Interview
Alain Chouet : « Il ne s’agit pas de
«déradicaliser»
les djihadistes de la
religion mais de leur instinct
de mort
qui s’habille des oripeaux du salafisme »
Mohsen Abdelmoumen
Alain Chouet.
DR.
Mardi 6 novembre 2018
English version here Mohsen
Abdelmoumen : Dans votre livre
magistral que chacun doit lire « Au
cœur des services spéciaux – La menace
islamiste : fausses pistes et vrais
dangers », vous offrez des clés
de compréhension du phénomène
terroriste. D’après votre longue
expérience dans le renseignement, n’y
a-t-il pas aujourd’hui une nécessité
d’adapter, voire de réorganiser,
certains services de renseignement en
fonction de la menace terroriste
actuelle ? Quels sont pour vous les
besoins prioritaires d’un service de
renseignement pour qu’il soit efficace
dans le cadre de la lutte
antiterroriste ?
Alain Chouet :
Notons tout d’abord que les services de
renseignement ne sont pas inefficaces,
bien au contraire. Le nombre d’attentats
prévenus et déjoués, en particulier en
Europe occidentale, est de
beaucoup supérieur à celui des attentats
réussis. Dans ce domaine, il existe
pourtant un réel problème au niveau de
l’information et de l’opinion publique
qui n’accorde que peu d’intérêt aux
tentatives déjouées et ne retient
évidemment que les attentats qui l’ont
émue avec le cortège de doutes sur le
travail des organismes de sécurité
publique que cela entraîne.
Cette
incompréhension a de multiples causes
dont on ne retiendra ici que les deux
principales.
Nos sociétés sont
parfaitement accoutumées à certaines
formes de violence qui, contrairement au
terrorisme, ne suscitent ni grand
intérêt ni critique des services de
sécurité. En effet, personne ne parle de
faillite des pompiers quand se déclare
un feu de forêt d’origine criminelle ou
de faillite de la police quand des
malfrats attaquent un fourgon blindé.
Ainsi, au cours des
dix dernières années, les États-Unis ont
connu 271 tueries de masse qui ont fait
au total 1358 victimes mais dont seules
5 ou 6 ont suscité l’émotion et des
interrogations planétaires parce
qu’elles ont été qualifiées de
« terroristes » pour la simple raison
qu’elles étaient commises par des
Musulmans. L’Europe est moins familière
des tueries de masse mais n’est pas non
plus à l’abri de violences
irrationnelles individuelles ou
groupusculaires qui, là aussi, ne sont
qualifiées de terroristes que si elles
sont commises par des Musulmans. Et
cette perception est souvent aggravée
par le fait que des organisations
fondamentalistes islamiques revendiquent
ces actions violentes par opportunisme
même quand elles n’en sont pas à
l’origine.
Les services
occidentaux ont beaucoup appris des
différentes phases de terrorisme qui se
sont succédées depuis les années 1970
(euroterrorisme et terrorisme
palestinien des années 70, terrorismes
irrédentistes, terrorismes d’État des
années 80, terrorisme islamique des
années 90 et 2000 piloté et organisé par
des organisations structurées) et leur
bilan est plus qu’honorable en termes de
neutralisation et de prévention.
Le problème
aujourd’hui est que ces violences
organisées par des entités structurées
qui ont été vaincues ont laissé place à
des phénomènes de résonance individuels
très sommaires (attaques au couteau, à
la barre de fer, à la voiture bélier,
etc.) commis par des individus ou des
petits groupes isolés, en rupture de
liens familiaux et sociaux, parfois
psychotiques, qui passent à l’acte de
façon souvent irrationnelle et
imprévisible.
C’est là une
réalité beaucoup plus difficile à
appréhender par les services de sécurité
dans des pays démocratiques où il n’est
pas envisageable de surveiller en
permanence chaque citoyen, d’autant que
ces dérives ne relèvent pas seulement de
la sécurité mais aussi et surtout de
problématiques sociales, culturelles, et
même souvent médicales.
Dans l’ouvrage
collectif très riche que nous
recommandons à nos lecteurs « La
face cachée des printemps arabes »
édité par CF2R, vous avez signé une
contribution titrée « Du printemps arabe
à l’hiver islamiste ». Le « printemps
arabe » ne constitue-t-il pas un
tournant historique majeur dans le
projet de dissolution des
Etats-nations ? D’après vous, quels sont
les grands gagnants de ce projet funeste
pour le monde arabo-musulman ?
Imaginer qu’il
existerait un « projet de dissolution
des États-Nations » relève d’une vision
conspirationniste que je ne partage pas.
Quels en seraient les auteurs ? Quels en
seraient les objectifs ? Quel en serait
l’intérêt ?
Il existe en
revanche un fort courant de pensée
néo-conservateur qui milite depuis
longtemps pour un effacement des États
plus ou moins artificiels issus de
l’effondrement de l’Empire Ottoman en
1920 et leur remplacement par des États
Nations fondés sur des communautarismes
ethniques ou religieux.
Les principaux
théoriciens de ce projet sont
l’Israélien Oded Yinon et l’Américain
Ralph Peters qui l’ont décliné, cartes à
l’appui, dans diverses publications.
L’idée, inspirée du démembrement de
l’Empire des Indes britannique en 1948,
consiste à redécouper le Moyen Orient en
entités étatiques homogènes sur le plan
confessionnel ou ethnique qui, à la
fois, légitimeraient l’existence
d’Israël en tant qu’État « juif »,
désamorcerait les affrontements internes
des États multicommunautaires existants,
ferait perdre tout intérêt aux
idéologies progressistes et laïcisantes,
diviserait la région en entités opposées
entre elles et suffisamment petites et
faibles pour ne pas constituer un danger
militaire.
Il se trouve que ce
« projet » s’est heurté à un autre qui
pariait au contraire sur une politique
des majorités en planifiant de confier
la gestion des pays du monde arabe et
musulman à des islamistes « modérés »
dans l’espoir que ceux-ci neutralisent à
la fois les islamistes « extrémistes »
d’un côté et les nationalistes
« progressistes » de l’autre.
Les « printemps »
arabes de 2011 ont trouvé leur source
dans l’exaspération légitime des peuples
face aux excès de régimes autoritaires
installés à la faveur des rivalités
Est-Ouest de la guerre froide. Par
naïveté, par inculture ou par calcul,
ces « printemps » ont été encouragés par
les élites politiques et médiatiques
d’Occident jusqu’à provoquer un chaos
incontrôlable. Mais l’exaspération ne
constitue pas un programme politique et
elle a été récupérée par les seules
organisations structurées existantes en
dehors des nationalistes, c’est-à-dire
les islamistes parmi lesquels les plus
extrémistes d’entre eux ont tenté, de
surenchère en surenchère, de s’emparer
du pouvoir.
Ne pensez-vous
pas que les attentats qu’a connus
l’Europe sont une des conséquences de ce
qu’on appelle les « printemps arabes » ?
Non. Les germes de
la violence politique islamiste ont été
plantés dès le début des années 1980 par
les Occidentaux, États-Unis en tête,
conjointement avec l’Arabie Saoudite
puis, à partir des années 2000, le
Qatar, dans une politique globale de « containment »
de l’URSS et de l’Iran. La controverse
stratégique et religieuse entre l’Iran
et l’Arabie avait conduit cette dernière
à tenter de prendre le contrôle de
l’Islam mondial par le biais de
nombreuses institutions et ONG répandant
le message intégriste salafiste des
Wahhabites relayé à l’époque pour des
raisons opportunistes par les Frères
Musulmans. Aux militants ainsi séduits
idéologiquement, la guerre d’Afghanistan
a fourni des armes, une formation
militaire à la violence et surtout une
légitimité politico-religieuse dans
l’ensemble du monde musulman, y compris
dans les communautés émigrées en
Occident qui souffraient de diverses
formes d’exclusion.
Abandonnés à leur
sort après l’effondrement du bloc de
l’est, ces « héros de l’Islam », privés
de soutien mais pas d’armes ni d’idées,
se sont retournés contre leurs maîtres
arabes et occidentaux en frappant comme
ils le pouvaient, où ils le pouvaient,
leurs ennemis « proches » et leurs
ennemis « lointains » par l’arme du
faible au fort que constitue le
terrorisme. C’est dans les « exploits »
plus ou moins fantasmés des différentes
mouvances salafistes violentes que des
jeunes musulmans ou convertis d’Occident
en mal de vivre puisent un modèle de
comportement revendicatif asocial et une
rationalité à leurs pulsions
destructrices. Ces comportements
violents ont certainement été encouragés
par l’apparent soutien des élites
occidentales aux débordements des
« printemps » arabes mais ceux-ci, qui
arrivent bien tard dans le développement
de la violence djihadiste, n’en
constituent pas la cause.
Depuis les
attentats qui ont frappé, entre autres,
la France et la Belgique, à votre avis,
les gouvernements occidentaux ont-ils
adopté des mesures concrètes efficaces
pour contrer le terrorisme ?
La France à partir
de 2003 puis la Belgique à partir de
2016 ont entrepris un vaste train de
réformes, d’adaptation et de
modernisation de leurs services de
renseignement et de sécurité pour faire
face à la menace émanant d’organisations
violentes structurées sans pour autant
tomber dans les excès sécuritaires du
« Patriot Act » américain. De même, la
sensibilisation de nos concitoyens à la
menace a été menée sans provoquer de
réaction de rejet et d’exclusion des
communautés dites « à risque ».
Cependant, rien n’a
été vraiment fait sur le plan pénal,
social, familial, éducatif, culturel
pour contrôler efficacement les éléments
les plus fragiles de ces communautés « à
risque », pour prévenir leurs dérives
vers les fulgurances de la propagande
djihadiste, pour imposer à tous le
respect de nos valeurs démocratiques et
libérales, pour reconquérir des
quartiers entiers et autres banlieues
entrées en dissidence avec nos sociétés
et où ne peuvent pénétrer sans risque ni
la police, ni les services de secours,
ni les services médicaux ou sociaux. Il
y a même en France comme en Belgique,
des politiciens locaux qui – en se
prévalant de « bons sentiments » – ont
flatté ces dissidences à des fins
électorales.
C’est ce qui nous
expose aujourd’hui non pas à un
terrorisme organisé exogène mais à des
dérives violentes endogènes propres à
nos sociétés. En France comme en
Belgique depuis les attentats de Charlie
Hebdo, ce ne sont pas des éléments
étrangers spécialement formés pour nous
attaquer qui nous ont frappés, mais bien
nos propres enfants ou en tout cas des
produits de notre propre système social.
Qu’ils se réclament de causes
extérieures ou que des organisations
étrangères revendiquent leurs actions
n’y change rien. Le problème est au cœur
de nos sociétés et ne relève donc pas de
la seule compétence des services de
sécurité.
Pensez-vous que
la coopération au niveau des services de
renseignement entre les pays occidentaux
et des pays tiers tels que la Syrie, la
Russie, l’Irak, etc. est optimale ?
La coopération
entre pays occidentaux en matière
antiterroriste fonctionne plutôt bien
même si elle est parfois entravée par le
gigantisme et le cloisonnement de
l’appareil sécuritaire américain qui
compte pas moins de 16 agences de
renseignement. En revanche la
coopération des services occidentaux
avec les services de la plupart des pays
arabes – qui avait permis des succès
certains dans la décennie 2001-2011 –
est au point mort, soit parce que les
services de ces pays ont disparu (Libye,
Yémen), soit parce qu’ils sont en phase
de réorganisation laborieuse (Tunisie,
Irak), soit parce que nos décideurs
politiques ont fait le choix de rompre
tous les canaux de dialogue (Syrie).
Quant aux rapports avec les services
russes, ils sont complexes, méfiants et
limités par le fait que les Occidentaux
et les Russes ne sont pas dans le même
camp sur le terrain et n’ont pas la même
perception de la menace djihadiste.
Cela dit, la
coopération n’a d’intérêt que si on a
quelque chose à échanger. Dans la mesure
où, depuis maintenant plusieurs années,
les violences terroristes que nous
subissons en Europe (France, Belgique,
Espagne, Royaume Uni, Allemagne, etc.)
sont le fait de résidants dans le pays
visé dont ils ne sont souvent jamais
sortis, il n’y a pas vraiment matière à
coopération internationale.
Selon vous,
est-ce une bonne idée d’accueillir les
djihadistes « foreign fighters » ou
« returnees » et leurs familles, sachant
que les différents services de sécurité
occidentaux manquent de moyens, de
l’aveu même de certaines sources
policières ?
C’est évidemment un
problème mais c’est notre problème. Nous
sommes responsables de nos citoyens, les
bons comme les mauvais, surtout quand
nos opinions publiques refusent qu’ils
soient jugés et condamnés dans les pays
où ils ont commis leurs crimes, soit
parce que nous nous émouvons de
sanctions trop lourdes, soit parce que
les institutions judiciaires de ces pays
sont incertaines.
Nous devons assumer
nos incohérences. En particulier celle
qui consistait à fermer les yeux sur
les départs de djihadistes qui
manifestaient leur désir d’abattre le
régime syrien, ou celle qui consistait à
ne pas exiger de nos alliés turcs de
l’OTAN de fermer leurs frontières avec
l’Irak et la Syrie à nos ressortissants
en situation irrégulière. Et refuser
leur retour serait prendre le risque de
les retrouver sur d’autres théâtres
d’opérations djihadistes en Afrique, en
Asie ou ailleurs.
Nous n’avons donc
pas d’autre choix que de les rapatrier
mais leur prise en charge ne saurait
être mise à la charge des seuls services
de sécurité. Puisque leurs dérives
violentes sont la conséquence de
carences graves de nos systèmes
judiciaires, sociaux, culturels,
éducatifs, c’est à l’ensemble de
l’appareil d’État et de la communauté
nationale qu’incombe le soin de les
réinsérer si c’est possible et de
neutraliser leur potentiel de nuisance
s’ils sont irrécupérables.
Ne pensez-vous
pas que les politiques de
dé-radicalisation prônées par certains
gouvernements occidentaux ont échoué ?
Elles ne pouvaient
qu’échouer parce qu’on a appréhendé le
problème de façon erronée en voulant
considérer la radicalisation sur un plan
religieux. Pour répondre aux
interrogations d’Olivier Roy qui se
demande si c’est l’Islam qui se
radicalise ou la radicalité qui
s’islamise, il faut constater que c’est
un double mouvement. Depuis plus de 30
ans, sous l’impulsion financière de
l’Arabie et l’impulsion idéologique des
Frères Musulmans, c’est la seule
interprétation néo-hanbalite
salafo-wahhabite, jusque là très
minoritaire de l’Islam, qui s’est
imposée comme référentiel unique et
indiscutable de la religion, en
particulier chez les plus ignorants et
les plus incultes, notamment les jeunes
des communautés émigrées coupés de leurs
racines et de leurs liens sociaux et
familiaux mais totalement sous
l’influence de la propagande internet et
de certains réseaux sociaux que les
salafistes maîtrisent parfaitement
À ces jeunes plus
ou moins décérébrés, il est parfaitement
inutile de vouloir opposer des arguments
dans le champ du religieux, même par des
autorités reconnues de l’Islam. Tout
discours qui sort de la doxa salafiste
est pour eux non seulement inaudible
mais aussi haïssable.
De fait le problème
est psychologique, voire psychiatrique.
On a affaire à des individus en rupture
complète avec leur environnement,
généralement affectés d’une vision très
dégradée d’eux-mêmes qui les conduit à
confondre le respect auquel ils aspirent
avec la peur qu’ils inspirent. C’est
cette recherche permanente de
l’affrontement avec le reste du monde
qui constitue la radicalité.
Et, dans un tel
contexte, le salafisme qui prône la
violence et la terreur contre quiconque
n’est pas salafiste – c’est-à-dire 99,9
% de la planète – est évidemment un
référentiel bienvenu puisqu’il suscite
la peur de tous face à la violence de
quelques uns. Mais on a vu ailleurs que
d’autres référentiels peuvent servir à
des individus qui ont subi les mêmes
dérives psychologiques comme en Norvège
Anders Breivik qui rationalisait sa
radicalité dans le fond culturel nazi
ou, aux Etats-Unis, Timothy Mac Veigh,
l’auteur du sanglant attentat d’Oklahoma
City qui se référait aux codes de la
suprématie blanche, et dans toute
l’Europe des années 70, les
euro-terroristes, ces jeunes gens qui
assassinaient au nom d’une vision
fantasmée du marxisme-léninisme.
Donc il ne s’agit
pas de « déradicaliser » les djihadistes
de la religion mais de leur instinct de
mort qui s’habille des oripeaux du
salafisme et de les réinsérer dans la
société. Cela ne peut être qu’un
processus long, coûteux,
multidisciplinaire et pas toujours
assuré du succès tant certaines dérives
sont irréversibles.
À votre avis, le
communautarisme qui prospère dans
certains pays occidentaux ne sert-il pas
la cause des terroristes ?
Toute démarche qui
tend à couper un segment de la
population du reste de la communauté
nationale ne peut évidemment
qu’affaiblir cette communauté nationale,
la diviser en entités hostiles, susciter
des affrontements internes, provoquer le
rejet des valeurs collectives qui
fondent son unité et sa solidarité.
C’est une démarche
classique de la subversion dont on
retrouve de nombreux exemple dans
l’histoire et que se sont parfaitement
réappropriée les Frères Musulmans comme
on peut le constater dans les écrits de
leur principal théoricien de la
violence, Sayyid Qutb.
L’objectif est de
couper les Musulmans du reste du monde
en les rendant haineux vis-à-vis des non
musulmans et haïssables par eux de façon
à mieux les dominer sans que personne ne
souhaite intervenir contre cette
domination.
Il s’agit en fait
d’une démarche sectaire au sens latin du
terme (sequor = couper) qui est celle de
toutes les sectes dont le but est de
couper leurs adeptes de tous leurs liens
sociaux, familiaux nationaux et de les
rendre totalement dépendants de
l’influence et de l’autorité du
« chef », jusqu’à la mort si nécessaire.
Le
« communautarisme » que vous évoquez
s’alimente à la fois de la politique
déterminée à des fins diverses des
salafistes wahhabites, Frères Musulmans
ou déobandis pakistanais, mais aussi de
la naïveté, de l’ignorance et des
pseudos bons sentiments d’un certain
nombre d’Occidentaux qui, pour des
raisons tout aussi diverses, enferment
les Musulmans dans leur essence de
Musulmans en leur reconnaissant sans
même leur demander leur avis un « droit
à la différence », un « devoir de
conserver leurs racines », une licence
de ne pas respecter les règles communes
de la collectivité nationale qui ne leur
conviennent pas à titre individuel.
Ce communautarisme
exacerbé profite bien sûr aux stratégies
sectaires dont s’alimentent les
instigateurs du djihadisme.
Quel rôle exact
a joué George Soros et son organisation
dans les « printemps arabes » ?
Il est de bon ton
dans les milieux conspirationnistes
d’accuser le milliardaire américain
Georges Soros de toutes les misères et
déstabilisations du monde. Je pense
qu’il ne mérite ni cet excès d’honneur
ni cet excès d’indignité. Il est clair
que ses différentes ONG et fondations –
en particulier son « Open Society » –
ont beaucoup contribué à donner
l’espoir d’un changement soutenu par
l’Amérique aux contestataires des
« révolutions orange » dans l’ex bloc de
l’est et des « printemps » arabes et a
incité les uns et les autres à diverses
formes de jusqu’auboutisme.
La naïveté et
l’ignorance des responsables de ses
fondations, sans doute pétris de bonnes
intentions, les ont conduits à
considérer que les Frères Musulmans
étaient des sortes de démocrates
chrétiens à la sauce musulmane qui
pouvaient à la fois contrôler les
dérives djihadistes et assurer la
transition des pays musulmans vers des
formes de démocratie libérale et
d’intégration à l’économie mondialisée
de marché. Et, appuyés sur de gros
moyens médiatiques et financiers, ils
ont réussi à en convaincre de nombreux
responsables politiques et élites de
l’intelligentsia occidentaux tout aussi
ignorants et naïfs qu’eux.
Que les initiatives
des institutions pilotées par George
Soros aient contribué à des
déstabilisations parfois dramatiques ne
fait guère de doute. Qu’elles aient été
calculées et préméditées dans la ligne
néo-conservatrice du « chaos créateur »
me paraît en revanche douteux. Je
retiens de quarante années de travail
dans le renseignement que l’ignorance,
l’arrogance et la bêtise qui sont bien
réelles font beaucoup plus de ravages
que d’hypothétiques conspirations.
En soutenant une
« opposition » en Syrie, qui se dit
modérée alors qu’elle est composée
essentiellement de djihadistes, les
gouvernements occidentaux n’ont-ils pas
commis une erreur stratégique qui a semé
le chaos dans toute la région MENA ?
Il s’agit encore là
d’une illustration parfaite de
l’ignorance et de l’arrogance des élites
occidentales. Il existait bien sûr une
réelle opposition démocratique en Syrie
mais elle était extrêmement marginale et
la plupart du temps exilée de longue
date à l’étranger, en France, aux
États-Unis et en Grande Bretagne et sans
influence sur le terrain. En Syrie même,
la seule vraie force d’opposition à la
mainmise de la minorité alaouite –
alliée aux autres minorités (chrétiens,
druzes, ismaéliens, chiites) – sur le
pouvoir et les richesses du pays était
constituée par la frange la plus
extrémiste de la majorité sunnite
constituée essentiellement de Frères
Musulmans.
Et les
affrontements civils en Syrie ne datent
pas du printemps 2011 mais ont commencé
en 1980 quand un commando des Frères
Musulmans s’est introduit dans l’école
des cadets de l’armée à Alep, a séparé
les cadets alaouites des autres et les a
égorgés au couteau en application de la
fatwa d’Ibn Taymiyya, ce jurisconsulte
salafiste du 14e siècle qui
appelait au génocide des Alaouites. Les
Frères l’on payé cher dans leur fief de
Hama en 1982 mais les affrontements
civils n’ont jamais cessé depuis même si
le régime a tout fait pour les
dissimuler.
Surpris et
traumatisés par les « printemps » de
Tunisie et d’Égypte où ils avaient
multiplié les faux pas, les décideurs
occidentaux ont parié sur une chute
rapide du Président syrien avec lequel
il était donc inutile de trouver une
solution négociée et ont assuré de leur
soutien une opposition que leurs
interlocuteurs syriens habituels
réfugiés en Europe et le parti islamiste
turc leur présentaient comme
démocratique, alors qu’elle était
essentiellement composée d’islamistes
sunnites radicaux.
Sept ans plus tard,
on mesure toute l’étendue de cette
erreur de jugement.
L’intervention
de l’OTAN en Libye n’est-elle pas une
autre faute stratégique qui a
déstabilisé le continent africain ?
Cette intervention
procède pour les mêmes raisons et les
mêmes causes de la même erreur de
jugement commise en Syrie. L’actuelle
Libye, c’est-à-dire la réunion des trois
régions de Cyrénaïque, de la
Tripolitaine et du Fezzan, n’existe
historiquement et de façon fragile que
depuis 1950. Elle n’a été fragilement
stabilisée de façon autoritaire qu’à
partir du coup d’Etat des officiers de
l’armée avec Kadhafi à leur tête
en 1969. Le dictateur libyen a donné au
monde l’apparence que son pays était uni
en « achetant » la paix civile avec les
retombées de la rente pétrolière, en
organisant des équilibres subtils entre
régions et tribus rivales, en mobilisant
les forces vives du pays dans des
projets plus ou moins farfelus mais
flamboyants dans le monde arabe et en
Afrique. Mais il n’a pour autant bâti ni
un État ni une Nation.
Et il lui a fallu
quarante ans, beaucoup de brutalité et
de duplicité pour en arriver à une
stabilité très fragile et artificielle
et sa disparition brutale ne pouvait que
conduire à l’éclatement du pays, à la
ruine et à l’anarchie.
Quand la communauté
internationale a supposé que Kadhafi
allait réprimer le « printemps libyen »
éclos à Benghazi, loin de la capitale,
dans un bain de sang, l’ONU a donné pour
mandat aux Occidentaux de protéger les
populations menacées. Mais personne
n’avait prescrit aux forces engagées de
détruire l’armée libyenne, de bombarder
les édifices publics de tout le pays et
les palais présidentiels, de démanteler
l’appareil d’Etat et de faire lyncher le
dictateur sous l’objectif des caméras.
Le chaos qui en est
résulté est d’autant plus dramatique que
personne parmi les puissances
intervenantes n’avait réfléchi aux
conséquences de l’intervention et à ce
qu’il conviendrait de faire après pour
assurer l’unité et la stabilité du pays.
Là aussi on mesure les résultats sept
années plus tard….
Ne pensez-vous
pas que les gouvernements occidentaux
doivent revoir leur alliance avec des
pays comme l’Arabie saoudite et le Qatar
qui ont exporté le wahhabisme dans toute
la planète ? Quand est-ce que les
gouvernements et les Etats se
mettront-ils sérieusement à s’attaquer
au financement du terrorisme ?
Comme l’a noté à
juste titre le chercheur François Burgat
au cours d’une audition parlementaire en
2017, l’Arabie des Saoud ne soutient pas
le djihadisme par affinité idéologique
ou volonté missionnaire. Elle le fait
par pragmatisme. Elle soutient quiconque
dans le monde arabe et musulman – y
compris les communautés émigrées – peut
mettre la famille à l’abri du regard
critique de l’Occident, à l’abri de la
concurrence impériale de l’Iran, à
l’abri de la contestation, en
particulier de la contestation
démocratique ou sociale. Elle encourage
partout et toujours quiconque est
susceptible de relayer la doxa
théocratique, sectaire et réactionnaire
sur laquelle elle a construit sa
légitimité contestable. Et il ne manque
évidemment pas de candidats pour essayer
de profiter de la rente que génère cette
stratégie puisque, faute de moyens
culturels et humains, l’Arabie est bien
contrainte de la mettre en œuvre par une
tactique du chéquier.
De fait, le lien
entre le djihadisme et le wahhabisme est
avéré depuis plus de deux siècles avec
cette constante que la tribu des Saoud
instrumentalise régulièrement le
djihadisme au service de ses intérêts
mais échoue systématiquement à en
contrôler les développements et effets
pervers et ne trouve son salut que dans
l’intervention armée de puissances
étrangères, en général non arabes et non
musulmanes, qui doivent ensuite
supporter le poids militaire et
financier de cette intervention, la
responsabilité et la culpabilité de ses
conséquences, le soupçon sans cesse
recommencé de mener une croisade contre
l’Islam. On peut faire semblant de
regarder ailleurs pour des raisons
d’opportunité économique ou diplomatique
– comme on l’a fait pendant des années
pour le Qatar – mais il serait dangereux
d’ignorer ou de nier le phénomène.
L’Occident en
général et l’Europe en particulier ne
peuvent donc s’obstiner à ignorer
l’existence des instigateurs et des
soutiens politiques, idéologiques et
financiers qui alimentent et utilisent
maladroitement depuis 30 ans la violence
salafiste pour tenter de préserver leur
légitimité chancelante face à la
concurrence de l’Iran islamique et aux
évolutions démocratiques. Il est de
notre intérêt de nous opposer
politiquement et diplomatiquement avec
vigueur à ces soutiens. Après de longues
années d’errements, l’Égypte a donné
l’exemple à l’été 2013 en criminalisant
le djihadisme et la Confrérie des Frères
Musulmans dont sont issus 90% des
idéologues et des militants de la
violence djihadiste internationale. Nous
ferions bien de nous en inspirer au lieu
de nous obstiner à voir dans ce groupe
subversif, populiste et totalitaire des
sortes de chrétiens-démocrates à la
sauce musulmane.
D’autant que si
l’Occident a su se montrer intransigeant
à l’égard des dictateurs arabes au point
d’exiger leur tête au bout d’une pique,
il sait se montrer d’une remarquable
souplesse à l’égard de certains
pétromonarques de la péninsule arabique
qui règnent aux antipodes de la
démocratie, de la liberté et du respect
des droits de l’homme les plus
élémentaires.
L’Occident en
général, la France en particulier,
devront faire face au risque terroriste
sur leur sol avec d’autant plus
d’intensité que ce terrorisme disposera
de bases arrière, de soutiens
politiques, de sponsors financiers et
d’une matrice idéologique. Il faut en
tirer les conséquences car la menace
sera permanente aussi longtemps que la
matrice qui l’engendre existera.
Comment
expliquez-vous le laxisme de certains
pays occidentaux qui, non seulement,
tolèrent sur leur sol la mouvance des
Frères musulmans mais les laissent
répandre leur message terroriste via des
médias de propagande qu’ils ont créés
ainsi que tout un tissu d’organisations
« caritatives » ? Comment expliquez-vous
cette connivence ?
Nous voici encore
une fois au cœur d’une utopie politique
qui se situe au croisement de
l’arrogance et de l’ignorance. Une
frange importante de l’intelligentsia
occidentale a pensé, sans doute
sincèrement mais avec de forts relents
de néocolonialisme bien pensant, que les
masses arabes et musulmanes n’étaient
pas prêtes pour la démocratie, qu’il
leur faudrait une période de transition
et qu’on ne ferait pas l’économie d’un
passage par un système politique
islamiste organisé autour de la seule
organisation islamique transnationale
fortement structurée et organisée qui
est celle de l’Association des Frères
Musulmans.
Cette idée a été
théorisée des 1995 par le chercheur
Graham Fuller au sein du think tank de
la Rand Corporation et adoptée avec
enthousiasme aussi bien par les
néoconservateurs comme Condoleezza Rice
que par les « progressistes » démocrates
comme Hillary Clinton. Le concept était
que, puisqu’en fonction de leur double
langage habile, ils étaient présumés
« modérés », les Frères mettraient les
salafistes violents à l’écart et, avec
l’aide conditionnelle de l’Occident, ils
organiseraient la transition progressive
des sociétés arabes vers la démocratie
en acceptant la mobilité de leurs
concitoyens les plus jeunes et
s’ouvriraient à l’économie mondialisée
de marché conçue comme une étape
incontournable vers la modernité.
À la lueur de mon
expérience de quarante années au
Moyen-Orient et au Maghreb, j’observe
toutefois que cette sacro-sainte
trilogie des « 3M » (Money, Mobility,
Market), par laquelle certains
responsables de l’Union Européenne
inspirés par les think tanks
néo-conservateurs américains, pensent
pouvoir accélérer et affermir les
transitions démocratiques au sud de la
Méditerranée, relève de l’illusion et
consiste à mettre la charrue avant les
bœufs. On réunira sans peine un
consensus autour des transferts d’aides
et de fonds. Mais abandonner une tutelle
étroite sur la jeunesse et se rallier à
des systèmes d’économie libéralisée va
totalement à l’encontre des principes
islamistes des Frères fondés sur
l’autorité patriarcale et le
mercantilisme protégé.
C’est néanmoins ce
théâtre d’illusions qui a motivé – et
motive encore souvent – la complaisance,
et même parfois la connivence, de nombre
de responsables politiques et
d’intellectuels occidentaux envers les
Frères. Mais, en gros, confier
l’encadrement des Musulmans à la
Confrérie revient à faire garder son
poulailler par des renards. Les renards
adorent ça…
À votre avis, en
rendant fréquentables des terroristes
notoires, certains gouvernements
occidentaux ne jouent-ils pas avec le
feu ?
Il n’y a tout de
même pas beaucoup de « terroristes
notoires » dans les pays occidentaux…
Mais il y en a et c’est évidemment un
risque dont on n’a pas toujours pris la
mesure. Dans ce domaine, un certain
nombre de pays d’Europe et d’Amérique du
nord sont pris au jeu de leurs propres
contradictions.
Le Royaume Uni a
par exemple toléré pendant de nombreuses
années la présence de nombreux
idéologues et sponsors financiers de la
violence islamique au point de valoir à
Londres la désignation peu flatteuse de
« Londonistan ». Cette tolérance était
motivée par au moins deux raisons. L’une
était une sorte d’accord tacite entre
les activistes islamistes et les
services de sécurité britanniques aux
termes duquel ces islamistes
bénéficiaient d’un permis de séjour et
d’une large liberté d’expression et
d’action à condition de n’avoir aucune
activité subversive sur le territoire du
royaume. Le seconde tient à une
disposition de la loi britannique
consécutive aux affrontements d’Irlande
du Nord qui exige que pour rendre le
financement du terrorisme répréhensible,
l’accusation doit prouver à la fois que
le financier présumé a versé de l’argent
à des terroriste mais aussi qu’il avait
l’intention que ce financement serve à
des actions violentes. Cette preuve
« d’intention » est évidemment difficile
à apporter et les sponsors financiers de
la violence ont vite compris qu’ils
avaient intérêt à opérer depuis Londres
où de puissants cabinets d’avocats
locaux veillaient à leur impunité. Ces
tolérances se sont plus ou moins
éteintes au tournant des années
2005-2006, mais il en reste des scories.
En ce qui concerne
la France, elle est prise au double
piège des ses dispositions légales
« protectrices » et de ses prises de
position internationales. En
particulier, dans la mesure ou la
justice française s’interdit d’expulser
vers leur pays d’origine des étrangers
qui y risquent la peine de mort, elle
est bien contrainte de les garder sur
son sol. Le cas le plus caricatural de
cette situation est celui de Djamel
Beghal, algérien, membre d’Al Qaïda
arrêté à l’été 2001 alors qu’il tentait
de revenir en France pour commettre un
attentat à Paris. Condamné pour cela, il
a bien fallu le garder en résidence
surveillée en France puisqu’on
s’interdisait de l’expulser vers
l’Algérie. De sa résidence surveillée,
Beghal a participé au projet d’évasion
d’un des auteurs des attentats de Paris
en 1995. A nouveau condamné, puis à
nouveau remis en résidence surveillée,
il y était devenu un des mentors des
frères Kouachi qui ont commis l’attentat
contre Charlie-Hebdo….. D’autre part,
les autorités françaises qui ont à une
époque beaucoup encouragé, et même
équipé, une subversion armée qu’elles
voulaient croire « démocratique » contre
le régime syrien ont eu bien du mal à
faire la part des choses quand certains
de ces rebelles, vaincus sur le terrain,
ont demandé l’asile en France.
Mais les Etats-Unis
n’ont pas fait mieux en exigeant du
gouvernement égyptien, pour des raisons
« humanitaires », la libération de
nombreux membres des Frères Musulmans
impliqués dans l’assassinat du Président
Sadate, dont Ayman Zawahiri qui
deviendra l’idéologue d’Al Qaïda et
surtout du Cheikh Omar Abderrahman qui
obtiendra en quelques semaines l’asile
politique aux Etats-Unis et y organisera
le premier attentat à la voiture piégée
contre le World Trade Center en 1993.
Selon vous, ne
sommes-nous pas en train d’assister en
ce moment à la réorganisation de Daech ?
Tant que la guerre idéologique n’aura
pas été remportée contre des
organisations comme Les Frères musulmans
et Daech, n’y aura-t-il pas toujours un
risque terroriste latent ?
Al-Qaïda « canal
historique », l’organisation qui a
commis les attentats de Nairobi,
Dar-es-Salam et du 11 septembre est
morte entre 2002 et 2004. Mais avant de
mourir elle a été engrossée par les
erreurs stratégiques de l’Occident et
les calculs peu avisés d’un certain
nombre de régimes de pays musulmans. Et
elle a fait des petits qui ont conduit
le diplomate et chercheur Jean Pierre
Filiu à évoquer dans un livre
remarquable « Les neuf vies
d’Al-Qaïda ».
Parmi ces
« petits » il y a eu « Al-Qaïda
fil-Rafidayn » (Al-Qaïda en Mésopotamie)
de Abou Moussaab al-Zerqawi (un membre
des Frères Musulmans) qui s’est ensuite
transformé en « État Islamique »
(Da’esh) avec Abou Bakr al-Baghdadi
(autre membre des FM).
Plutôt que de
poursuivre la politique de violence
déterritorialisée du groupe Ben
Laden-Zawahiri, les dirigeants de Daesh
ont cru pouvoir assurer la pérennité de
leur organisation par un ancrage
territorial, générateur d’un sanctuaire
géographique et de revenus par pillage
des ressources locales. C’était une
erreur stratégique car en se dotant d’un
chef résidant dans une capitale, de
moyens militaires lourds, d’uniformes,
de casernes, d’une administration
fiscale, Daesh se désignait aux coups de
forces militaires hostiles bien
supérieures en nombre et en moyens.
Malgré son habileté à jouer sur les
contradictions politiques locales et
régionales, malgré sa capacité à
susciter des phénomènes de violence au
sein des pays occidentaux pour les
dissuader d’agir, Daesh n’a pas survécu
à cette erreur.
Ses partisans
survivants reprennent donc les chemins
de la clandestinité et de
l’éparpillement qui avaient fait le
succès de l’organisation originelle et
on les retrouve ainsi disséminés dans la
péninsule arabique, en Afghanistan, en
Libye, en Afrique sahélienne, en
Somalie, dans certaines républiques
musulmanes d’Asie Centrale. Mais pour
exister et donc pour obtenir le soutien
de certains sponsors financiers, il leur
faut bien démontrer leur capacité de
mobilisation, d’action et de nuisance.
Et rien ne vaut mieux que des actions
aussi spectaculaires que possible dans
les pays d’Occident où l’on est sûr que
le retentissement médiatique sera
important, même si l’action est sommaire
et mineure. On observe cyniquement que
300 morts à Baghdad, Karachi ou
Mogadiscio n’ont droit qu’à un
entrefilet dans les médias tandis que 3
morts en France, aux États-Unis ou en
Allemagne mobilisent pendant des jours
entiers la presse écrite et les chaînes
d’information continue.
Mais tout ceci n’a
effectivement de sens et de raison
d’être que si il existe, pour des
raisons diverses, des soutiens
idéologiques, politiques et surtout
financiers à l’action violente. Et là,
on en revient en permanence aux
invariants de la « diplomatie religieuse
de l’Arabie Saoudite » telle que
parfaitement décrite et analysée dans le
récent livre de Pierre Conesa.
En voyant une
activité très dense de certaines
organisations liées au terrorisme sur
les réseaux sociaux tels que Twitter,
Youtube, Facebook, etc., ne pensez-vous
pas que les gouvernements occidentaux
ont perdu la guerre de l’information
face à Daech ?
Vous posez là une
question qui dépasse largement le cadre
restreint du terrorisme. Internet
s’analyse aujourd’hui en un espace
public mondialisé non régulé,
désordonné, sans code de conduite, sans
forces de l’ordre, ouvert à toutes les
transgressions, en particulier la
transgression criminelle des
terroristes.
Les Occidentaux (et
beaucoup d’autres) n’ont pas perdu la
guerre de l’information puisqu’ils ne
l’ont même pas déclarée. Internet est
donc ouvert à toutes les intelligences,
y compris les plus perverses : celles
des terroristes bien sûr, mais aussi –
et sans doute de façon beaucoup plus
pernicieuse – aux pirates, aux
trafiquants, aux espions industriels,
aux escrocs, aux pédophiles, aux
contrefacteurs, aux menteurs, aux
diffamateurs et à toutes les
malfaisances qui peuvent s’épanouir sous
couvert d’anonymat ou
d’insaisissabilité.
Il n’est pas
d’exemple dans l’histoire d’espace
public qui puisse s’épanouir de façon
durable et satisfaisante sans un minimum
de règles de « vivre ensemble » et d’une
autorité pour faire respecter ces
règles.
Interview
réalisée par Mohsen Abdelmoumen
Qui est Alain
Chouet ?
Ancien chef du
Service de renseignement de sécurité de
la DGSE (Direction générale de la
Sécurité extérieure), diplômé en
droit, science politique et langues
orientales, Alain Chouet a fait toute sa
carrière de 1972 à 2007 dans les
services de renseignement français,
alternant affectations à l’étranger
(Liban, Syrie, Maroc, Genève-ONU,
Bruxelles) et postes de responsabilité à
l’administration centrale. Spécialiste
des problèmes de sécurité dans le monde
arabe et islamique, il a été consultant
du Centre d’Analyse et de Prévision du
M.A.E. et est l’auteur de nombreux
ouvrages et articles dans les revues
spécialisées (Maghreb-Machrek,
Questions internationales, Politique
étrangère, Revue de défense nationale,
La revue parlementaire, Marine et
Océans, Présaje, Questions d’Europe,
Cahiers de l’Orient, La Revue des Deux
Mondes, Perspectives de l’UCLAT, etc.).
Il a publié « Au
cœur des services spéciaux – La menace
islamiste: fausses pistes et vrais
dangers », éditions La
Découverte, 2013 (pour la seconde
édition) et « La
sagesse de l’espion », éditions
Jean Claude Béhar, 2010.
Reçu de Mohsen Abdelmoumen pour
publication
Le sommaire de Mohsen Abdelmoumen
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