Interview
Dr. Nacer Djabi : « Ce moment
générationnel
marquera la différence
entre l’Algérie d’avant
et d’après le 22
février 2019 »
Mohsen Abdelmoumen
Dr. Nacer Djabi.
DR.
Lundi 17 juin 2019 English version here
Mohsen
Abdelmoumen : Quel est le regard du
Sociologue que vous êtes sur les
évènements récents qu’a connus l’Algérie
? D’après vous, les manifestations qui
se déroulent tous les vendredis depuis
le 22 février n’ont-elles pas changé
l’histoire de l’Algérie ?
Dr. Nacer
Djabi : Ce qui se passe en Algérie
depuis le 22 février est unique et n’a
jamais eu lieu auparavant, pas même dans
d’autres pays arabes, par exemple au
cours du printemps arabe en 2011-2012,
en prenant en compte le haut niveau de
mobilisation et son caractère national,
ce qui inclut dans le cas de l’Algérie,
des manifestations populaires par
millions dans plus de trente villes pour
les mêmes revendications politiques.
Les manifestations
reflètent la sociologie et la
démographie algérienne caractérisée par
une grande présence de la jeunesse,
comme on peut s’y attendre en Algérie,
mais il y a d’autres caractéristiques
telles que la présence de la classe
moyenne et des femmes, en particulier
dans la capitale et dans les grandes
villes d’Oran et de Constantine. Ces
catégories étaient jusque là éloignées
de toute activité politique dans une
société dont le système politique avait
tué tout intérêt public, mais encore
avait détruit tous les signes de
citoyenneté.
Ce sont des marches
marquées par une forte présence des
élites de toutes sortes, à l’instar des
manifestations des avocats, des juges et
du mouvement étudiant, ce qui a surpris
beaucoup d’observateurs qui croyaient
que la gestion bureaucratique et le
faible niveau éducatif de l’université
algérienne ôtaient à celle-ci tout
intérêt politique, vu sa longue
domination par le système politique et
ses institutions bureaucratiques et
estudiantines.
Par conséquent, je
pense que ce qui se passe constitue une
étape importante dans l’histoire de
l’Algérie et des Algériens et ce sera un
moment qualitatif pour ceux qui l’ont
vécu, en particulier la jeunesse, qui
vit un moment générationnel important.
Ce moment générationnel marquera la
différence entre l’Algérie d’avant et
d’après le 22 février 2019. Les
Algériens sont revenus dans le cours de
l’histoire avec ces manifestations
qu’ils considèrent comme un moment moral
important, collectif et individuel à la
fois, et pas seulement
comme une étape politique, pour aller
vers la construction d’institutions
politiques plus légitimes au lieu des
institutions illégitimes existantes
qu’ils veulent changer avec leurs
mécanismes de travail, leurs hommes et
leur culture de la gestion politique.
Ne pensez-vous
pas que ces manifestations en Algérie
auront un impact sur d’autres pays en
Afrique et ailleurs ?
Certainement, parce
que je pense que l’Algérie, qui a été le
premier pays de la région arabe et du
Maghreb à connaître la violence
politique sous la forme d’une guerre
civile au début des années 90, peut être
le premier pays à réaliser un processus
de changement politique pacifique fondé
sur une forte mobilisation populaire,
qui est la plus proche d’une révolution
populaire pacifique. C’est un changement
qui affectera inévitablement son
environnement maghrébin en premier lieu,
parce que l’Algérie, en réussissant à
construire un système politique plus
légitime et une vie politique réellement
démocratique, aura une forte résonance
dans les pays du Maghreb, au premier
rang desquels le Maroc, en raison de la
proximité politique et psychologique
entre les peuples marocain et algérien,
et aussi à cause de la concurrence entre
les élites politiques officielles.
Une nouvelle
situation politique au Maghreb sera
construite sur la situation algérienne,
ce qui pourrait constituer un retour
appréciable au projet d’unité du Maghreb
que les élites politiques n’ont pas
réussi à réaliser depuis l’indépendance
des pays. Cela pourrait aussi aider à
rendre une stabilité à la Libye, à
travers un espace maghrébin fort et
stable. Ce ne serait pas bien vu par
d’autres entités politiques, à savoir
certains pays du Golfe – j’entends ici
les Émirats arabes unis et l’Arabie
saoudite – car ils ne veulent pas
d’expériences démocratiques réussies et
stables dans l’espace arabe, comme on
l’a vu avec les diverses interventions
de ces pays en Égypte, en Libye, et même
en Tunisie, où ils se situaient dans les
rangs de la contre-révolution et de
l’armée. Ou comme récemment au Soudan,
par exemple.
Peut-on dire
qu’un processus révolutionnaire traverse
l’Algérie en ce moment ?
Le mot commun que
les Algériens utilisent pour qualifier
ce qui se passe est le « Hirak »,
quand certains préfèrent « révolution
pacifique ». Ils n’ont pas parlé de
« printemps algérien ». Il s’agit
réellement d’une situation
révolutionnaire si nous prenons en
compte la force de la mobilisation
populaire et sa propagation dans
diverses régions du pays et même à
l’étranger, comme l’ont démontré les
immigrés algériens en Europe, au Canada,
et aux États-Unis. Cette situation
révolutionnaire peut être également
constatée par la détermination des
citoyens qui manifestent tous les
vendredis et des étudiants tous les
mardis, y compris pendant le mois de
Ramadan. Certains dans les institutions
politiques officielles croyaient que le
mouvement s’affaiblirait et diminuerait
à cette occasion, mais c’est le
contraire qui s’est produit, comme on
l’a vu avec les dernières manifestations
pendant le Ramadan, par exemple celle du
31 mai dernier. C’est une situation
révolutionnaire si l’on considère
également la qualité des revendications
qui exigent une rupture totale avec
l’ancien régime – ses hommes et ses
institutions – que le Hirak ou
mouvement rejette et refuse de voir
rester, et avec lesquels il ne veut pas
traiter.
Les manifestations
n’ont pas lieu que dans la capitale et
la Kabylie, celle-ci étant connue pour
son dynamisme politique, mais dans les
différentes régions du pays, et montrent
le même niveau de mobilisation avec les
mêmes slogans et les mêmes
revendications qui se concentrent sur
l’aspect politique sans contenu
économique, social ou corporatiste.
Malgré la diversité sociologique des
manifestants, ainsi on trouve des
chômeurs, des fonctionnaires, des femmes
au foyer, des employeurs, des
commerçants, tous sont d’accord sur la
même exigence politique, à savoir
changer le système politique. Enfin, un
fort taux de mobilisation est du à la
vitalité de la jeune génération
d’Algériens qui ne connaissent pas les
divisions et les tares de l’action
partisane et politique du parti unique
et de la clandestinité de jadis.
L’influence de la jeunesse est évidente
dans ce mouvement et dans les débats
politiques qu’il engendre et qui est
caractérisée par la volonté
d’aboutissement des revendications. Nous
sommes devant une génération qui ne
connaît pas l’échec politique
d’auparavant et qui insiste sur le
succès. Cette jeunesse n’a pas
connu la période du terrorisme et
l’échec du mouvement islamiste,
contrairement aux générations plus âgées
qui veulent profiter de l’expérience
qu’elles vivent en ce moment avec le
Hirak et qui aspirent à voir l’Algérie
dont elles ont tant rêvé.
Comment
expliquez-vous l’attachement des
manifestants, jeunes et moins jeunes, à
des figures de la révolution algérienne
au moment où il y a un rejet de la
classe dirigeante ?
Les jeunes
générations, que le discours politique
officiel décrivait éloignées des valeurs
patriotiques, ont prouvé durant ce Hirak
qu’elles sont toujours très proches des
valeurs et des symboles patriotiques
algériens avec leur caractère populaire
et révolutionnaire connu historiquement,
mais ces valeurs ne sont pas celles du
système politique qui les a utilisées
pour se perpétuer. Cela a été exprimé
par les jeunes lors du Hirak, lorsque
les habitants de Kherata, par exemple,
ont organisé les célébrations du 8 mai
et ont refusé la présence des autorités
officielles, et aussi quand les
étudiants sont sortis pour célébrer la
fête de l’étudiant du 19 mai avec des
manifestations nationales dans diverses
villes universitaires.
Nous somme donc, à
l’occasion de cette révolution
pacifique, dans le processus d’une
nouvelle appropriation menée
collectivement par les Algériens de leur
histoire et tous leurs symboles
révolutionnaires, avec notamment la
présence des photos de martyrs comme
Larbi Ben M’hidi, Didouche Mourad, Abane
et d’autres, dans les manifs sur tout le
territoire national. Ou comme
l’expriment les accolades effectuées
avec des personnalités révolutionnaires
encore vivantes telles que Djamila
Bouhired ou la sœur de Larbi Ben M’hidi,
Drifa, et le moudjahid Lakhdar Bouregaa,
des figures qui symbolisent cette
histoire nationale que le système
politique a utilisées pour se perpétuer.
Mais les Algériens se sont réapproprié
leur histoire comme étant leur histoire
nationale à eux dont ils sont fiers,
et non pas celle du régime.
Madame Djamila
Bouhired ainsi que la sœur du grand
martyr Larbi Ben M’hidi sont présentes
dans ces manifestations et sont très
appréciées par les manifestants. Comment
appréhendez-vous la symbolique de
l’engagement de ces femmes combattantes
dans ce mouvement ?
Le système
politique a fait une opération de
marginalisation massive de toutes les
figures politiques et révolutionnaires
qui ont refusé de suivre ses plans
depuis l’indépendance. Parmi ces figures
se trouvaient Djamila Bouhired et
Drifa Ben M’hidi et quelques autres
personnalités historiques encore en vie,
au point où les Algériens, et
spécialement les jeunes, ne savaient pas
qu’elles étaient encore en vie. Le Hirak
a redécouvert ces visages historiques,
notamment Djamila Bouhired, qui est
reçue lors des manifestations comme une
personnalité historique nationale, et
dont la présence est célébrée par les
Algériennes en particulier, car elle
représente pour elles une image
importante dans leur relation avec
l’histoire nationale, dont le système
politique les avait dégoûtées et
éloignées.
Quelles sont,
d’après vous, les perspectives de ce
grand mouvement que connaît l’Algérie ?
Jusqu’à présent,
les Algériens ont réussi à devenir un
acteur politique collectif et à briser
les barrières de la peur grâce leur
forte mobilisation. Ils commencent à
réaliser que certaines de leurs
revendications ont abouti, tel le rejet
d’un cinquième mandat pour le président
Bouteflika. Ils ont aussi réussi à
mettre en échec tous les projets
politiques du commandement militaire qui
tente de reproduire et de recycler le
même système, même après le départ de
ses figures de proue, comme ce fut le
cas avec la conférence du dialogue
national prôné par Bensalah, ce dernier
étant rejeté par les citoyens tout comme
le premier ministre Bedoui. Le Hirak, ce
mouvement populaire, a réussi à faire
annuler en peu de temps deux élections
qui étaient rejetées, soit l’élection du
19 avril et celle du 4 juillet. En ce
qui concerne l’avenir, je suis optimiste
à l’instar de nombreux Algériens qui
croient en la force de leur mobilisation
nationale et de son caractère pacifique
et populaire. À la fin de l’analyse,
nous verrons que le rapport de forces
penchera vers le Hirak.
Comment
expliquez-vous la transformation du
peuple algérien qui, de l’abstention,
est passé à la participation, voire à
l’implication, dans le fait politique ?
Les Algériens ne
participaient pas aux élections car ils
savaient qu’elles étaient truquées.
C’est la même chose concernant
l’adhésion à des partis politiques qui
se livrent à des pratiques corrompues et
qui utilisent l’argent sale. Le refus de
la participation politique dans l’ancien
régime est avant tout moral,
principalement de la part des jeunes,
ceux-ci ayant choisi le stade à la place
du parti politique pour exprimer leur
opinion et qui ont opté pour les
mouvements revendicatifs dans les rues
au lieu de l’action politique
officielle.
Parmi les slogans
qui résument la réponse à cette
question, voici ce que les jeunes ont
déclaré : « Nous ne sommes pas sortis
dans des manifestations et nous n’avons
pas donné notre opinion avant. Nous nous
sommes tus parce que nous avions peur
pour l’Algérie, mais quand nous avons
acquis la certitude que notre silence
nous ferait perdre l’Algérie, nous
sommes sortis dans les rues et nous ne
nous tairons plus à l’avenir. »
Il faut savoir que
le Hirak qui a commencé en Algérie à
partir du 22 février a connu une forte
participation des jeunes, des femmes et
des catégories moyennes éduquées
urbaines, connus pour leur faible
participation dans l’ancienne pratique
politique qui était rejetée.
À part les deux
acteurs majeurs de la politique en
Algérie, à savoir le peuple et l’armée,
on remarque un désert politique du côté
du pouvoir comme de l’opposition. Ne
pensez-vous pas qu’avec ces
manifestations et la prise de conscience
collective du peuple algérien, ces
partis et associations sont complètement
dépassés et qu’il y a une nécessité d’un
changement radical ? Le peuple algérien
n’a-t-il pas sauvé l’Algérie de
l’effondrement, sachant que l’ère
Bouteflika a failli démanteler l’État
algérien ?
Si le Hirak
populaire parvient à réaliser ses
revendications et à entrer dans une
phase de transition consensuelle qui
conduira à la mise en place
d’institutions légitimes, à la tête des
principaux bénéficiaires seront l’armée
et le parti politique. L’armée
s’éloignera progressivement de ses rôles
politiques qu’elle a traditionnellement
l’habitude de mener dans l’ombre et dans
toutes les étapes de l’histoire
politique de l’Algérie. Et cette période
sera une occasion pour l’armée de vaquer
à ses engagements constitutionnels,
comme la protection des frontières, et
de laisser aux politiciens la gestion de
la chose politique nationale en se
basant sur des mécanismes consensuels.
Comme le parti politique bénéficiera
également de cette période de transition
s’il sait comment se renforcer et ouvrir
ses portes aux jeunes qui ne l’ont pas
attendu et qui sont sortis pour
manifester leur intérêt pour les
affaires publiques et l’action
politique.
Des partis
politiques ont été combattus par le
système politique dans le terrain malgré
qu’il les ait traditionnellement
reconnus sur le papier.
Le parti politique
est resté fermé aux transformations
sociales qu’a connues la société
algérienne, en particulier les plus
positives, surtout la propagation rapide
de l’éducation chez les jeunes et
spécialement les filles, même dans les
zones rurales.
Nous avons assisté
à une situation qui a fait que le
système politique est devenu un danger
pour l’État national et la société
algérienne, comme l’ont particulièrement
montré les dernières années du régime de
Bouteflika.
Ceux qui
reprochent à ce mouvement de n’avoir pas
de représentants en ce moment ne se
trompent-ils pas ? La force de ce
mouvement ne réside-t-elle pas dans le
fait qu’il est totalement indépendant et
libre ? Ne faut-il pas laisser du temps
à ce jeune mouvement pour se structurer
?
Il n’est possible à
aucune force politique de représenter le
Hirak ou mouvement populaire avec son
caractère national et sa forte
mobilisation, en particulier dans une
société où un système politique a
combattu toutes les formes de
représentation politique, comme ont été
combattues les élites politiques et
académiques qui auraient pu concurrencer
les élites officielles. Il est également
important de savoir que l’ancienne
gestion politique a sondé la société
algérienne en se basant sur ses points
faibles et non pas sur ses points forts,
et parmi ces points faibles le fait que
les élites politiques ne se connaissent
pas entre elles, spécialement les
générations âgées qui ont une expérience
politique acquise sous le parti unique
et dans la clandestinité, dans une
société ou la ville ne joue pas son rôle
comme espace politique et culturel, pas
plus que les associations et les
syndicats.
À partir de là,
nous pouvons comprendre la question de
la représentation politique, celle qu’on
veut utiliser comme argument pour
refuser le dialogue et la reconnaissance
des élites alternatives concurrentes qui
bénéficient d’une crédibilité populaire,
et que le Hirak a commencé à générer au
niveau politique et associatif.
Comment
expliquez-vous que le peuple algérien
brandisse le drapeau palestinien en même
temps que le drapeau algérien lors des
manifestations ? D’où vient cet
attachement du peuple algérien à la
cause palestinienne ?
Parce que la cause
palestinienne jouit d’un grand consensus
en Algérie et n’a pas été utilisée comme
une carte politique interne comme c’est
le cas dans certains pays arabes.
Brandir le drapeau est une forme de
solidarité avec le peuple palestinien
dont les Algériens ressentent la
souffrance, comme ils ont ressenti la
souffrance des peuples africains à
travers leur histoire politique. Les
Algériens étaient proches des peuples
vietnamien et sud africain. Les valeurs
de solidarité sont enracinées chez les
Algériens.
Interview
réalisée par Mohsen Abdelmoumen
Qui est le Dr.
Nacer Djabi ?
Nacer Djabi est
professeur de sociologie politique à
l’université d‘Alger, auteur de : « Les
mouvements amazigh en Afrique du Nord »
(2019) Chihab éditions ; « Ministres
algériens, origines et parcours »
(2012) Chihab éditions.
Reçu de Mohsen Abdelmoumen pour
publication
Le sommaire de Mohsen Abdelmoumen
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