Algérie Résistance
Michel Rogalski: « Aujourd’hui, on peut
avancer que les formes empruntées par la
mondialisation sont devenues
criminogènes ».
Mohsen Abdelmoumen
Michel
Rogalski. DR.
Mardi 13 septembre 2016
English version here:https://mohsenabdelmoumen.wordpress.com/2016/09/13/michel-rogalski-today-it-can-be-argued-that-the-forms-taken-by-globalizationhave-become-criminogenic/
Mohsen Abdelmoumen :
À votre avis, quels sont les véritables
enjeux du rapprochement entre la Turquie
et la Russie ?
Michel Rogalski : Il
s’agit d’une alliance conjoncturelle qui
ne tiendra peut-être pas l’épreuve du
temps, même si une dimension de
l’alliance porte sur des aspects
durables, comme le volet énergétique qui
suppose pour aboutir une longue
coopération industrielle. Les deux pays
ont besoin de sortir de leur relatif
isolement, donc tout les pousse dans
l’immédiat à se rapprocher. Décidée de
longue date la visite d’Erdogan à Moscou
a été « dopée » par la tentative de coup
d’Etat en Turquie et la réaction peu
solidaire des pays occidentaux ou de
l’Union européenne et de l’Otan.
La Russie peut ainsi reprendre son
projet de gazoduc vers l’Europe du sud
et y associer, moyennant quelques
avantages, la Turquie. Le volet
militaire constitue une véritable
innovation. Pour la première fois, un
pays de l’Otan qui y joue un rôle qui
n’est pas effacé, achète des armements
russes et s’engage sur des coopérations
militaro-industrielles. Du jamais vu qui
atteste de la marge d’autonomie de la
Turquie vis-à-vis de ses alliés
traditionnels. Pour la Russie, cela lui
permet de consolider sa présence au
Moyen-Orient et de s’affirmer avec plus
de force comme un acteur incontournable
dans la recherche d’une solution tant
militaire que politique dans les
conflits de la région. La Turquie se
voit confirmer son droit à l’intégrité
territoriale, donc un permis de durcir
sa position à l’égard des Kurdes qui
apparaissent comme victimes de ce
rapprochement turco-russe. Par contre
Erdogan va devoir assouplir son
hostilité vis-à-vis du régime d’Assad et
devoir se résigner à en accepter la
présence pour un certain temps et au
minimum le supporter pendant toute la
durée des négociations. Tant que la
Turquie n’affichera pas trop
ostensiblement sa sympathie aux forces
islamistes de la région, elle pourra
conserver de bonnes relations avec la
Russie. Cela vaut aussi pour les pays
occidentaux.
Ne pensez-vous pas que
l’Europe qui a voulu isoler la Russie en
adoptant les choix américains s’est
isolée elle-même dans la mesure où la
Russie a gagné un allié stratégique avec
la Turquie ?
Dire que l’Europe s’est isolée serait
exagéré. Elle se retrouve confrontée à
un partenaire – la Turquie – qui a
regagné des marges de liberté et sera
donc moins docile sur les dossiers qu’il
gère avec l’Union européenne, notamment
celui des déplacés du Moyen-Orient qui
veulent gagner l’Europe. Le dossier de
l’association à l’UE reste pour
l’instant totalement bloqué, mais
l’enthousiasme des deux parties s’est
édulcoré au fil des années. Et l’Europe
ne dispose plus d’un allié régional
pouvant être mobilisé avec facilité dans
le conflit syrien. Cela vaut également
pour les Etats-Unis. La coalition
anti-Assad fortement portée par l’Europe
s’en trouvera affaiblie du fait de la
plus grande autonomie de l’allié
régional turc.
La crise syrienne peut-elle
être réglée militairement ou la seule
option est-elle éminemment politique ?
Entre fractions syriennes le retour à
la paix passe nécessairement par un
accord politique dans lequel
l’implication des Nations unies doit
être très forte. Pour la dimension du
conflit qui concerne les djihadistes
aucune négociation n’est prévue – car il
n’y a rien à négocier – et
l’affrontement restera militaire et
n’est pas limité au seul territoire
syrien.
Que pensez-vous de la
position algérienne qui est contre
l’intervention des puissances étrangères
en Libye et pour une résolution de la
crise libyenne par une solution
politique ? D’après vous, l’Algérie
reste-t-elle une clé majeure dans la
résolution de la crise libyenne ?
L’Algérie redoute beaucoup la montée
d’une vague islamiste en Libye. Sa
longue frontière commune lui fait
craindre à juste titre un possible effet
de contagion. Et elle ne veut plus
replonger dans la décennie sanglante des
années 90 où elle avait été confrontée
au GIA. C’est pourquoi, échaudée par le
chaos qui a succédé à l’intervention
occidentale en Libye, elle craint tout
nouvel embrasement militaire et pousse à
une résolution politique de la crise
libyenne. Par son histoire, son étendue,
son expérience, l’Algérie est un acteur
important de l’évolution du Maghreb et
de la zone sahélienne. Son engagement
anti-djihadiste l’avait amenée à
autoriser le survol de son territoire
lors de l’intervention française au
Mali. Cet engagement est une constante
de sa diplomatie.
L’intervention américaine en
Irak en 2003, produit de la politique de
George W. Bush et Tony Blair, et ensuite
l’intervention en Libye, produit de la
politique de Sarkozy, ne
constituent-elles pas des faits
historiques majeurs pouvant traduire
l’administration des néocons et leurs
alliés au CPI au lieu de voir devant
cette instance des petits dictateurs de
poche africains ?
Jamais les États-Unis ou leurs
ressortissants ne seront déférés devant
la CPI car ils se sont bien gardés de
rallier la CPI et celle-ci n’a pas
compétence de les juger. Et quand ils
interviennent dans un pays, ils exigent
de ce pays que leurs ressortissants ne
soient redevables que devant la justice
américaine. Un soldat américain ne
dépend que de la justice de son pays et
échappe ainsi à toute autre juridiction
nationale ou internationale. C’est un
des privilèges de la puissance. Votre
remarque sur la « clientèle » de la CPI
est juste et fait l’objet d’un débat
dans diverses instances africaines. Mais
aujourd’hui le retrait des pays
africains – parfois envisagé – de la
CPI, la tuerait et constituerait le
signal d’un « permis de tuer » pour les
dictateurs africains.
Je suis régulièrement vos
travaux, dont une recherche récente où
vous avez établi une convergence entre
les paradis fiscaux, la corruption, les
mafias, et le crime organisé. Que
pensez-vous des tentatives des
idéologues et autres théoriciens du
capitalisme qui veulent réformer
celui-ci alors que l’une de ses
conséquences est d’avoir engendré un
système mafieux ? Ce pouvoir mafieux que
vous décrivez ne s’alimente-t-il pas
entre autres du terrorisme international
? Et peut-on dire que le monde est
dirigé par des mafieux ?
Les travaux s’accumulent qui montrent
tous un développement de la corruption,
des mafias et de l’économie criminelle,
des paradis fiscaux. Ces aspects, par
leur importance, ne peuvent plus être
présentés comme des anomalies et des
scories qu’il conviendrait d’éliminer
pour que tout redevienne normal.
L’évidence s’est imposée que tout cela
fait système et que la bonne marche de
la mondialisation libérale nécessite de
tels travers. Ayant appris très vite à
apprivoiser la mondialisation, des
réseaux mafieux se sont organisés et
maillent désormais la planète se jouant
des frontières et des différences de
législations. Ils ont su prendre comme
modèle la façon dont les firmes
transnationales les ont précédés en la
matière. Profitant de l’aubaine qu’a
représentée l’explosion de la
mondialisation libérale et financière
depuis quelques décennies, ces réseaux
en ont utilisé tous les rouages et en
sont devenus, à travers de vastes
opérations de blanchiment, des
interlocuteurs quasi-officiels. Car il
faut bien profiter de ce qu’a rapporté
son crime et utiliser en toute légalité
ce qui a été acquis illégalement. Ainsi
la libéralisation financière permet aux
gagnants de la dernière vague de
mondialisation de se rapprocher dans un
bénéfice réciproque permettant aux uns
de jouir de leur forfait moyennant une
dîme raisonnable et aux autres
d’accroître leurs profits et de pouvoir
bénéficier d’une manne douteuse qui
viendra gonfler leur trésorerie déjà
bien confortable.
Peu de domaines échappent à ces
activités mafieuses. Commerces et
trafics illicites ont de tout temps
accompagné drogues et armes et généré
d’immenses profits aussitôt réinvestis
et étendus à d’autres secteurs lucratifs
comme l’immobilier ou le tourisme. La
prostitution, dont les profits ont servi
à alimenter l’argent du banditisme et
des gangs, s’est organisée en réseaux
internationaux pratiquant le trafic
d’êtres humains. La dislocation des
Balkans et les soubresauts de l’Europe
de l’Est ont ainsi dynamisé les réseaux
de prostitution sur le continent, ainsi
que ceux se livrant au trafic d’armes.
Certaines zones se sont trouvé des
spécialisations liées à des ressources
naturelles comme l’héroïne en Asie, la
cocaïne en Amérique latine, le hachich
au Maghreb. D’autres ont profité de
l’aubaine d’être sur des trajets utiles
et ont prélevé des dîmes générant
corruption et économie mafieuse. Les
flux migratoires ont été immédiatement «
accompagnés » de réseaux de passeurs et
de fournisseurs de faux documents aussi
bien durant le voyage qu’à l’arrivée.
Candidats à l’exil et migrants sont
aujourd’hui livrés à ce racket qui s’est
organisé en réseaux. Les raretés, les
réglementations, les fluctuations de
prix se révèlent être des aubaines dans
lesquelles s’engouffrent les trafiquants
en tout genre, de métaux, d’organes
humains, d’œuvres d’art. La contrefaçon
est sortie de son domaine traditionnel
des biens de luxe en inondant le marché
de faux médicaments, causant des
victimes chez les populations les plus
démunies. Les grandes manifestations
sportives et les grands clubs sportifs
sont ouvertement suspectés de pratiques
corruptives. L’informatique et les
réseaux internet sont devenus des
supports d’activités délictueuses dont
les auteurs ont toujours un coup
d’avance sur leur parade. Les paradis
fiscaux sont certes de mieux en mieux
recensés et cèdent peu à peu aux
pressions internationales, mais restent
toujours actifs au service tout à la
fois des malfrats, des firmes, d’une
minorité des plus riches, des banques et
des États dont les plus grands protègent
jalousement les leurs, les estimant
nécessaires à leur prospérité
économique.
Les places financières offshore – les
paradis fiscaux – ont proliféré et
constituent le point d’arrivée de ces
activités délictueuses. Tout y converge,
s’y dissimule, y brouille les pistes et
en repart à l’assaut de nouvelles
affaires. Le pire, c’est que la plupart
de ces activités respectent les règles
légales et sont conseillées par maints
cabinets d’avocats qui ont vite vu un
filon de spécialisation, au point d’être
devenus des rouages organiques annexes
du système mis en place. Aujourd’hui, on
peut avancer que les formes empruntées
par la mondialisation sont devenues
criminogènes.
Interview réalisée par Mohsen
Abdelmoumen
Qui est Michel Rogalski ?
Michel Rogalski, économiste au CNRS,
est directeur de la revue Recherches
internationales (Paris). Il a enseigné à
l’Université de Paris I et à l’Ecole des
Hautes Etudes en Sciences Sociales et a
été directeur scientifique de la revue
franco-belge Mondes en Développement
fondée par François Perroux. Il a reçu
une décoration de l’Algérie pour l’aide
apportée à sa lutte pour l’indépendance.
Published in English in American
Herald Tribune, September 12. 2016:http://ahtribune.com/politics/1196-michel-rogalski.html
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