l’Union
des Maghrébins de Suisse en 2009 ; la
Fondation Novembre, en cours de
fondation, dont le but est de perpétuer
le serment prêté par nos aînés en
Novembre 1954 et rappeler que leur dur
et long combat pour la liberté, la
justice et la dignité, est toujours
d’actualité.
Il a été ministre du Trésor sous les
Gouvernements Ghozali I et II, et a été
candidat à l’élection présidentielle de
2014.
Détenteur de la double nationalité,
Ali Benouari réside en alternance entre
la Suisse et l’Algérie depuis 1992,
militant pour la modernisation
économique et sociale de son pays
d’origine, intervenant dans tous les
débats, donnant des conférences et
publiant ses contributions dans la
presse algérienne et internationale.
Published in Oximity, January 22,
2016:https://www.oximity.com/article/Ali-Benouari-L-Algérie-vit-la-cri-1
Reçu de l'auteur pour
publication
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