Interview
Dr. Dalia Ghanem-Yazbeck :
« Les
Algériens sont descendus dans la rue le
22 février parce qu’ils en avaient assez
du système »
Mohsen Abdelmoumen
Dr. Dalia
Ghanem-Yazbeck (photo: Juan Luis Rod)
Dimanche 15 septembre 2019 English version here
Mohsen
Abdelmoumen : Vous avez travaillé
les questions liées au terrorisme, y
compris dans le terrain. D’après vous,
peut-on combattre le terrorisme sans
combattre l’idéologie qui le génère ?
Dr. Dalia
Ghanem-Yazbeck : C’est compliqué de
le faire parce que les bombes et les
armes ne combattent pas les idées. Tant
que l’idée est là et qu’elle n’est pas
combattue et contrée, il sera difficile
de se débarrasser du terrorisme. Les
gouvernements doivent mieux élaborer des
récits alternatifs aux idéologies
extrémistes, à la fois hors ligne et en
ligne. Nous devons donner aux jeunes
hommes et aux jeunes femmes de meilleurs
outils pour pouvoir lutter contre la
propagande extrémiste. Ces récits
devraient comprendre des campagnes
sociales, des campagnes médiatiques, des
campagnes d’éducation pour les jeunes
dans les écoles, dans les associations
civiles… etc. Par ailleurs, tant qu’il y
aura l’injustice sociale, la
marginalisation, la répression, etc., le
spectre du djihad continuera de hanter
de nombreux pays dans le monde.Vous
êtes une éminente chercheuse qui avez
travaillé sur des sujets très sensibles,
notamment le phénomène des femmes
djihadistes. C’est un sujet qui est
rarement traité dans les médias. Comment
expliquez-vous ce phénomène des femmes
djihadistes ?
Les raisons qui
incitent les femmes au djihadisme sont
multidimensionnelles et enchevêtrées.
Elles peuvent être politiques, sociales,
économiques, psychologiques ou
philosophiques. Les femmes ne rejoignent
pas l’État islamique seulement pour
devenir des « épouses djihadistes »,
comme le prétendent plusieurs médias !
De plus, elles ne sont pas des agents
passifs et des victimes des hommes qui
les ont convaincues d’entreprendre une
carrière violente. Les femmes sont des
acteurs politiques et rationnels qui ont
des raisons différentes et complexes de
se joindre à un groupe extrémiste tel
que l’organisation de l’État islamique.
J’ai écrit sur le sujet, et l’un de mes
articles s’intitule « Le
visage féminin du djihadisme » (ndlr:
en anglais), je recommande de le lire
pour bien comprendre les raisons qui
poussent les femmes à rejoindre
l’organisation de l’État islamique.
D’après vous,
les enfants des familles de terroristes
qui proviennent des zones de combat en
Syrie et en Irak ne constituent-ils pas
des bombes à retardement avec le lavage
de cerveau qu’ils ont subi, sachant que
beaucoup d’entre eux étaient les
enfants-soldats de Daech ?
Les gouvernements
qui accueillent ces enfants qui
souffrent de plusieurs traumatismes
doivent investir dans leur réadaptation
psychologique. Ces enfants ont grandi
dans un environnement extrême et ont vu
des actes horribles. Il est impossible
d’attendre d’eux qu’ils deviennent des
citoyens « normaux » sans une aide
psychologique.
Le retour des
djihadistes des zones de combat inquiète
beaucoup les pays occidentaux. Selon
vous, ne constituent-ils pas à moyen et
à long terme un danger pour ces pays ?
Je pense que
certains de ces rapatriés constitueront
une menace, tandis que d’autres
tenteront de passer inaperçus et de
vivre leur vie. Cependant, ceux qui
manifestent des regrets et qui
souhaitent coopérer avec leurs
gouvernements devraient avoir voix au
chapitre. Le contre-récit dont je
parlais plus tôt doit être fourni par
une source appropriée et «légitime».
L’exemple de la campagne américaine
Think Again Turn Away est
révélateur. Pourquoi était-ce un échec ?
Parce que la campagne a été créée par le
Département d’État américain qui a
détruit sa crédibilité. En effet, un
individu à risque qui pense que le
département d’État est « l’ennemi à
détruire » n’écouterait jamais son
contre-récit. Au lieu de cela, les
anciens extrémistes, les rapatriés, les
transfuges et les extrémistes incarcérés
devraient avoir la possibilité de
discuter de leur expérience et de
raconter leur histoire en public, car
ils ont une authenticité qui leur permet
de gagner la confiance des rapatriés ou
des personnes à risque.
La question de
la déradicalisation revient souvent en
Occident et des expériences ont été
menées avec la création de centres de
déradicalisation, etc. mais ces
expériences n’ont pas été concluantes. À
votre avis, est-il possible de
déradicaliser des terroristes ? Le
concept de déradicalisation a-t-il un
sens ?
La déradicalisation
n’a pas de sens. En fait, le mot
« radicalisation » en français vient de
la racine « radical », qui signifie
« racines ». Ces gens manquent de
racines et ce que nous avons trouvé pour
les aider, c’est de les « déraciner » ?
Non. C’est la réadaptation qui est
nécessaire. De plus, il n’y a pas de
science, pas de discipline qui puisse
convaincre qui que ce soit d’arrêter de
penser à ce qu’il pense. Nous pouvons
aider à orienter, à fixer les concepts
d’un individu, mais lui seul peut
décider de changer ses croyances. Il n’y
a pas de centre, pas de science pour une
telle décision.
L’Algérie et
l’armée algérienne qui ont combattu le
terrorisme pendant des années ont une
expérience avérée dans le domaine de la
lutte antiterroriste, de l’avis de
plusieurs spécialistes du renseignement
que j’ai interviewés. D’après vous,
l’expérience algérienne dans la lutte
antiterroriste n’est-elle pas un cas
d’école qui devrait inspirer tous les
pays qui connaissent le
phénomène terroriste ?
C’est pendant la
guerre civile (1992-2001) que les
autorités algériennes ont appris à la
dure les stratégies antiterroristes.
Elles ont réussi à neutraliser les
manifestations djihadistes les plus
extrémistes de l’islam politique,
c’est-à-dire la menace djihadiste, en
combinant une attitude douce et une
attitude dure. D’une part, les forces de
sécurité ont déployé une présence
militaire importante et forte pour
combattre les groupes armés sur le
terrain ; d’autre part, elles ont mis en
place des mesures de conciliation visant
à désarmer, démobiliser et réintégrer
les anciens extrémistes dans la société.
Beaucoup d’anciens djihadistes se sont
vu offrir une occasion de s’exprimer.
Ils ont parlé à la télévision nationale
de leur expérience et de leur motivation
à rejoindre des groupes djihadistes.
Cette campagne a contribué à
sensibiliser l’opinion publique sur les
dangers de l’extrémisme violent et, bien
entendu, elle a donné à la politique de
réconciliation une légitimité
supplémentaire. Cela a également
contribué à décourager d’autres
personnes de se joindre à la cause
djihadiste ou d’en rester membres. En
conséquence, quelque 15 000 anciens
djihadistes ont renoncé à la violence.
Pour les aider à se réinsérer dans la
société, à prévenir la récidive et à
faire face aux difficultés économiques,
des compensations financières
substantielles leur ont été offertes.
Les efforts de réadaptation ont été
spécifiquement axés sur l’emploi parce
que les autorités voulaient restaurer un
sentiment de citoyenneté chez ces
personnes.
L’Algérie
connaît un grand mouvement populaire
depuis le 22 février qui a abouti à la
démission de l’ex-président Bouteflika.
Comment analysez-vous ce mouvement ?
Les Algériens sont
descendus dans la rue le 22 février
parce qu’ils en avaient assez du
système. Les événements qui secouent le
pays depuis six mois sont une suite
unique d’événements que nous, Algériens,
n’avons pas vus depuis les années 1990.
Ce qui est également étonnant dans ces
manifestations, c’est leur nature
pacifique et civique. J’ai fait un
photoreportage intitulé
« Une protestation made in Algeria »
dans lequel on voit ce sens incroyable
du civisme dont les Algériens ont fait
preuve. C’était presque une ambiance de
carnaval avec des enfants tout autour.
Alors que les Algériens reconnaissaient
les réalisations de Bouteflika après
vingt ans de mandat, ils étaient
mécontents d’être pris pour un
«demi-peuple» et des «demi-citoyens». Le
désir de l’ancien président de se
présenter à une cinquième candidature a
été la gifle qu’aucun Algérien n’était
prêt à prendre. Trop c’est trop.
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Je trouve votre
travail sur l’Algérie remarquable et
vous avez rédigé un document très
important concernant une crise
économique imminente qui va toucher
l’Algérie. Ne pensez-vous pas que pour
solutionner le problème économique que
connaît l’Algérie, il faudrait commencer
par solutionner le problème politique ?
Les deux sont
interdépendants. Le blocage politique
est alarmant car une crise économique se
profile à l’horizon. Nous sommes dans un
pays qui dépend de l’énergie, qui ne
produit rien, puisque 70% de ce qu’il
consomme est importé, nous avons des
réserves de change qui ont fondu comme
neige au soleil et qui sont passées de
194 milliards de dollars en 2014 à 72
milliards de dollars en 2019 et qui
devraient atteindre 47 milliards de
dollars en 2020, l’inflation est de 5,6%
et le chômage est en hausse avec 28%
pour les hommes de 15-24 ans et 20% pour
les femmes. Un programme d’urgence
économique doit être mis en place dès
maintenant avant de prendre des mesures
structurelles. Ce n’est qu’une question
de temps avant que les revendications
politiques du mouvement populaire ne se
transforment en revendications
économiques.
L’armée
algérienne, l’ANP, a toujours eu un rôle
prépondérant en Algérie, du à l’histoire
du pays. Comment voyez-vous le rôle de
l’ANP dans le futur ?
Ce rôle politique
n’est pas nouveau pour l’ANP en Algérie.
L’armée a combattu le colonialisme
français, libéré l’Algérie dans les
années 1960. C’est aussi l’armée qui a
participé au développement du pays dans
les années 1970, et c’est encore l’armée
qui a répondu aux manifestations de
masse des années 1980 et à la guerre
civile des années 1990. Tout au long de
ces périodes, en fonction de sa
disponibilité et de la situation, l’ANP
a oscillé entre interventionnisme direct
et repli limité. Aujourd’hui, l’armée
n’est plus un arbitre, mais un acteur
direct. C’est l’armée qui est intervenue
en février et a fait pression sur
Bouteflika pour qu’il démissionne ;
c’est l’armée qui a nommé le président
intérimaire avec un gouvernement
provisoire et effectué plusieurs
arrestations parmi les partisans de
Bouteflika. Malheureusement, la
vulnérabilité de l’institution militaire
appelle ce genre d’interventionnisme.
Aujourd’hui, les relations
civiles-militaires se renégocient en
Algérie, mais une chose est sûre, les
Algériens n’accepteront plus l’époque où
certains généraux au pouvoir jouaient le
rôle de faiseurs de rois.
Interview
réalisée par Mohsen Abdelmoumen
Qui est le Dr.
Dalia Ghanem-Yazbeck ?
Dalia Ghanem-Yazbeck
est chercheuse résidente au Carnegie
Middle East Center à Beyrouth et
codirectrice du programme sur les
relations civilo-militaires dans les
États arabes, où son travail étudie la
violence politique et extrémiste, la
radicalisation, l’islamisme et le
djihadisme, en particulier en Algérie.
Elle s’intéresse également à la
participation des femmes dans les
groupes djihadistes. Dalia Ghanem-Yazbeck
a été conférencière invitée sur ces
questions lors de diverses conférences
et commentatrice régulière dans
différents médias imprimés et
audiovisuels arabes et internationaux.
Dalia Ghanem était
auparavant une boursière d’El-Erian au
Carnegie Middle East Center. Avant de
rejoindre Carnegie en 2013, elle a été
chargée de cours au Williams College,
dans le Massachusetts, et assistante de
recherche au Centre d’analyse et de
régulation politiques de l’Université de
Versailles.
Dalia Ghanem est
l’auteur de nombreuses publications,
notamment: « Obstacles to ISIS
Expansion in Algeria » (Cipher
Brief, septembre 2016) ; “Algeria
on the Verge: What Seventeen Years of
Bouteflika Have Achieved” (Fonds
Carnegie pour la paix internationale,
avril 2016) ; “Why
Is AQIM Still a Regional Threat?”
(New Arab, Mars 2016) ; “The
Female Face of Jihadism” (EuroMeSCo
Joint Policy, Février 2016) ; “Running
Low: Algeria’s Fiscal Challenges and
Implications for Stability”
(Fonds Carnegie pour la paix
internationale, février 2016) ; “Women
in the Men’s House: The Road to Equality
in the Algerian Military” (Fonds
Carnegie pour la paix internationale,
novembre 2015) ; “Despite Shakeups,
Algeria’s Security Apparatus Stronger
Than Ever” (Revue politique
mondiale , septembre 2015).
Dalia Ghanem a
obtenu son doctorat à l’Université de
Versailles-Saint-Quentin-en-Yvelines,
France.
Reçu de Mohsen Abdelmoumen pour
publication
Le sommaire de Mohsen Abdelmoumen
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