Algérie Résistance
Dr. Tewfik Hamel : « Le terrorisme
risque de devenir ingérable dans un
proche avenir » (Partie 1)
Mohsen Abdelmoumen
Mardi 4 juillet 2017
English version
here Mohsen
Abdelmoumen : Quelle est votre
lecture du bras de fer qui oppose en ce
moment l’Arabie saoudite et ses alliés,
avec le Qatar ? Certaines sources
évoquent même le risque d’une guerre
dans la région. Qu’en pensez-vous ?
Dr. Tewfik
Hamel : De nombreux points se
chevauchent et méritent d’être soulignés
notamment la période de changement dans
le monde arabe qui ne sera pas courte,
mais une lutte constante entre les
forces qui tentent de définir l’avenir
de la région. Les conflits internes sont
en partie associés à ces changements. Il
y a ensuite la confusion intellectuelle
autour de la nature de cette
conflictualité. À cela s’ajoute la
montée de l’Iran et un sentiment
d’insécurité des Saoudiens impossible à
apaiser. Enfin, le rôle des
États-Unis :
Le Moyen-Orient est
l’une des régions les plus militarisées
au Monde. La région est traversée par
des rivalités régionales, guerres des
ressources, difficultés économiques,
tensions identitaires, etc. Toutefois,
quel est l’antagonisme
directeur ? L’Iran est devenu un acteur
incontournable dans la plupart des
questions arabes y compris au Liban,
Palestine, Syrie, Yémen. La guerre
régionale n’est pas inévitable, pas plus
que la paix. Ni la paix, ni la guerre ne
semble souhaitée par la majorité des
dirigeants arabes. Ceux-ci continuent de
préférer le retour au statu quo qui
garantirait, à leurs yeux, la sécurité
au moindre coût. Mais les Saoudiens sont
sur une ligne tout à fait différente et
dangereusement glissante. Plusieurs
lectures existent sur la conflictualité
dans la région. Chacune a son angle
d’analyse. Le mini-choc de civilisation
(sunnites/chiites, Arabes/Perses) est le
plus populaire. Le facteur identitaire
n’est pas le plus déterminant dans ce
conflit car le rôle de l’identité est
souvent exagéré. Les divisions
politiques fondées sur l’idéologie sont
souvent plus importantes que les
différences ethniques ou raciales (la
confrontation entre le Fatah et le Hamas
en Palestine, par exemple). Le
sectarisme dans la région est un produit
de la confusion intellectuelle. Les
causes des divisions humaines sont
multiples et enchevêtrées, y compris les
conflits d’intérêts, les structures de
pouvoir rivales et la concurrence pour
les ressources. Les institutions
étatiques jouent un rôle-clé – ce sont
elles qui définissent les règles de
l’appartenance politique, la
représentation et l’allocation des
ressources. L’appartenance à ces
institutions, la représentation et
l’allocation des ressources sont
structurées selon des critères culturels
préalablement établis, mais l’« identité
politique » domine le jeu politique.
Dans plusieurs pays
de la région, les populations sont
divisées non seulement par les
allégeances ethniques et religieuses,
mais aussi par des revendications
rivales sur les réserves pétrolières et
les ressources. La question des
ressources est importante dans
l’apparition des conflits et l’intensité
qu’ils prennent. La plupart des conflits
sociaux sont fondés sur la répartition
inégale des ressources rares. Les
sentiments de types identitaires,
religieux ou idéologiques sont
délibérément provoqués et alimentés par
des acteurs qui espèrent construire un
capital politique à travers la
manipulation de tels sentiments.
Cependant, ni la manipulation des
loyautés primordiales ni la survie des
images négatives et des croyances
dépassées sur l’« Autre » ne causerait
beaucoup de tensions ou conflits
intergroupes, sauf si les conflits
identitaires coïncident avec un accès
différencié aux « ressources » au sens
wébérien. Max Weber (qui identifie les
ressources comme classe, statut et
pouvoir) a souligné, à l’instar de Georg
Simmel, l’importance des influences
transversales qui ont pour origine les
différentes structures de l’inégalité.
Ainsi, ce qui devient une source
importante des conflits sociaux est
l’intersection de ces trois systèmes de
stratification. Si le public perçoit que
le même groupe contrôle l’accès aux
trois ressources, il est probable que la
légitimité du système soit remise en
cause parce que les populations
perçoivent que leur mobilité sociale est
entravée. Ce facteur est déterminant
dans les conflits en cours dans la
région. Pendant des années les Houthis
au Yémen et les Chiites dans les pays du
Golfe ont subi la marginalisation. C’est
plus facile pour les régimes du CCG
(Conseil de coopération du Golfe)
d’ethniciser les revendications des
Chiites alors que leurs révoltes sont
principalement basées sur l’accès aux
ressources. La montée de l’Iran sert de
justification à étouffer les
revendications démocratiques.
De manière
générale, les conflits dits ethniques,
sectaires, religieux ne sont pas causés
par l’ethnicité ou la religion. Ce que
l’on appelle conflit ethnique (Arabe
versus Perse) et sectaire (sunnite
versus chiite) n’est ni ethnique ni
sectaire en soi. Plutôt, il s’agit de
luttes pour les leviers du pouvoir et
des richesses au sein de la société mais
dans lesquelles l’ethnicité et la
religion fournissent les ressources
culturelles et historiques pour
mobiliser le soutien populaire en faveur
des régimes en place. Cette tendance à
ethniciser les conflits d’intérêts, les
luttes pour le pouvoir et les rivalités
géopolitiques régionales risque de
rendre insolubles les conflits de la
région. Plutôt qu’être enraciné dans de
vieilles haines ethniques-religieuses,
le conflit entre l’Iran et l’Arabie
saoudite est fonction de la position
relative de l’État et de l’identité des
États dominants de la région. Pris dans
leur ensemble, la violence culturelle
éclate avec plus de véhémence là où le
déclin économique, les réformes
économiques néolibérales et la
transformation institutionnelle ont
brisé les anciens contrats sociaux ;
c’est-à-dire là où ils ont brisé les
anciennes règles et normes permettant
l’accès aux ressources politiques et
économiques. Dans un sens, la rupture
des anciens contrats sociaux conduit à
des changements dans le pouvoir
politique. Lorsque ces
changements de pouvoir sont expérimentés
comme discriminatoires et privilégient
une ethnie et une religion particulière,
le ressentiment offre un terrain fertile
aux politiques de mobiliser le soutien
autour des identités ethniques et
sectaires. Cela est bien visible au
Moyen-Orient où chaque camp cherche à
mobiliser autour de lui sur une base
religieuse. L’Iran et l’Arabie Saoudite
utilisent le même langage. Les luttes
internes au Yémen, Liban, Syrie,
Bahreïn, Egypte, etc. sont exacerbées
par le jeu des puissances régionales –
notamment les rivalités entre Ryad et
Téhéran où les facteurs identitaires et
religieux sont utilisés comme des
leviers et des instruments pour l’accès
au pouvoir, et la mobilisation des
populations (au niveau intérieur) et la
quête d’alliance (au niveau extérieur).
Le climat de
tension entretenu et sans cesse ravivé
entre Riyad et Téhéran n’est pas
seulement conjoncturel. Les lignes de
fractures identitaires (Arabes versus
Perses) et religieuses (Sunnites versus
Chiites) se chevauchent aux ambitions
géopolitiques. Pour résoudre le
« dilemme de sécurité », les Saoudiens
se réapproprient et réactualisent la
« doctrine de Brejnev », qui prônait la
« souveraineté limitée » des États
socialistes. Durant le « Printemps de
Prague » en 1968, Brejnev expliquait que
la Tchécoslovaquie devrait être
autorisée à déterminer son propre
destin, mais, à terme, son détachement
de la communauté socialiste est
inacceptable ; il entre « en conflit
avec ses propres intérêts vitaux et
aurait été préjudiciable aux autres
États socialistes ». Le message des
Saoudiens semble similaire : tout
changement jugé excessif par les
Saoudiens serait en contradiction avec
leurs propres intérêts vitaux et ceux
des autres États monarchiques, et par
conséquent, ils n’accepteront aucunement
des changements structurels dans les
structures de pouvoir. La rupture
diplomatique avec le Qatar n’est que la
dernière manifestation de l’état
d’esprit brejnévien. L’intervention au
Yémen, l’aide financière à l’Égypte et
le renversement des Frères musulmans,
l’intervention en 2011 des forces du CCG
au Bahreïn en font partie également.
L’autre exemple est la guerre indirecte
contre la Syrie. Aux yeux de Riyad,
Damas s’est trop éloignée d’elle et cela
est intolérable. Au Yémen également, la
structure du pouvoir a été bouleversée
par l’arrivée des Houthis et cela risque
d’avoir de profondes implications
nationales et régionales.
Mais étant donné
les bases psychologiques de la
perception des vulnérabilités internes
de Riyad, son sentiment d’insécurité ne
peut pas vraiment être apaisé. Aucun
contrat d’armements ni mesure de
confiance ne mettra fin à la paranoïa
des dirigeants saoudiens. En effet,
lorsque le dilemme de sécurité est le
produit de l’environnement extérieur,
les États peuvent désamorcer les
tensions grâce à des mesures
d’établissement et/ou de renforcement de
la confiance. De telles mesures sont
importantes pour surmonter (au moins
temporairement) la nature anarchique du
système international notamment entre
l’Iran et ses voisins du Golfe.
Inversement, les bases psychologiques
des vulnérabilités internes sont
beaucoup plus difficiles à apaiser. Les
sources internes d’insécurité des États
présentent un défi particulier pour les
décideurs. Les craintes d’ingérence ne
sont pas générées par les politiques des
autres États, mais par les
vulnérabilités internes des États
eux-mêmes. Ainsi, les États ayant des
vulnérabilités internes ne peuvent pas
être facilement apaisés par des mesures
de renforcement de confiance. Sous cet
angle, tout changement sera considéré
comme une instabilité et une menace par
les Saoudiens. Aucun contrat d’armement
ne peut apaiser le sentiment
d’insécurité de Ryad.
L’hostilité
américano-iranienne trouve ses racines
dans leurs visions opposées de l’avenir
du Moyen-Orient. Après avoir complété
son encerclement, les États-Unis
travaillent à son isolement politique et
diplomatique et s’efforcent d’endiguer
l’influence de l’Iran en dehors de ses
frontières. Cette détermination
s’explique en partie par la position
stratégique de l’Iran, qui grâce à ses
potentialités humaines et économiques,
son indépendance et sa coopération avec
Pékin et Moscou, renforce son statut de
puissance régionale moyenne et apparaît
comme le dernier rempart contre une
mainmise durable des États-Unis sur
l’ensemble de la région. Téhéran
poursuit un objectif géopolitique
d’envergure : rompre son isolement et
devenir le moteur de l’opposition à la
présence militaire américaine au
Moyen-Orient. L’Iran a appris le
pragmatisme et ses dirigeants pratiquent
une politique d’ouverture diplomatique
tous azimuts. Déjà allié de la Russie et
coopérant avec la Chine, l’Iran n’hésite
pas à utiliser la carte de la fraternité
islamique et à mobiliser le capital de
la solidarité tiers-mondiste. La
politique étrangère iranienne ne peut
pas avoir l’image d’un grand délinquant.
La stratégie iranienne apparaît ainsi
comme un mélange de visées régionales et
de dissuasion contre certaines menaces ;
le tout associé à une tentative de créer
un système coopératif d’alliances.
L’Iran veut installer au Moyen-Orient un
ordre alternatif à l’hégémonie
américaine.
La nouvelle
répartition mondiale de puissance,
combinée aux contraintes financières, a
conduit les États-Unis à privilégier
un engagement sélectif visant à étendre
leur contrôle par la réalisation d’une
« domination pragmatique » en dominant
l’Europe, l’Asie du Nord-est et le Golfe
Persique ; les trois régions qui
comptaient le plus où les États-Unis ont
maintenu une présence militaire
permanente pour empêcher l’émergence de
nouveaux pôles de puissances et pour
maintenir le type de paix et stabilité
régionales jugé essentiel et favorable
pour soutenir un ordre international
dominé par les États-Unis. Dès le début
des années 1940, les États-Unis ont
cherché à atteindre une hégémonie
extrarégionale. S’ils ne réussissent pas
toujours à avoir tout ce qu’ils veulent,
ils obtiennent l’essentiel la plupart de
temps. Dominer ces trois régions – qui
n’ont jamais été abordées séparément par
les stratèges et planificateurs de la
défense – signifie dominer le commerce
du pétrole et environ 70% du PIB
mondial. L’objectif des Américains est
de façonner des structures régionales de
sécurité basées sur la création,
puis l’institutionnalisation, de solides
équilibres régionaux de puissance dans
lesquels l’Amérique joue un rôle
central. Si ce processus est déjà à un
stade bien avancé en Europe, le même
objectif est poursuivi dans le Golfe et
l’Asie de l’Est. L’Iran en est devenu le
plus grand obstacle.
Les États-Unis
visent à parvenir à une nouvelle
architecture de sécurité capable de
sécuriser les flux d’énergie dans un
contexte marqué par un rééquilibrage
vers l’Asie-Pacifique et le retour de la
Russie au Moyen-Orient, dans un climat
de tensions croissantes. Simultanément,
la vente d’armes est susceptible de
renforcer le niveau de la dissuasion
régionale et de contribuer à réduire la
taille des forces américaines que les
États-Unis doivent déployer dans la
région pour les redéployer en Asie.
L’austérité financière a conduit à la
baisse des dépenses de défense et de
cette façon, Washington fait participer
les pays du Golfe à leur défense
conformément à la promesse du candidat
Trump. Dans leur best-seller Strategy
and Arms Control (1961), Thomas C.
Schelling et Morton H. Halperin ont fait
valoir que le contrôle des armements et
la politique militaire doivent être
attachés aux mêmes buts fondamentaux de
sécurité : empêcher la guerre, minimiser
les coûts et les risques de la course
aux armements, et restreindre la portée
et la violence de la guerre dans
l’éventualité où elle devrait se
produire.
On a de moins en
moins d’informations, voire aucune, à
propos de la situation des opérations
sur le terrain contre Daech que ce soit
en Syrie ou en Irak. Comment
expliquez-vous ce blackout ?
Le paysage de la
sécurité dans cette partie du monde est
extrêmement volatile – chacun a le doigt
sur la gâchette. La stratégie poursuivie
par les acteurs impliqués dans ce
conflit (y compris les Européens,
Américains, et en particulier les Turcs,
Saoudiens, etc.) – considérant le
terrorisme comme, pour paraphraser Carl
von Clausewitz, « la continuation de la
politique par d’autres moyens » – a
montré ses limites. De la même façon
qu’il est vivement déconseillé
d’exhorter un militaire à désobéir au
civil/politique et cela quels que soient
le contexte et l’urgence par crainte de
créer un précédent, il est
vigoureusement conseillé de bannir le
terrorisme comme stratégie. Car, il est
impossible de manipuler le terrorisme
sans en subir les conséquences. Comme
chacun des acteurs impliqués y voit un
jeu à somme nulle, le chaos était
inévitable. La Syrie est un mélange
explosif fait de rivalités géopolitiques
régionales, luttes pour les ressources,
jeu des grandes puissances,
instrumentalisation de la religion et
manipulation de l’identité, difficultés
économiques et sociales, changements
structurels et aspirations démocratiques
des populations. Ce qui différencie la
Syrie des autres endroits où le
terrorisme est utilisé comme une
stratégie, c’est qu’en Syrie les masques
sont tombés. En Syrie, le récit
stratégique de la guerre a perdu sa
cohérence, devenant incapable d’assumer
et de rationaliser les contradictions
qui lui sont inhérentes. Le récit d’un
conflit est en effet un aspect important
de légitimation et de création d’un
consensus sur l’utilisation de la force.
La tâche est plus compliquée avec la
connectivité mondiale croissante.
Sur le plan
militaire, la dynamique de la guerre est
en faveur de l’État syrien avec ses
allies. La lutte antiterroriste n’a
jamais été une priorité pour les
États-Unis, ni pour la France ni pour la
Grande-Bretagne. La lutte
contre le terrorisme a été subordonnée à
l’objectif principal qui est le
renversement du président Bachar
el-Assad. D’un point de vue du droit
international, seule l’intervention
russe est légale. L’intervention de la
Russie dans la guerre syrienne a change
la donne. La hausse des tensions entre
la Russie et l’Occident, l’énorme
investissement et implication des Russes
dans ce conflit par procuration,
l’importance de l’enjeu pour le futur
environnement de sécurité, il est peu
probable que les Russes lâcheront la
Syrie. Si une escalade verticale sera
certainement évitée, il faut s’attendre
en revanche à une escalade horizontale
(création de troubles et foyers de
tensions de basse intensité dans
d’autres régions d’intérêts). Cette
volonté d’éviter une escalade verticale
et la perte de contrôle sur le
terrorisme qui risque de devenir
ingérable a conduit les pays occidentaux
à réajuster leur stratégie en Syrie. Le
départ de Bachar el-Assad est rarement
évoqué. Le discours élaboré pour des
raisons politiques ou militaires peut
avoir des effets inverses à ceux
recherchés. Le discours de la guerre est
le cadre d’organisation de la politique
et le fondement de toute stratégie.
Une erreur
d’appréciation et/ou de formulation
pourrait conduire à des choix
opérationnels catastrophiques.
L’importance qu’accordent les systèmes
politiques et militaires à la création
et au contrôle du langage dans la guerre
est un élément-clé du conflit. En Syrie,
les contradictions sont telles qu’elles
ne peuvent pas être rationalisées.
Comment convaincre les gens que le Front
Al-Nosra fait un bon boulot ? Ou que
l’Arabie Saoudite combat le terrorisme ?
C’est une blague ! Qui pourrait croire
que l’enjeu est la défense de la
démocratie en Syrie? L’écart entre la
réalité (les objectifs cachés) et le
discours (objectifs déclarés de la
coalition États-Unis, Turquie, Golfe
persique et quelques capitales
européennes) est tellement grand
qu’aucun ajustement n’est possible sans
remettre en cause la stratégie en
cours. Le discours vise à traduire des
représentations médiatiques de la
guerre, plutôt que de tenter de
représenter directement la guerre, une
œuvre d’art qui cherche à trouver un
langage communicable de sensations et
d’effets avec lequel il est possible
d’enregistrer quelque chose de
l’expérience de la guerre. En d’autres
termes, les changements dans les
stratégies militaires, les idéologies et
les pratiques politiques, etc.
impliquent toujours une dimension
linguistique importante. La guerre par
procuration en Syrie est à la fois une
série de pratiques institutionnelles et
un ensemble de récits politiques
l’accompagnant. Le « blackout » traduit
un changement de stratégie en Syrie dont
les contours ne sont pas encore clairs.
En référence à la
Seconde guerre mondiale, Allan R.
Millett et Williamson Murray écrivent
ceci : “No amount of operational [or
tactical] virtuosity […] redeemed
fundamental flaws in political judgment.
Whether policy shaped strategy or
strategic imperatives drove policy was
irrelevant. Miscalculations in both led
to defeat, and any combination of
politico-strategic errors had disastrous
results, even for some nations that
ended the war as members of the
victorious coalition. Even the effective
mobilization of national will, manpower,
industrial might, national wealth, and
technological know-how did not save the
belligerents from reaping the bitter
fruit of severe mistakes [at this
level]. This is because it is more
important to make correct decisions at
the political and strategic level than
it is at the operational or tactical
level. Mistakes in operations and
tactics can be corrected [admittedly at
a cost]. But political and strategic
mistakes live forever”. (« Aucune
quantité de virtuosité opérationnelle
[ou tactique] […] n’a racheté les
défauts fondamentaux dans le jugement
politique. Que la politique ait formé la
stratégie ou que les impératifs
stratégiques aient conduit la politique
était hors sujet. Les erreurs de calcul
dans les deux ont conduit à la défaite,
et toute combinaison d’erreur
politico-militaire a eu des résultats
désastreux, même pour certaines nations
qui ont mis fin à la guerre en tant que
membres de la coalition victorieuse.
Même la mobilisation efficace de la
volonté nationale, de la main-d’œuvre,
de la force industrielle, de la richesse
nationale et du savoir-faire
technologique n’a pas permis aux
belligérants d’éviter les fruits amers
de graves erreurs [à ce niveau].C’est
parce qu’il est plus important de
prendre des décisions correctes au
niveau politique et stratégique que sur
le plan opérationnel ou tactique. Les
erreurs dans les opérations et les
tactiques peuvent être corrigées [certes
avec un coût]. Mais les erreurs
politiques et stratégiques vivent pour
toujours« ). À ce titre,
l’intervention américaine en Irak en
2003 fut une “erreur
politico-stratégique” susceptible d’être
la cause du “moment de Suez” de
l’Amérique dans la région. Un engagement
en Syrie pourrait constituer une autre
“erreur stratégique”, au mieux une
“operational or tactical virtuosity”
c’est-à-dire inutile.
Vous travaillez
sur le concept du terrorisme hybride.
Sommes-nous face à une transformation
majeure du terrorisme et des groupes
terroristes ? Et quelles seront les
conséquences de cette hybridité du
terrorisme ?
« Hybride » fait
référence à la relation d’osmose entre
terrorisme et criminalité. Le terrorisme
est utilisé dans la poursuite
d’objectifs ethno-nationaux, religieux
ou révolutionnaires. La criminalité
organisée, en revanche, cherche un gain
matériel par la contrebande d’armes, de
drogues, de biens de consommation, le
trafic d’êtres humains, le transfert de
fonds illégaux, etc. Un groupe
terroriste n’a pas besoin de compter sur
un réseau étendu à l’instar du crime
organisé. Par définition, le terrorisme
est principalement motivé par des
objectifs politiques. L’aspect financier
des activités terroristes est un moyen
pour atteindre une fin, ce qui fait que
le groupe terroriste se livre à des
actes de violence beaucoup plus
audacieux et risqués que ne le fait un
groupe du crime organisé. Ce qui est
important au sujet d’un acte terroriste,
c‘est qu’il est utilisé pour attirer
l’attention sur les objectifs
politiques. Essentiellement le
terrorisme est un théâtre. Il est donc a
priori difficile d’imaginer comment ces
deux fléaux feraient cause commune et
selon quelles modalités des terroristes
à idéal politique coopèreraient avec les
cartels et réseaux de criminels
internationaux, motivés eux par le
profit, et vice versa.
Se lancer dans la
violence pour le pouvoir (le terrorisme)
ou pour le gain matériel (entreprise
criminelle) comporte des objectifs
différents. Pourtant des convergences
sont possibles. Les distinctions faites
entre les deux – souvent focalisées sur
les motivations – ne sont plus
d’actualité – d’abord, du fait que les
terroristes subviennent toujours plus à
leurs besoins par des activités
criminelles. AQMI et Daech illustrent
cette « tendance ». En effet, en partie
à cause du tarissement des sources
traditionnelles de leur financement, les
terroristes et les insurgés se tournent
de plus en plus vers le crime pour
générer des fonds et acquérir le soutien
logistique de criminels. Dans certains
cas, les terroristes et les insurgés
préfèrent eux-mêmes mener des activités
criminelles ; quand ils ne peuvent pas
le faire, ils se tournent vers les
individus et les facilitateurs
extérieurs. Les services de
renseignement américains ont signalé que
plus de 40 organisations terroristes
étrangères ont des liens avec le trafic
de drogue. Certaines organisations
criminelles ont adopté une violence
extrême et généralisée dans un effort
manifeste d’intimider les gouvernements
à divers niveaux. L’intersection des
réseaux criminels et des organisations
terroristes peut être largement
regroupée en trois catégories ; la
coexistence (occuper et opérer dans le
même espace géographique en même
temps) ; la coopération (décider que
leurs intérêts mutuels sont servis en
travaillant temporairement ensemble ou
gravement menacés s’ils ne le font
pas) ; et la convergence (chacun
commence à adopter les comportements qui
sont le plus souvent associés à
l’autre). Le plus inquiétant étant la
prolifération à travers le monde de
croisements en même temps de ces trois
tendances.
À bien des égards,
la criminalité transnationale est ainsi
devenue un instrument des groupes et
réseaux terroristes. Il n’y a pas que le
trafic de drogue, mais aussi des
médicaments, des cigarettes, de la
traite humaine, etc. Les deux
entreprises, terroriste et criminelle,
usent de violence illégale dans leur
quête de pouvoir pour l’une, ou de
profit pour l’autre. Théoriquement, les
« combattants » de ces deux types
d’entités peuvent être classés comme des
criminels internationaux car ils
commettent des actes prohibés par les
lois nationales, le droit pénal
international et les accords
internationaux. En effet, les
distinctions hier claires
entre terrorisme et criminalité
organisée sont devenues obscures,
surtout en matière de motivation, de
taille et de mode d’organisation de ces
diverses entités dangereuses.
Désormais, criminels et terroristes
opèrent plutôt en structures cellulaires
décentralisées, tendent à cibler les
civils, usent de tactiques similaires
telles que l’enlèvement et le trafic de
drogue.
Dans la conduite de
leurs activités illégales, les
motivations et le comportement sont
différents, mais ils partagent de
nombreuses caractéristiques communes.
Ils emploient souvent les mêmes
itinéraires : blanchir leur argent en
utilisant les mêmes schémas, et mener
des activités multiples et
parallèles. Également, les crises et les
catastrophes humanitaires, le nettoyage
ethnique, les guerres et les
insurrections sont également devenus des
occasions pour le crime organisé et le
terrorisme. « Les personnes désespérées
qui fuient leurs États sont une cible
facile ». D’où l’intérêt d’avoir des
yeux centrés sur la manière dont les
conflits sont financés. Politiquement et
juridiquement, le financement des
conflits se réfère aux activités ou aux
relations qui génèrent des revenus pour
les groupes armés ou les parties
impliqués dans un conflit. Dans les
économies de guerre irrégulières, la
coïncidence de la violence armée et des
économies informelles offre aux acteurs
impliqués un accès unique aux
opportunités économiques. Les limites de
l’opportunité économique sont définies
principalement par la force relative des
factions belligérantes. Des options
extérieures sont toujours présentes, y
compris des dons (par exemple d’une
diaspora), le détournement des flux
d’aide ou le parrainage de l’État
(fournitures d’armes et assistance
militaire).
Malgré leurs
objectifs stratégiques divergents, les
terroristes, les criminels et les
insurgés semblent de plus en plus
collaborer. De nombreux observateurs
estiment que les groupes terroristes et
les réseaux criminels transnationaux
partagent plusieurs caractéristiques,
méthodes et tactiques. Il existe de
nombreux exemples démontrant qu’il ne
s’agit pas d’une coïncidence, mais sont
indicatifs d’une tendance traduisant une
menace croissante pour les intérêts de
sécurité de nombreux pays y compris
l’Algérie. Les liens profonds entre
terrorisme, production de drogue et
insurrection en Afghanistan et en
Colombie sont bien connus. Au Sri Lanka,
les Tigres de libération de l’Eelam
tamoul (LTTE) ont fait des millions de
dollars grâce à la cybercriminalité, et
pendant des années ont utilisé la
puissance militaire pour exercer un
contrôle de facto sur un vaste
territoire. Au Sahel, Al-Qaida au
Maghreb islamique (AQMI) est financé en
partie par la protection des routes de
trafic et par des campagnes
d’enlèvement. Dans le sud du Nigéria, le
Mouvement pour l’émancipation du delta
du Niger (MEND) combine vols de pétrole,
enlèvement et rébellion ethnique, et
récemment a ajouté le terrorisme à son
répertoire. En Somalie, on s’inquiète de
la possibilité que les activistes
islamistes taxent, contrôlent ou même
investissent dans l’industrie de la
piraterie.
Selon The
Financial Action Task Force, « les
enlèvements pour rançon en tant que
méthode de financement du terrorisme ont
été identifiés dans le monde entier par
les organes d’application de la loi
comme une source importante de revenus
pour les groupes terroristes qui opèrent
souvent dans des pays politiquement
instables où l’autorité centrale est
souvent faible, et la corruption
endémique dans le secteur tant public
que privé, et où le tissu social s’est
déchiré à un degré considérable. Des
millions de dollars provenant du
versement de rançons sont tombés dans
l’escarcelle d’organisations
terroristes, qui se servent de réseaux
de facilitateurs pour acheminer cet
argent par le biais de systèmes
officieux de transfert de fonds mais
aussi, ce qui est plus inquiétant, par
le biais d’institutions financières
légitimes, banques et maisons de change
par exemple». AQMI seule a recueilli au
moins 65 millions de dollars en
paiements de rançons de 2005 à 2011, ce
qui représente une part importante de
son budget annuel, qui s’élève à environ
15 millions d’euros par an.
Il est de plus en
plus difficile de faire la distinction
entre les terroristes et les criminels
internationaux transnationaux. Ils
partagent tous deux des points communs
opérationnels et organisationnels et
leurs actions semblent être de plus en
plus floues. D’où désormais, peu de
véritables batailles militaires, mais
des escarmouches et une tendance des
milices à cibler les civils ; même si
parfois elles reçoivent des aides
extérieures, les nouvelles économies de
guerre dépendent clairement du pillage,
du marché noir et d’un usage continu de
la violence. Les recherches menées par
l’Office des Nations Unies contre la
Drogue et le Crime révèlent qu’au cours
de la dernière décennie, il y a eu
augmentation significative de l’activité
criminelle et terroriste en Afrique. La
crise actuelle de la sécurité dans le
Sahel est expliquée par les liens entre
criminalité, crime organisé et
terrorisme. Le commerce des stupéfiants,
par exemple, a le potentiel de fournir
aux groupes terroristes un bonus
supplémentaire : les recrues et les
sympathisants parmi les agriculteurs
appauvris, négligés et isolés qui non
seulement peuvent cultiver des cultures
de drogue, mais aussi populariser et
renforcer les mouvements
anti-gouvernementaux.
Les motifs
politiques de répandre la terreur ont
joué un rôle limité dans les prises
d’otages d’AQMI. Bien que les
revendications politiques fussent
parfois exprimées par AQMI dans les
messages affichés sur Internet, les
données disponibles suggèrent que toutes
les libérations de ressortissants
occidentaux ont été obtenues grâce à des
paiements de rançon, dans certains cas,
associés à la libération par le Mali ou
la Mauritanie de prisonniers liés à AQMI
ou MUJAO. Dans un certain nombre de cas,
la tentative de sauvetage ou le refus de
payer des rançons a conduit à la mort
des otages. Le commerce des otages est
une activité lucrative. Les enlèvements
d’otages ont rapporté au moins 125
millions de dollars aux groupes
terroristes affiliés à Al-Qaïda depuis
2008. La France en a payé près de la
moitié, selon une enquête du New York
Times. À partir de février 2013, les
autorités italiennes ont arraisonné
vingt navires avec, en tout, 280 tonnes
de cannabis à bord qui avaient
apparemment transité par des zones
libyennes contrôlées par Daech qui
aurait prélevé une « taxe » pour laisser
passer cette marchandise illégale. Ces
trafics influent profondément sur la
lutte anti-terroriste. Il y a en effet
des faits avérés sur le fait que les
islamistes sous-traitent pour les
narcotrafiquants. Ils assurent la
sécurité et la logistique des convois de
cocaïne latino-américaine. Une
prestation de service qui risque
d’évoluer vers le pire au cas où un
groupe terroriste (Al-Qaïda, Daech, ou
d’autres) arrive à avoir le contrôle ou
la direction du processus du trafic de
drogue. « Des indices laissent croire
que cette évolution est en train de se
concrétiser sur le terrain pour faire
apparaître sur la scène des
narcoterroristes islamistes », a déclaré
le Directeur de l’INESG, le docteur Lyes
Boukra, qui fut parmi les premiers à
attirer l’attention sur le phénomène.
Des enquêtes
récentes montrent que le commandement
central d’Al-Qaïda, installé au
Pakistan, supervisait les négociations
des rançons d’otages capturés en
Afrique. AQMI, Shebabs en Somalie et
Al-Qaïda dans la péninsule arabique
(AQPA) ont développé un protocole commun
pour les enlèvements et le processus de
négociation. Ils vont jusqu’à
sous-traiter les prises d’otages à des
groupes criminels qui toucheront une
commission de 10 % sur la rançon. Ces
versements de rançons représentent
désormais la moitié des revenus
opérationnels d’AQPA. Cette pratique
criminelle est souvent perçue comme
présentant de faibles risques, de
faibles coûts et d’énormes récompenses.
Un seul paiement de rançon pourrait
couvrir plusieurs mois de dépenses
opérationnelles. Dans une lettre de 2012
à AQMI, le fondateur de l’AQPA,
Nasser al-Wahishi, a écrit que « la
plupart des coûts de la bataille, sinon
tous, ont été payés à travers les
dépouilles (ndlr : butin). Près de la
moitié des dépouilles proviennent de
prises d’otages », une source de
financement facile et presque sans
risque « que je décrirais comme un
commerce lucratif et un précieux
trésor », dit-il.
À cause des ces
pratiques et manque de coopération
(voire la complicité dans certains cas)
de certains États occidentaux, la
situation courante en Afrique est
caractérisée par la multiplication des
enlèvements et des prises d’otages dans
le dessein d’obtenir des fonds et des
concessions. Les concessions obtenues
constituent des gains politiques de
grande valeur et les rançons versées
servent à financer d’autres activités
terroristes, ce qui accroit l’activité
de ces groupes, multiplie le nombre des
victimes et perpétue le problème.
Nous assistons à une croissance et à des
évolutions à différents niveaux dans les
pratiques de rançons et prises
d’otages ;
-
Hausse du nombre de groupes
pratiquant les enlèvements contre
rançon (AQMI, Al Mourabitoune, Boko
Haram, Ansaru, El Shabab, etc.) ;
-
Hausse du nombre de cas et grande
variété des cibles (travailleurs du
secteur humanitaire, opérateurs
économiques et leurs familles,
touristes, religieux, agents
diplomatiques, étudiants,
populations vulnérables, dignitaires
communautaires et leurs familles)
-
Hausse des montants exigés par les
groupes terroristes et complication
des autres revendications pour
obtenir la libération des otages. Le
butin des prises d’otages est
florissant: en 2003, la première
rançon jamais versée s’élevait à
200.000 dollars par otage.
Aujourd’hui, elles peuvent atteindre
les 10 millions de dollars.
En effet, les
groupes criminels organisés peuvent se
livrer à des tactiques terroristes, et
les groupes terroristes peuvent se
livrer à des activités criminelles
organisées. Ces deux acteurs ont des
objectifs très différents et ces
objectifs peuvent imposer des
contraintes très différentes. Les
entités criminelles menacent l’économie
nationale, la qualité de vie et la
sécurité des citoyens. Elles posent de
sérieuses menaces à la sécurité
nationale et internationale et sont
extrêmement résistantes aux efforts
visant à les contenir, perturber ou
détruire. Ces organisations menacent la
stabilité d’un pays ou d’une région, la
structure et l’autorité politique
légitime. Les organisations et éléments
criminels profitent des technologies de
l’information et de
communication, et de la prolifération
des armes pour développer des
capacités sophistiquées. L’impact social, économique
et politique destructeur de
la criminalité va augmenter à la fois
dans sa gravité et sa
sophistication. Pourtant elles avaient
l’air d’être faciles à négliger parce
qu’elles sont si variées dans leur
nature et portée. De plus, leurs effets
sont masqués par le fait que beaucoup
sont un peu plus progressives et
insidieuses avec des conséquences à long
terme plutôt qu’immédiates. En effet, à
l’exception du terrorisme, les menaces
transnationales pèsent moins dans les
considérations de la sécurité mondiale
que les rivalités géopolitiques et
autres guerres régionales.
Souvent les
terroristes et les criminels agissent à
partir des mêmes itinéraires et réseaux.
Avant de devenir un terroriste célèbre,
Mokhtar Belmokhtar était contrebandier –
on le surnommait même « Mister
Marlboro ». La cellule d’Al-Qaïda qui a
commis les attentats à la bombe de mars
2004 à Madrid fournit un autre exemple
de cellules terroristes dont les membres
ont utilisé de vastes efforts criminels
pour financer leurs opérations. L’un des
meneurs et plusieurs complices étaient
des trafiquants avant qu’ils ne se
radicalisent et rejoignent la cellule de
Madrid. Ces terroristes ont vendu des
stupéfiants pour payer des voitures, des
téléphones et autres supports
logistiques et des armes. L’un des
cerveaux des attentats à la bombe de
Madrid aurait été Jamal Ahmidan, un
important trafiquant de drogue qui
vendait du haschich et d’autres produits
connexes dans toute l’Europe occidentale
dans les années 1990. Ahmidan semble
s’être d’abord intéressé à l’idéologie
islamiste en purgeant une peine
d’emprisonnement en Espagne en 1998,
puis a été totalement radicalisé dans
une prison marocaine de 2000 à 2003.
Tout cela a des
implications profondes et durables. Les
entités criminelles et terroristes
savent résister à tout ce qui vise
à les contenir, perturber ou
détruire. Elles menacent la
stabilité d’un pays ou d’une région, les
structures et l’autorité
politique. Ensemble, cette combinaison
peut finalement provoquer un ‘chaos’,
c’est-à-dire, saper la société comme les
termites rongent une maison en bois. Ces
« réseaux de crime organisé-corruption
peuvent être compris comme le virus VIH
de l’État moderne, contournant et
brisant ses défenses naturelles »,
prévient Phil Williams. Elles sapent
l’autorité et la légitimité de l’État et
corrompent aussi le tissu social. Plus
inquiétante est l’habileté croissante
des organisations criminelles et
terroristes à exploiter la diffusion
mondiale des réseaux sophistiquées
d’information et financiers. Ainsi, les
organisations et les réseaux basés en
Amérique du Nord, Europe, Amérique, au
Moyen-Orient, Asie, etc. élargissent
l’échelle et la portée de leurs
activités. Ils formeront des alliances
lâches les uns avec les autres, avec de
petits criminels, et avec des insurgés
pour des opérations spécifiques. Ils
vont corrompre des dirigeants d’États
instables économiquement fragiles ou
faillis, s’insinuer dans les banques et
les entreprises en difficulté, et
coopérer avec les mouvements politiques
insurgés pour contrôler les zones
géographiques importantes.
Il n’est pas exclu
que ces entités puissent développer une
vraie conscience politique. En tant que
pratique établie, le crime ne fait pas
partie du programme de consolidation de
la paix. Au lieu de cela, il a été
traité comme une question distincte de
la stratégie d’application de la loi.
Cette division repose sur l’idée fausse
que le crime organisé ne traite pas du
pouvoir politique. Cependant, nous
savons maintenant qu’une caractéristique
importante du crime organisé est sa
relation intime avec les acteurs
politiques complices. Les organisations
criminelles poursuivent des stratégies
politiques pour prendre le contrôle et
le pouvoir. La différence
entre les protagonistes politiques et
criminels pourrait, dans certains cas,
résider dans leurs stratégies plutôt que
dans leurs objectifs. C’est une partie
de la logique stratégique des réseaux
illicites d’avoir une influence sur les
ressources et les branches
gouvernementales de manière dissimulée
plutôt que de faire la concurrence
publique pour le pouvoir politique. À
long terme, ces influences et ces
méthodes voilées d’exercice du pouvoir
ont des conséquences néfastes sur la
qualité institutionnelle de la
gouvernance et sur la légitimité des
autorités, ainsi que dans les États ou
régions non directement touchés par les
conflits armés.
La collecte de
renseignements concernant le lien entre
criminalité et terrorisme semble
insuffisante. Cela suggère une
compréhension incomplète de la portée et
de la nature des relations entre
terroristes et criminels. L’amélioration
de la collecte et l’analyse de
renseignement sur la criminalité
transnationale organisée comme une
première étape semble nécessaire. Le
lien entre terrorisme et activités
criminelles doit faire partie des
priorités de la communauté du
renseignement. Les estimations sur les
menaces et conflits interétatiques sont
inadéquats et inappropriées pour faire
face aux menaces asymétriques. Ces
lacunes sont théoriques et
organisationnelles, affectant à la fois
la culture à travers laquelle les agents
et les analystes des renseignements
voient leur travail, ainsi que les
structures bureaucratiques qui dictent
la compétence et l’autorité.
L’organisation précédente des services
limitait la gestion efficace de la
menace terroriste. Les menaces et les
défis auxquels les pays européens font
face dans les années 1990 diffèrent
sensiblement de ceux qui les guettent
aujourd’hui.
Qu’en est-il de
la coopération entre les différents
services de renseignement occidentaux
eux-mêmes et entre les services
occidentaux et ceux des pays comme la
Syrie, l’Algérie, la Russie, etc. ?
La crédibilité et
l’intégrité de la communauté du
renseignement dépendent de sa capacité à
offrir des évaluations sans pression
politique. Donc, pour des raisons
d’efficacité, les services de
renseignement doivent être protégés des
manipulations politiques. Lorsque
l’intelligence est politisée ou perçue
comme telle, elle perd sa pertinence
comme outil de planification. Chaque
controverse sur la politisation du
renseignement nuit à son efficacité et
image et pourrait marginaliser son rôle
dans la formulation et l’exécution de la
politique alors que le rôle du
renseignement est central face aux
menaces asymétriques. S’il est
nécessaire d’éviter la politisation des
services de renseignements, il est aussi
vital d’éviter la « dépolitisation » de
la lutte contre le terrorisme, qui n’est
pas simplement une question technique.
La lutte antiterroriste n’est pas
simplement une question de coordination
des services, mais une question
politique, indissociable du projet
politique au sens large.
La prédominance des
intérêts géopolitiques, la
« dépolitisation » de la lutte
antiterroriste et la « technicisation »
du terrorisme (c’est-à-dire la
dissociation du terrorisme du projet
politique) ont conduit à beaucoup de
confusion. Les décideurs politiques ont
été informés par leurs services de
renseignement que l’intervention en Irak
conduirait à la hausse du terrorisme.
La suite est connue. Également, les pays
de l’Otan ont été découragés par les
partenaires régionaux des conséquences
du renversement du régime libyen. Rien
n’a arrêté la machine de guerre de
l’Otan qui n’a pas tenu compte des
conséquences sur la région ni des
intérêts de sécurité nationale de
partenaires dans la lutte contre le
terrorisme. Que vaut un échange
d’informations dans ces conditions pour
un État dont les intérêts de sécurité
nationale ne sont pas pris en compte ?
L’Algérie en paye le prix aujourd’hui.
En plus, des dirigeants européens et
américains osent insinuer qu’elle est
laxiste dans la lutte contre le
terrorisme.
Les États-Unis et
l’Union européenne utilisent souvent le
terme « responsabilité » en direction
des pays en développement pour se
référer « à la responsabilité d’un père
dans l’éducation de ses enfants ». La
« logique de la générosité » souvent
évoquée traduit une sorte d’« ingérence
paternaliste ». Cela donne lieu à des
déclarations de la part de dirigeants
occidentaux de type « ce que les
Africains (les Chinois ou les Indiens,
les Indonésiens, ou autres) doivent
comprendre, c’est que …». En
effet, cette tendance à traiter les
cultures et les sociétés non européennes
avec mépris et légèreté est profondément
ancrée dans la psyché
occidentale. Tandis que les Américains
véhiculent leur ingérence à travers leur
« répandre la liberté », « endiguer la
tyrannie », etc., les Européens les
formulent sous couvert de
« gouvernance », « modernisation »,
« ajustement sociétal ». « Dans la
culture occidentale », affirme Dani
Cavallaro, « les idéologies dominantes
maintes et maintes fois se définissent
dans une relation subordonnée à un Autre
[…] [et par conséquent] Le Moi et
l’Autre sont inextricablement liés ».
Tout au long de l’histoire américaine,
les différents groupes marginaux comme
les femmes, les Afro-Américains et les
Amérindiens ont « cycliquement été vus
déroger aux normes de la société
patriarcale, hétérosexuelle et
blanche ».
Chaque État se
trouve avec sa propre liste
d’organisations terroristes. Pour que la
coopération internationale dans ce
domaine puisse fonctionner et
potentiellement réussir, les pratiques
de la guerre ne doivent pas seulement
être acceptées, régularisées et
institutionnalisées, mais aussi
apparaitre comme la seule option pour la
paix dans le monde. Mais l’approche
américaine en la matière est contestée.
Les autorités qui prétendent être en
charge de déterminer les paramètres des
politiques anti-terroristes doivent se
présenter comme disposant des
connaissances faisant autorité sur la
nature du terrorisme. La nécessité d’une
définition cohérente et consensuelle du
terrorisme est une base essentielle à
une meilleure compréhension. Donc
désigner les concepts clairement et
précisément reste une condition
préalable à une politique efficace. Sans
un consensus sur « ce qu’est le
terrorisme », il est difficile
d’attribuer la responsabilité aux États
qui soutiennent le terrorisme, de
formuler des mesures appropriées à un
niveau international au terrorisme, et
de lutter efficacement contre les
terroristes. Historiquement, ce sont les
grandes puissances qui définissent les
règles de jeu et les puissances moyennes
sont plus ou moins contraintes de
suivre. C’est ce que nous confirme une
fois de plus la crise syrienne. Lorsque
les tensions caractérisent les relations
comme c’est le cas actuellement, il faut
s’attendre à des répliques à travers le
monde. Les contacts et les échanges sont
réduits.
Étant donné la
place centrale des États-Unis dans le
système international, il convient de
s’attarder un peu sur la puissance
américaine. Leur montée en puissance a
été spectaculaire. Toutefois, il existe
un vide dans la littérature entourant la
relation entre les valeurs fondamentales
et la politique étrangère des
États-Unis. Bien que certains historiens
ont mentionné l’importance des valeurs
fondamentales, il y a eu peu d’efforts
pour élaborer ce que ces valeurs sont
réellement et comment elles ont
influencé la politique étrangère en même
temps que ces valeurs elles-mêmes ont
été touchées par la quête continuelle de
la sécurité. Ni les histoires régionales
ni le propre passé impérial des
États-Unis ne sont visibles dans les
récits actuels dominants. Les historiens
font un travail d’exploitation minutieux
des archives disponibles, mais laissent
la diplomatie déconnectée de la culture
nationale dont elle ressort. Paul
Gurland, par exemple, a identifié cinq
« impératifs géopolitiques » qui ont
« déterminé le comportement » extérieur
des États-Unis. Plus important, « ces
cinq impératifs stratégiques ne se
trouvent nulle part dans la Constitution
des États-Unis. Mais chacun des 44
présidents du pays, indépendamment de
l’intention, s’est conformé à eux […]
Les mêmes impératifs géopolitiques qui
ont poussé à ces actions vont façonner
les efforts américains dans l’avenir –
comme ils l’ont fait depuis 1776 »,
conclut-il dans un article publié en
2009 sur le site de STRATFOR.
Le thème central de
la politique étrangère américaine est
l’expansionnisme enveloppé dans un
discours idéaliste. « Malgré nos
traditions anti-impérialistes, et en
dépit du fait que l’impérialisme est
délégitimé dans le discours public, une
réalité impériale domine déjà notre
politique étrangère », conclut Robert D.
Kaplan. Les dirigeants
américains n’invoquent pas la
valeur de la primauté de
l’empire ou
d’hégémonie, mais il est probable que
beaucoup pensent les objectifs de
sécurité nationale en ces
termes. La valeur de
la primauté est couverte,
inconsciemment, dans leurs déclarations
publiques par des
euphémismes comme « façonner l’environnement
international ».
« Aucun euphémisme n’est plus surchargé que le
« leadership » qui permet le
déni et l’affirmation simultanée de la
position dominante », explique Richard
K. Betts. Les élites américaines y
compris les libéraux puisent dans
l’« exceptionnalisme américain » et
« prétendent à une supériorité morale »
– en complément du discours officiel sur
le leadership mondial – défendant sans
complexe la promotion de l’hégémonie
voire de l’empire américain – ce
qui dans les discours et documents
officiels est traduit par le concept de
leadership. Et comme disait Henry
Kissinger, « les convictions que les
dirigeants ont formées avant d’atteindre
de hautes fonctions sont le capital
intellectuel qu’ils consomment aussi
longtemps qu’ils demeurent en
fonction ».
Dans bien des
systèmes politiques démocratiques
institutionnalisés, le pouvoir électoral
de l’électeur et le débat public ouvert
sur la politique étrangère ont tendance
à long terme à contrecarrer les idées et
politiques expansionnistes excessivement
coûteuses. Bien sûr, il y a toujours eu
dans l’histoire américaine des
dissidents à l’empire – opposés à la
guerre et à l’expansion, et voués aux
priorités et idéaux domestiques.
Pourtant au fil du temps, leur voix a
été marginalisée dans le débat public et
la vie politique. Par conséquent, une
alliance étrange a réussi à réduire
petit à petit des contraintes sur
l’utilisation de la force. Dans son
explication de la « over-expansion », Jack
Snyder estime que plus un État est
cartellisé, plus les « attributs de
pouvoir – y compris les moyens
matériels, les forces organisationnelles
et l’information – are concentrated
in the hands of parochial groups »
(ndlr : sont concentrés dans les mains
de groupes à l’esprit de clocher). L’« over-expansion »,
dit-il, est « un produit des
activités politiques et propagandistes
des groupes impérialistes » qui forment
des coalitions et utilisent leur pouvoir
pour influencer le gouvernement et les
médias de manière à inculquer le mythe
de la sécurité par l’expansion. Les
raisons pour lesquelles les élites
peuvent demander une surexpansion sont
variées. Snyder mentionne deux motifs
possibles : la politique bureaucratique
et les intérêts économiques des groupes
industriels puissants. En effet, « parce
que les intérêts impériaux et militaires
sont généralement plus concentrés que
les intérêts anti-impériaux et
antimilitaristes, un système politique
cartellisé a une chaise à la table des
négociations aux intérêts impériaux
tandis que les groupes diffus avec des
intérêts diffus, comme les contribuables
et les consommateurs, sont exclus ».
Cela explique pourquoi, historiquement,
les défenseurs d’une stratégie de grande
retenue n’ont pas beaucoup influencé la
politique américaine, ce qui suggère que
leur vision de l’échelle et de la portée
de la puissance américaine les met en
marge du débat politique national.
L’Angleterre est
en proie à des attentats réguliers.
Comment expliquez-vous que la Grande
Bretagne soit devenue une cible majeure
? Ce pays paye-t-il pour avoir été
un jour un sanctuaire pour les
terroristes avec le « Londonistan », ou
y a-t-il d’autres raisons ?
Le terrorisme est
par essence politique. D’une façon ou
d’une autre, il est résultat de failles
dans le projet politique. De nombreux
pays européens n’ont pas pris au sérieux
la menace du terrorisme islamiste. Des
islamistes recherchés en Algérie par
exemple dans les années 1990 ont trouvé
refuge en Grande-Bretagne. L’erreur la
plus importante est d’abandonner les
quartiers populaires à eux-mêmes. Cela a
permet aux islamistes de s’insérer dans
le paysage local et le tissu
social. Lorsque l’État se désengage, la
société s’en déconnecte et les gens
cherchent refuge dans d’autres
structures alternatives, qu’elles soient
tribales, culturelles, etc. La quête de
sens personnel et d’ordre dans les
cadres traditionnels se répand. Avec le
retrait de l’État, les populations
agissent rationnellement en recherchant
des solutions et en s’organisant en
conformité avec les allégeances
concurrentes à l’État ; elles cherchent
des canaux alternatifs de soutien et
d’ordre symboliques. La société fait
ainsi de plus en plus appel à des outils
informels de relations sociales
(famille, clan, tribu, religion, etc.)
qui se répandent alors que les
institutions officielles perdent tout
sens d’ordre symbolique ou politique. Là
où l’État n’assume pas ses
responsabilités, il y aura toujours des
acteurs qui prendront le relais. Dans de
nombreux États européens, les islamistes
ont su profiter de cette situation pour
répandre leur idéologie. Et lorsque les
États européens ont cherché à y faire
face, leurs réponses étaient souvent de
type sécuritaire coercitif, et dans
certains cas n’ont rien à avoir avec la
lutte contre le terrorisme. Les
diagnostics alarmistes sur la
contrebande et d’autres activités
illicites contribuent à affaiblir les
capacités de l’État sans améliorer
celles nécessaires dans la lutte
antiterroriste.
« Londonistan »,
par exemple, est révélateur du coté
folklorique de la manière dont la lutte
antiterroriste est menée. Depuis un
moment, un certain nombre d’écrivains
populaires avertissaient que l’Europe se
dirige vers un avenir décrit comme « Eurabia »,
dans lequel une marée musulmane conduit
à la conquête (ou reconquête) de
l’Europe. Cette inquiétude est apparue
en Amérique (Bernard Lewis, Mark Steyn)
et en Europe (Frits Bolkestein,
Jean-Claude Chesnais). L’idée générale
largement diffusée décrit la
Grande-Bretagne comme le « North
Pakistan », la France comme l’« Islamic
Republic of New Algeria », la
Belgique comme le « Belgistan »,
l’Espagne comme « the Moorish Emirate
of Iberia » et l’Allemagne comme la
« New Turkey ». Quelle est la
part de la vérité ? En tous cas, il n’y
a rien d’anodin et cela anticipe une
politique particulière. L’Allemagne
d’Helmut Kohl par exemple cherchait
délibérément à réduire le nombre des
Turcs dans le pays. Cela a fait l’objet
d’une discussion au sujet d’un plan
secret avec le premier ministre
britannique Margaret Thatcher en octobre
1982. Les notes britanniques de ces
réunions révèlent que « le Chancelier
Kohl a dit […] qu’il serait nécessaire
de réduire le nombre des Turcs de 50 %
au cours des quatre prochaines années –
mais il ne pouvait pas le dire
publiquement ». « L’Allemagne n’a pas de
problème avec les Portugais, les
Italiens et même les Asiatiques du Sud
parce que ces communautés s’intègrent
bien », dit-il, selon les notes
britanniques. « Mais les Turcs étaient
d’un genre de culture très différent […]
L’Allemagne (de l’Ouest) avait intégré
11 millions d’Allemands des pays
d’Europe orientale. Mais ils étaient
Européens et ne représentent pas un
problème ».[1] Une
perception qui est toujours d’actualité
et largement répondue dans le reste de
l’Europe.
En effet, nommer ou
caractériser un espace de cette manière
n’est jamais neutre. Les concepts
« Londonistan », « balkanisation »,
« irakanisation », « afghanisation »,
etc. ont un sens et induisent en erreur
lorsqu’ils sont utilisés dans d’autres
contexte que le leur. Un sujet aussi
grave –car lorsque les gens meurent
c’est grave – doit être abordé par les
hommes politiques et praticiens de
sécurité avec plus de décernement en
évitant ces formules et slogans de
marketing. Le recours à ces métaphores
et analogies historiques et
géographiques n’est pas anodin mais
anticipe une certaine politique et
participe à façonner une certaine
vision-image. « Londonistan » fait
partie d’un processus que John Agnew
appelle la « domesticating the exotic »,
un processus qui décrit la façon dont
des dirigeants politiques, des
universitaires et des médias recyclent
des termes ou noms géographiques afin de
familiariser des situations
inhabituelles dans un vocabulaire
élaboré à partir de certaines
expériences antérieures. Ces analogies
(qui évoquent l’image d’un lieu d’un
passé « connu » de guerres intestines et
traumatismes historiques pouvant être
projetée ailleurs) ont pour effet de
désigner et d’expliquer de manière
putative des situations bien au-delà du
contexte historique et géographique
d’origine, mais elles portent avec elles
des significations chargées qui exposent
la spécificité de leurs origines en
termes politiques basés sur des
stéréotypes. De cette manière, elles
projettent la nature d’un lieu donné sur
un endroit et, implicitement,
identifient les parties du lieu
d’origine comme analogue aux parties du
lieu d’application. En clair, les
comptes de « ce qui s’est passé » dans
un endroit spécifique sont projetés
comme des explications putatives sur un
autre endroit. Ce qui, au final, permet
de comprendre un endroit en termes
familiers, mais pas nécessairement de
façon empirique et précise.
Ces division
puisent dans, et traduisent, des
imaginaires géopolitiques particuliers.
Il s’agit de manières de décrire la
réorganisation de l’espace politique,
mais aussi du temps politique. Ces
notions de « Londonistan » marquent une
volonté de distanciation à l’ère de la
mondialisation. Au cœur de ce processus,
il y a l’idée de distinguer le
« Moi/Nous » et l’« Autre/Eux », l’un
des sujets principaux de la philosophie
occidentale. Traditionnellement, tout ce
qui est méprisable est « l’Autre » qui
se trouve à « l’extérieur » et vice
versa (« Autre » et « extérieur » sont
utilisés de manière interchangeable).
Les représentations des « Autres » ont
changé à travers le temps et ont produit
des réponses différentes dans le temps à
la peur de l’Autre. L’« Autre » est
fondamental pour la constitution de
« Moi ». Dans la culture occidentale,
les idéologies dominantes se définissent
dans une relation à un Autre subordonné.
Et par conséquent, le Moi et l’Autre
sont inextricablement liés. La
représentation affecte profondément la
construction de la réalité sociale,
surtout si elle est associée avec les
conquêtes politiques et impériales. Le
type de représentation est
directement lié aux relations
historiques et théoriques entre la
domination économique et politique de
l’Occident et sa production
intellectuelle. « L’Autre » est
représenté négativement et une telle
représentation implique généralement des
relations de pouvoir inégales.
De nombreux travaux
montrent que la notion de l’« Autre »
peut même servir comme principe
organisateur général des sociétés. La
construction d’un « Nous » implique
nécessairement la construction d’un
« Eux », note Chantal Mouffe dans The
democratic paradox. La relation
entre les deux est tout à fait
contingente et dialectique aux niveaux à
la fois symboliques et matériels. En
Occident, « c’est l’identité même de la
démocratie qui est en jeu, dans la
mesure où elle a dépendu dans une large
mesure de l’existence de l’Autre
communiste qui a constitué sa
négation ». Avec la disparition de
l’Autre communiste, « le sens de la
démocratie elle-même s’est effacé et
doit être redéfini par la création d’une
nouvelle frontière ». Les frontières se
déplacent désormais à l’intérieur de la
nation. « C’est beaucoup plus difficile
pour la droite modérée et la gauche que
pour la droite radicale. Car celle-ci a
déjà trouvé son ennemi. Elle est fournie
par l’« ennemi intérieur », les
immigrés, qui sont présentés par les
différents mouvements de
l’extrême-droite comme une menace à
l’identité culturelle et à la
souveraineté nationale des «vrais»
Européens. La croissance de
l’extrême-droite dans plusieurs pays
occidentaux ne peut être comprise que
dans le contexte de la crise profonde de
l’identité politique à laquelle est
confrontée la démocratie libérale après
la perte des repères traditionnels. Elle
est liée à la nécessité de redessiner la
frontière politique entre ami et ennemi.
»
Le processus de
radicalisation est trop complexe. Mais
le discours dominant actuel met l’accent
sur la culture, particulièrement sur
l’Islam. Afin de favoriser la
compréhension des processus
psychologiques menant au terrorisme,
Fathali Moghaddam conçoit l’acte
terroriste comme la dernière étape sur
un escalier se rétrécissant ; si la
grande majorité des gens (même quand ils
se sentent brimés et injustement
traités) restent au rez-de-chaussée,
certaines personnes montent et sont
finalement recrutées dans des
organisations terroristes. Ces personnes
pensent qu’elles n’ont pas la voix au
chapitre dans la société, et sont
encouragées par les leaders à déplacer
l’agression sur d’autres groupes et à se
socialiser au sein de l’organisation
terroriste comme membres de groupes
légitimes, ceux étant en dehors du
groupe représentant le mal. La stratégie
de lutte contre le terrorisme met
largement l’accent sur la manifestation
du terrorisme dans sa forme tactique,
sans s’attaquer aux facteurs de risque ;
elle se concentre sur les personnes qui
sont déjà en haut de l’escalier et
n’apporte que des gains à court terme.
La meilleure politique à long terme
contre le terrorisme est la prévention,
rendue possible en nourrissant la
démocratie contextualisée au
rez-de-chaussée. Au lieu de cela, les
sociétés occidentales subissent
malheureusement l’« effet boomerang » au
sens foucaldien, où la « périphérie
coloniale » devient un champ
d’expérimentation. Les leçons apprises
sur le champ de bataille au Moyen-Orient
façonnent désormais les politiques de
sécurité dans la métropole.
Sous cet
angle, l’impérialisme occidental ne se
contente pas simplement d’exercer la
force et les pratiques coloniales sur
les sujets impériaux. Une fois testées à
l’étranger, les mêmes pratiques sont
appliquées à la maison. Ce n’est pas
nouveau dans l’histoire américaine. Ce
sont les mêmes techniques de
renseignement mises au point par l’armée
américaine dans la guerre des
Philippines qui ont été utilisées contre
les syndicats américains. Les mêmes
tactiques, méthodes et matériels
utilisés dans la « guerre mondiale
contre le terrorisme » ont fini par être
utilisés contre le public américain à la
maison. Les « drones de surveillance
aérienne visant à protéger les
frontières du pays et à lutter contre
les terroristes à l’étranger tournent
leurs yeux électroniques vers les
Américains ici, chez nous », déplore le Washington
Times. Au Pakistan où des
milliers de Pakistanais ont été tués par
des drones américains, des enfants
pakistanais ont du mal à aller à l’école
et à étudier (abandonnant l’école par
crainte d’être bombardés) et certains
adultes ont peur de se rassembler
publiquement ou d’assister à des
mariages et des enterrements. Le même
quotidien trouve que « cette
surveillance a un sens lorsque
l’utilisation se limite à garder un œil
sur nos ennemis dans les guerres
en Irak et en Afghanistan. L’utilisation
de cette technologie du champ de
bataille sur le sol américain est un
phénomène récent, et il y a peu de
restrictions de mise en place. Le DHS (Department
of Homeland Security) dispose déjà
d’une flotte de drones avec une
technologie « capable d’identifier un
homme debout dans la nuit et de voir
s’il est armé ou non », et devraient
être équipés de programmes
d’« interception » capables de lire et
suivre les signaux des téléphones
cellulaires. La technologie des drones
est nouvelle, mais pas la pratique en
elle-même.
C’est « l’effet
boomerang de l’impérialisme sur la
patrie » contre lequel Michel Foucault
mettait en garde au milieu des années
1970 et que Hannah Arendt dénonçait en
1968 dans Les Origines du
totalitarisme. Cet « effet
boomerang » a connu une résurgence
spectaculaire au cours de la dernière
décennie ; les pratiques néocoloniales
des frontières à Bagdad, Kaboul, etc.
sont actuellement mises en place à New
York, Washington et Londres, etc. Bien
sûr, les effets observés dans le cadre
urbain occidental diffèrent énormément
de ceux observés dans la zone de guerre.
Mais quel que soit l’environnement, ces
actes hi tech de violence sont
fondés sur un ensemble d’idées
partagées. Les technologies de
gouvernance changent et sont
re-conceptualisées, en même temps l’art
de gouverner implique le développement
de nouvelles gammes d’institutions, de
pratiques, de connaissances et de
tactiques pour introduire le contrôle au
nom de la sécurité. Les cycles
interminables de violence (guerre contre
le terrorisme, guerre contre la drogue,
etc.) sont devenus une composante
fondamentale du système économique. Au
lieu d’être considérés comme une
anomalie, ils sont devenus un aspect
fondamental de la démocratie occidentale
libérale elle-même, et la guerre comme
un outil intégré au développement du
monde. Ainsi, surveillance de masse,
tribunaux secrets, militarisation de la
police, stratégie de COIN, détention
sans procès, zones tampons de sécurité,
postes de contrôle, nouvelles armes non
létales et drones, etc. sont tous
devenus des caractéristiques-clés des
centres urbains et des pouvoirs
politiques et financiers occidentaux.
Trouvant leur
origine dans les campagnes militaires
poursuivies par les forces militaires
occidentales (y compris les
sous-traitants de sécurité) à
l’étranger, ces éléments ont largement
intégré le tissu de la police. Cette
évolution intègre la militarisation d’un
grand nombre de débats politiques, de
paysages urbains et de circuits de
l’infrastructure urbaine, ainsi que des
domaines de la culture populaire et
urbaine. Elle conduit à la diffusion
rampante et insidieuse des débats
militarisées sur la ‘sécurité’ dans tous
les domaines de la vie. C’est manifeste
dans l’utilisation généralisée de la
guerre comme la métaphore dominante
décrivant l’état perpétuel et sans
frontières des sociétés urbaines –
guerre contre la drogue, contre la
criminalité, contre le terrorisme,
contre l’insécurité elle-même. La
construction de « zones de sécurité »
autour des noyaux financiers
stratégiques de Londres et New York fait
écho aux techniques utilisées dans
la zone verte de Bagdad. Il s’agit d’un
phénomène plus large, plus profond et de
plus en plus croissant que Stephen
Graham appelle « The New Military
Urbanism ». Fondamental à ce dernier
est le changement de paradigme qui rend
les espaces communs et privés des
villes, ainsi que leur infrastructure
(avec leurs populations civiles) une
cible et source de menaces. Au Brésil,
par exemple, des sources militaires ont
confirmé que les techniques employées
dans l’occupation de la favela Morro da
Providencia sont celles que les soldats
brésiliens utilisent lors de la mission
de maintien de la paix des Nations Unies
à Haïti. Les changements dans les
pouvoirs coercitifs de l’État liés à des
mesures de maintien de l’ordre ou de
sécurité ne sont pas principalement une
réaction à des évènements particuliers.
Ces pouvoirs étendus peuvent être
exercés dans la poursuite de toute une
série d’agendas cachés sans rapport avec
la criminalité et le terrorisme qu’ils
sont censés combattre. Ces agendas
cachés sont liés à la politique
étrangère et intérieure, et à des
intérêts privés et organisationnels
particuliers.
À l’heure de la
mondialisation et la venue du
système-monde, la distinction
géographique entre l’intérieur et
l’extérieur n’est plus pertinente. Max
Weber disait; « Among a plurality of
co-existing polities, some, the Great
Powers usually ascribe to themselves and
usurp an interest in political and
economic processes over a wide orbit.
Today such orbits encompass the whole
surface of the planet » (Parmi une
pluralité de politiques coexistantes,
certaines, les grandes puissances
s’attribuent habituellement et usurpent
un intérêt pour les processus politiques
et économiques sur une large orbite.
Aujourd’hui, de telles orbites englobent
toute la surface de la planète). Ainsi
de nouvelles formes d’exclusion,
d’impérialisme et de radicalisation
accompagnent les flux (à des degrés
divers) d’information, d’idées, de
personnes et de capitaux. L’expansion du
capitalisme mondial a produit de
nouvelles frontières, clôtures, lois,
actions de police, et militarisation
pour contrôler les mouvements humains et
assurer le pouvoir capitaliste. Comme
les frontières entre intérieur et
extérieur sont rendues floues par la
mondialisation, il est difficile de
définir l’« Autre ». Dans « Identity,
Immigration, and Liberal Democracy »,
Francis Fukuyama prétend que « Globalization,
driven by the Internet and tremendous
mobility, has blurred the boundaries
between the developed world and
traditional Muslim societies. It is not
an accident that so many of the
perpetrators of recent terrorist plots
and incidents either were European
Muslims radicalized in Europe or came
from privileged sectors of Muslim
societies with opportunities for contact
with the West » (la mondialisation,
conduite par Internet et une mobilité
formidable, a brouillé les frontières
entre le monde développé et les sociétés
musulmanes traditionnelles. Ce n’est pas
un accident que tant d’auteurs de
frappes et d’incidents terroristes
récents ont été soit des musulmans
européens radicalisés en Europe, soit
venus de secteurs privilégiés de
sociétés musulmanes avec des
opportunités de contact avec
l’Occident). Toutefois, l’une des
qualités les plus frappantes de la
mondialisation est la persistance de la
différence et la centralité continue des
notions de « Nous et Eux » dans la
construction des identités, des valeurs,
des intérêts, des normes et donc des
mesures appropriées. C’est là
qu’intervient l’importance du
zonage. L’étiquetage d’un lieu
particulier comme dangereux et/ou menace
peut inviter des agressions militaires
et réponses musclées.
La politique crée
son propre espace d’intervention. Le
pouvoir souverain mondial définit les
processus de zonage à l’échelle mondiale
(Arc d’instabilité, zone de paix
démocratique, etc.). Ce qui est crucial
c’est que la distinction est faite.
Comme l’indique Aida Hozic, « les
processus mondiaux actuels de zonage
portent sur la création de l’illusion
des différences, mais en réalité il ne
peut y en avoir aucune ». À cet égard,
la production virtuelle des différences
et des antagonismes par le biais de
récits apparait crucial pour la
définition des zones de sécurité et de
zones sans foi ni loi. Le zonage se
transforme alors en tâche pour recréer
les dangers et les menaces, et pour
canaliser le déplacement des populations
et des investissements dans un scénario
mondial dans lequel les territoires
ressemblent de plus en plus à ses
propres frontières, le paysage social
des frontières ressurgit dans les
centres-villes métropolitains. Le zonage
devient une tâche pour produire les
différences qui sont transformées en
outils de pouvoir
souverain. Selon Stephen Graham, « les
constructions de zonage et de frontières
représentent des tentatives souveraines
de créer des illusions de la différence
plutôt que de répondre à la différence
et à ses risques présumés ».
Avec la venue du
système-monde, le zonage a commencé à se
développer vers l’intérieur. L’Allemagne
nazie et ses camps de concentration
constituent un cas paradigmatique de ce
changement. Avec ses camps de
concentration, affirme Giorgio Agamben,
l’espace d’exception acquiert pour la
première fois une place permanente au
sein de la « Polis ». Les camps
sont un morceau de territoire qui est
placé à l’extérieur de l’ordre juridique
normal, bien qu’il ne soit pas un espace
extérieur faisant partie de la « Polis ».
De cette manière, la société exclut ceux
qui sont considérés comme indésirables à
l’intérieur ou localise l’intérieur vers
l’extérieur. Agamben s’alarme: « la
déclaration de l’état d’exception est
progressivement remplacée par une
généralisation sans précédent du
paradigme de la sécurité comme technique
normale de gouvernement ». « L’état
d’exception a même atteint aujourd’hui
son plus large déploiement planétaire.
L’aspect normatif du droit peut être
ainsi impunément oblitéré et contredit
par une violence gouvernementale qui, en
ignorant à l’extérieur le droit
international et en produisant à
l’intérieur un état d’exception
permanent, prétend cependant appliquer
encore le droit ». Cette notion de
sécurité vise à produire et transformer
la vie sociale à son niveau le plus
général et global. Le discours de
sécurité est élaboré sur mesure pour
justifier et légitimer le recentrage des
missions de l’État sur le maintien de
l’ordre et le contrôle des populations
considérées comme dangereuses. La loi
dans ce contexte devient un moyen de
répression ; « la loi était à la fois
une épée et un bouclier : elle était un
outil utilisé pour faire avancer des
objectifs conservateurs, et c’était un
bouclier destiné à protéger l’autonomie
de l’exécutif », explique Mary
L. Dudziak.
Alors que les camps
de concentration expriment la
manifestation la plus extrême de cette
tendance, la délimitation formelle des
ghettos dans l’Allemagne nazie, la
définition informelle de ghettos ou
centre-ville aujourd’hui, ou de camps de
refugiés, tous illustrent la même
grammaire. Le ghetto conjugue les quatre
composantes du racisme : le préjugé, la
violence, la ségrégation et la
discrimination. Avec la poursuite de la
ghettoïsation et l’altérisation
généralisée des
Mexicains-musulmans-réfugiés-personnes
pauvres, la société commence à accepter
le déni des droits à ces catégories, et
éventuellement à courir le risque de
renoncer à plusieurs des droits au nom
de la sécurité. Nous assistons à une
époque où le pouvoir souverain reproduit
artificiellement les distinctions
territoriales entre les zones de droit
ou « normales » et les zones de
non-droit ou d’exception. Le
raisonnement géopolitique qui implique
le recyclage de noms géographiques dans
de nouveaux contextes répond au même
souci ; comment « la politique mondiale
est ‘spatialisée’ ou rendue
géographiquement expressive par les
dirigeants politiques et les
représentations médiatiques ». En
faisant cela, on « dévalorise des
endroits particuliers et les populations
qui y habitent » tant pour les
marchandiser économiquement et les
apaiser politiquement et militairement.
Et voila ce à quoi correspond (et dans
quel contexte il faut l’appréhender)
le « Londonistan ».
À l’ère de la
mondialisation, les frontières d’une
nation ne sont plus externes mais
fonctionnent à travers ses villes. Les
nations devront se défendre non pas à
l’étranger, mais à l’intérieur de leurs
propres métropoles denses. Ces
inquiétudes ont été exprimées par
beaucoup d’experts et stratèges
militaires
occidentaux, qui s’attendent à ce que la
plupart des conflits dans le futur
soient internes (dans le reste du monde
et au sein de leurs territoires) d’où le
besoin impératif de restructurer les
services armés et de sécurité pour faire
face à l’« Intifada des banlieues ». Ils
s’inquiètent que leur pays devienne ce
que le Moyen-Orient, les Balkans, l’Asie
centrale et l’Afrique de l’Est sont
aujourd’hui : un champ de bataille. Dans
cette perspective, la menace est une
civilisation visant les valeurs
centrales de la culture occidentale par
des acteurs non étatiques. Dans la
mesure où les forces du djihad (comme
plusieurs le suggèrent) sont actives en
Occident, il peut être soutenu que les
lignes importantes de ce conflit
culturel se situent au sein des
frontières de l’État (de « Nous »).
À chaque fois que
l’on est face à des situations qui ne
sont ni prévues ni réglementées par les
arrangements et dispositifs juridiques
existants, nous sommes devant un état
d’exception. Carl Schmitt fait savoir
que c’est le pouvoir souverain qui
« décide de l’exception ». En effet, la
désignation sinon la distinction entre
espaces de sécurité et de non sécurité
est la principale activité du pouvoir
souverain. Grâce à cette distinction,
une décision souveraine est faite
distinguant entre ces territoires et
populations qui appartiennent à la vie
politique et qui doivent donc être
protégés, et ceux qui ne le sont pas et
sont donc considérés comme sans
valeur. Au moins dans la tradition
développée en Occident, les zones de non
droit ont toujours été situées au-delà
des limites de la politique, à
l’extérieur. Simultanément, les
distinctions spatiales ont toujours
impliqué des jugements moraux, légaux et
esthétiques. Ainsi, l’extérieur sans foi
ni loi apparait naturellement comme le
lieu de tout ce qui esthétiquement laid,
moralement mauvais, absolument inhumain
et ontologiquement menaçant. Prenons
l’exemple de l’ancien président français
François Hollande qui décrit « les
gars des cités, sans références, sans
valeurs ». Il parle de ces « cités »
comme si elles ne sont pas une partie de
la France, comme des territoires
extérieurs à la République. Cela
implique aussi des jugements moraux : « Ils
sont passés de gosses mal éduqués à des
vedettes richissimes, sans préparation.
Ils ne sont pas préparés
psychologiquement à savoir ce qu’est le
bien, le mal ». « La Fédération,
c’est pas tellement des entraînements
qu’elle devrait organiser, ce sont des
formations. C’est de la musculation de
cerveau ». « Moralement, ce n’est
pas un exemple, Benzema ».
Après tous les
attentats qui ont eu lieu en Europe, à
Paris, Bruxelles, Londres, Berlin, etc.
les gouvernements occidentaux ont-ils
retenu la leçon qui est de combattre le
terrorisme d’une manière efficace et de
réparer leurs erreurs du passé notamment
un certain laxisme envers les
terroristes fichés ? Certaines de nos
sources tirent fréquemment la sonnette
d’alarme concernant les budgets alloués
aux services de renseignement, à la
Défense en général, avec le manque
d’effectifs, etc. Pensez-vous que les
moyens à la fois humains et matériels
consacrés aux services de renseignement
et à l’armée sont à la hauteur des défis
qui sont de neutraliser définitivement
les réseaux et les groupes terroristes ?
Bien que peu de
détails soient publiquement disponibles
sur le rôle de la communauté de
renseignement dans la lutte contre les
menaces terroristes, le renseignement
peut jouer un rôle important dans le
développement d’analyses stratégiques
qui donnent la priorité aux tendances du
terrorisme, ainsi que dans l’élaboration
de réponses opérationnelles et tactiques
pour détecter, influencer et cibler les
réseaux, les nœuds, les plans et les
acteurs spécifiques du
crime-terrorisme. Le problème n’est pas
nécessairement un problème de
ressources. Deux facteurs sont
importants : la priorisation car les
services armés et de sécurité sont jugés
en fonction du projet politique ; la
question d’adaptation des services dont
la structure dépend en partie de la
nature de la menace. Le problème n’est
pas exclusivement militaire, mais est
partagé par des décideurs de haut
niveau. Les officiers militaires
demandent constamment des objectifs
clairs et plus de moyens; les
politiciens demandent de faire plus et
mieux avec moins de moyens et préfèrent
généralement se détourner des
déclarations claires et définitives sur
quoi que ce soit, notamment les
questions de guerre et de paix. Mais
avant d’aborder ces deux points
(adaptation et priorisation) qui ne sont
pas sans liens par ailleurs, il convient
de noter que dans de nombreux cas, les
organisations militaires et de sécurité
abordent avec difficulté leurs missions
pour des raisons qui échappent à leur
contrôle. Les organisations militaires
et de sécurité sont des bureaucraties
étatiques. Les fonctionnaires et
responsables gouvernementaux opèrent
dans un domaine de contraintes qui
affectent leur capacité à formuler et à
mettre en œuvre des politiques et des
changements. Contrairement aux
dirigeants des entreprises privées, ils
n’ont pas la liberté d’action dans
l’allocation des facteurs de production
(ressources) et la définition de leurs
objectifs. « Le contrôle sur les
revenus, les facteurs productifs et les
objectifs de l’agence sont tous acquis à
un degré important dans des entités
extérieures à l’organisation –
législateurs, tribunaux, politiciens et
groupes d’intérêt ».
En outre, les
fonctionnaires gouvernementaux ont
rarement des résultats clairs, tandis
que ceux d’un gestionnaire d’entreprise
privé est le profit, la part du marché
et la survie. Comme l’a dit James
Wilson, il existe peu ou pas d’accord
sur les normes et mesures de la
performance pour évaluer un
fonctionnaire du gouvernement, alors que
divers tests de performance sont bien
établis dans les affaires privées –
rendement financier, la part de marché,
mesures de performance pour la
rémunération des dirigeants. Alors que
la gestion des entreprises se concentre
sur la « rentabilité » (les bénéfices),
la gestion gouvernementale se concentre
sur les « contraintes ». Ce manque de
contrôle peut rendre les changements
institutionnels plus difficiles, et met
en évidence un deuxième facteur:
l’importance du soutien politique. L’une
des tâches-clés d’un cadre national est
la maintenance de l’organisation. « Dans
une agence gouvernementale, l’entretien
exige l’obtention non seulement de
capitaux (crédits) et de main-d’œuvre
(personnel), mais aussi le soutien
politique ». Le soutien politique
fournit aux cadres du gouvernement
l’autonomie nécessaire pour mettre en
œuvre les changements nécessaires pour
exécuter leurs missions. « Le soutien
politique est à son plus haut niveau
lorsque les objectifs de l’agence sont
populaires, ses tâches simples, ses
rivaux inexistants et les contraintes
minimes ». Ces conditions s’appliquent
rarement aux organismes gouvernementaux.
Les militaires demandent toujours des
objectifs clairs, mais les hommes
politiques sont toujours ambigus.
Les rivalités
bureaucratiques sont courantes et
connues. Il en va de soi que les
services armés et de sécurité s’alarment
du manque de moyens. Les organisations
sont créées pour accomplir certaines
missions et ses membres favorisent les
politiques qui augmentent l’importance
de leur organisation et des capacités
qu’ils considèrent comme essentielles à
leur essence. Le problème n’est pas une
question de moyens, mais l’absence de priorisation
et de hiérarchisation, l’absence de
priorités claires. Et les priorités sont
définies par le politique. À chaque
attentat, l’histoire se répète sur un
point essentiel : les réponses aux
crises sont une aubaine pour les
politiques et entreprises qui cherchent
pouvoir et gains financiers en
exploitant les craintes du public. La
réaction ressemble souvent aux réponses
aux crises précédentes : augmenter les
moyens, restreindre les libertés sans se
poser la question sur le projet
politique qui semble conduire à la « Resurgence
of the Warfare State » (La
résurgence de l’État de guerre). Aux
États-Unis par exemple, l’USA PATRIOT
Act a été adopté et mis en œuvre,
le NORTHCOM a été créé, les
dépenses de la Défense ont augmenté de
façon massive, les interventions
extérieures sont devenues courantes. La
création du Département de la Sécurité
Intérieure a abouti à la fusion de 22
organismes du gouvernement fédéral et à
un Département de Sécurité Intérieure
doté de plus de 177 000 employés.
Même d’anciens
responsables des renseignements
craignent que la combinaison des
nouvelles menaces, des progrès des
technologies et des interprétations
radicales de l’autorité présidentielle
puisse menacer la vie privée des
Américains. Des milliers d’organisations
gouvernementales et d’entreprises
privées travaillent sur des programmes
liés à la lutte contre le terrorisme, le
renseignement et la sécurité
territoriale. Le lieutenant-général à la
retraite John R. Vines (pourtant
familier avec les problèmes complexes et
qui a déjà commandé 145 000 soldats en
Irak) se dit surpris par ce qu’il a
découvert ; « la complexité de ce
système défie toute description ». Dana
Priest et William M. Arkin s’alarment
que ce « monde top-secret […] est devenu
si grand, si lourd et si obscur que
personne ne sait combien d’argent il
coûte, combien de personnes il emploie,
combien de programmes il a, ou
exactement combien d’agences font le
même travail ». En effet, ce « terrorism-industrial
complex » échappe à tout contrôle et
grandit un peu partout à travers le
monde notamment en Europe. Chaque
attaque implique la croissance de la
portée de la sécurité intérieure, des
centres de fusion, des technologies du
champ de bataille, et de la collecte de
données et de l’intrusion dans la vie
des citoyens ordinaires. Est-ce cela un
manque de moyens ?
En effet, les
organismes de sécurité et de défense
sont mieux dotés en termes de ressources
aujourd’hui. Non seulement ils ont plus
de moyens, mais ils ont aussi été
beaucoup servis par les nouvelles
technologies de surveillance et de
contrôle. Depuis et durant la décennie
1990, la révolution informatique a
atteint la grande vitesse et a eu un
énorme impact en matière de
communication. Les progrès
technologiques ont considérablement
amélioré la capacité des services,
permettant des cycles opérationnels
compressés, des frappes de précision de
longue portée basées sur des
renseignements en temps réel et une jointness améliorée. La
technologie moderne est perçue comme une
solution à de nombreux problèmes. Sur le
plan opérationnel, elle permet d’obtenir
les mêmes résultats avec moins de
ressources. Les forces armées et de
sécurité y ont de plus en plus recours
pour obtenir un avantage sur le champ de
bataille, leur permettant une hausse
significative de la conscience
situationnelle des opérations.
Ce fantasme
technologique a aussi un prix. Il a
conduit à marginaliser le facteur humain
dans la collecte, l’infiltration,
l’exploitation du terrain, la détection
des éléments nocifs et l’analyse des
intentions de l’ennemi. Militairement,
une menace est une intention hostile
provenant d’une « entité clairement
définie ». Mais les terroristes agissent
dans la clandestinité. La menace suggère
une entité définie (pas facile à
identifier dans le cas du
terrorisme), une volonté de nuire
(volonté n’implique pas nécessairement
capacité et dans un état de droit,
l’individu est jugé sur ses actes) et
capacité de nuire (capacité de nuire
n’implique pas la volonté). En outre,
quelle est la « cible » ? La réponse à
ces questions rend le facteur humain
central. Face à l’atomisation et à
l’autonomisation des groupes
terroristes, le facteur temps est
essentiel et nécessite des opérations
chirurgicales rapides et précises basées
sur des informations fiables.
Également, il y a
dysfonctionnement dans la priorisation
politique et la hiérarchisation des
priorités. La politique des grands
pays occidentaux envers la Syrie est un
bon exemple ; elle est contradictoire et
nuit à la lutte contre le terrorisme.
Cette politique peut être jugée de deux
façons ; soit la lutte antiterroriste
n’est pas une priorité, soit la
politique poursuivie est irrationnelle
et nécessite donc une reconfiguration.
Car s’il est vrai que le terrorisme est
la priorité comme l’affirme le discours
officiel, force est de conclure que
cette politique est irrationnelle. Par
la rationalité, nous voulons dire
‘calculs moyens-fins’ avec deux
conditions supplémentaires : 1) toutes
les informations pertinentes devraient
être recherchées, avec prise en compte
des contraintes du facteur temps et des
ressources et, 2) la logique des moyens
relatifs aux fins doit être compatible
avec ce qui est connu sur les relations
causales pertinentes. Il y a une
incompatibilité entre l’objectif affiché
et la stratégie mise en œuvre pour
l’atteindre. En clair, la politique
envers la Syrie est irrationnelle même
en tenant compte du fait que les acteurs
du monde réel sont soumis à un facteur
temps et à un facteur ressources qui
sont différents de ceux auxquels sont
confrontés les scientifiques.
Ensuite, il y a la
question de l’« adaptation » que Theo
Farrell, un spécialiste des changements
militaires, définit comme un « change
to strategy, force generation, and/or
military plans and operation that is
undertaken in response to operational
challenges and campaign pressures »
(changement à la stratégie, à la
génération de forces et/ou aux plans et
opérations militaires qui sont entrepris
en réponse aux défis opérationnels et
aux pressions de la campagne).
Toutefois, les historiens identifient
l’aversion à l’adaptation comme une
cause de l’inefficacité
organisationnelle dans la réalisation de
leurs missions et les analyses mettent
en cause les institutions plutôt que les
individus. La nature de la menace
affecte directement la culture
organisationnelle et la structure
bureaucratique qui dictent le type
d’intelligence recherchée et les moyens
utilisés pour obtenir cette
intelligence. L’adaptation à des
circonstances inattendues teste
l’organisation en « révélant des
faiblesses qui sont en partie
structurelles et partiellement
fonctionnelles ». Mais les services de
renseignements ont-ils vraiment connu un
processus d’adaptation pour faire face
au nouvel environnement de sécurité
marqué par l’âge de l’information et les
menaces asymétriques ? L’utilisation
d’un « scalpel au lieu d’un marteau »
est plus adaptée à la lutte contre le
terrorisme. Cela implique la
subordination de l’approche militaire –
le « marteau » – à l’approche
sécuritaire, le « scalpel ». La
technique du « scalpel » nécessite des
renseignements fiables, l’optimalisation
et l’adaptation des services.
En d’autres termes,
cela implique l’adaptation des services
de renseignements à la nature modifiée
des risques et des menaces qu’ils
cherchent à combattre ; changements
d’une menace basée sur la guerre
conventionnelle qui respecte les
frontières nationales à un patchwork en
constante évolution de groupes qui
utilisent tous les moyens nécessaires
pour atteindre leurs objectifs et
changent activement leurs tactiques pour
exploiter les faiblesses des systèmes de
sécurité et de défense nationale. Le
travail des services de renseignement
devient plus compliqué avec le nombre
croissant des consommateurs de
renseignement, y compris les
fonctionnaires de l’État et des
autorités locales et les opérateurs
économiques, alors que pendant la guerre
froide, le renseignement était
principalement utilisé par un cercle
retreint de décideurs de haut niveau. Il
y a aussi le problème des frontières
face à un ennemi qui ne les respecte
pas. En outre, c’est nouveau que les
responsables des agences de
renseignement soient entendus et appelés
à s’exprimer devant leurs parlements.
Pendant la Guerre
froide, les États étaient le principal
objectif du renseignement et, en tant
que tel, la collecte et l’analyse des
renseignements reposaient sur une telle
menace. Les États-nations fournissent un
contexte précieux et une histoire pour
les agents et les analyses des
renseignements pour guider leur pensée.
Les États ont des histoires, des
bureaucraties, et dans de nombreux cas,
des objectifs similaires, tels que la
défense du territoire national. Par
conséquent, le but du renseignement
avant tout est de résoudre des énigmes,
c’est-à-dire « la recherche de pièces
supplémentaires pour remplir une
mosaïque de compréhension dont la large
forme est donnée ». Le renseignement se
préoccupe de détecter les capacités
militaires d’un État, ou les niveaux de
troupes permanentes – l’information qui
a une réponse définitive, et qui
s’inscrit dans le contexte d’un État
donné. Désormais, il s’agit de faire
face à des ennemis qui ne respectent pas
les frontières géographiques ou
juridiques.
Toutefois, les
acteurs non-étatiques, en tant que
principal problème de sécurité
nationale, n’ont pas l’arrière-histoire
intrinsèque et la perspective qu’a un
acteur étatique. Au lieu d’essayer de
combler les lacunes des informations
connues (par exemple, le nombre de
troupes actives d’un État)
l’intelligence se préoccupe de la
compréhension des nuances et des
tendances des groupes individuels et de
leurs objectifs. Cette compréhension est
ensuite utilisée pour formuler les
meilleures hypothèses, essentiellement
de ce que ces acteurs vont faire.
Cependant, comme ce type d’intelligence
est basé sur la pensée et l’action
humaines, les réponses ne sont pas
définitives tant que les actions ne sont
pas menées. C’est ce type d’intelligence
que Gregory F. Treverton qualifie de
« mystères », qui consiste à chercher
une « meilleure prévision, peut-être
sous la forme d’une probabilité avec des
facteurs-clés identifiés ».
L’environnement de sécurité actuel n’a
rien à avoir avec celui de la guerre
froide ni des années 1990. Les menaces
actuelles sont davantage intérieures
qu’extérieures. La majorité des
attentats en Europe ces dernières années
sont commis par des ressortissants
européens.
Y a-t-il un lien
de causalité entre la politique
migratoire de Madame Merkel et la
recrudescence des attentats terroristes
en Allemagne ?
C’est une lecture
simplificatrice voire erronée. L’idée de
construire un « Mur autour de
l’Occident » a fait son chemin bien
avant les attentats du 11 Septembre. La
prise de conscience et les
préoccupations au sujet des menaces
asymétriques, notamment le terrorisme
mondial, ont été alimentées par des
événements tragiques comme les attaques
du 11/9, Bali en 2002, Madrid en 2004,
Londres en 2005, Jakarta en 2009, le
Bataclan en 2015, etc. Ces événements
ont fourni une opportunité politique
pour révéler une nouvelle étape dans
l’expansion des capacités coercitives
des États au niveau national. Mais il
est difficile de supposer qu’il existe
des liens entre la politique de Mme
Merkel et la recrudescence des
attentats. La majorité des attentats
commis en Europe ces dernières années
sont l’œuvre de ressortissants
européens. Toutefois, le nombre de décès
d’immigrants en Méditerranée n’est ni
accidentel ni le résultat de causalités
imprévisibles. Ces morts devraient être
considérées comme « liées à la
frontière», des conséquences tragiques
des politiques de contrôle de plus en
plus drastiques de l’immigration des
pays riches. Ces politiques ont
contribué à créer les conditions menant
à la mort. Les questions frontalières
traditionnelles telles que le commerce
et la migration sont désormais évaluées
à travers la lentille de la sécurité. Le
discours de l’ouverture des frontières a
été remplacé par un discours plus
anxieux et sombre sur les « périmètres
de sécurité » et « Homeland Defense »
(défense de la patrie). Les politiciens
de tout le spectre politique se sont
précipités à démontrer leur engagement
sans faille à sécuriser les frontières.
Au lieu de
disparaître, les frontières sont en
mutation. Les visas biométriques, le
double durcissement des contrôles à la
frontière et les cartes d’identité des
ressortissants étrangers en sont une
manifestation. Si le rôle militaire des
frontières diminue, leur fonction
idéologique et socio-psychologique reste
considérable. L’un des aspects les plus
contradictoires des transformations
actuelles de la frontière a été l’effet
de dilution des frontières comme des
obstacles économiques, tout en étant en
même temps renforcées comme des
obstacles à la circulation de certaines
catégories de personnes. Cela fait
partie de la fortification des
frontières, comme un phénomène observé
au Sud de la Méditerranée, les « Fortified
boundaries » (frontières fortifiées)
sont en effet des barrières physiques
asymétriques aux fins de contrôle des
frontières. Ces limites sont plus
redoutables dans la structure que les
lignes de démarcation traditionnelles
mais moins robustes que les frontières
militarisées. Leur but n’est pas
d’éliminer le mouvement transfrontalier
des acteurs transnationaux clandestins
mais d’imposer des coûts aux infiltrés
éventuels et, ce faisant, de dissuader
ou d’entraver l’infiltration. La volonté
politique de lutte contre l’immigration
a été combinée à l’établissement de
« frontières intelligentes » (selon la
terminologie officielle américaine) qui
doivent rester ouvertes aux
marchandises, capitaux et services. Sans
être passifs, les États ont été des
acteurs centraux dans ce processus. La
reconfiguration des frontières dans l’UE
et les États-Unis fournit un exemple
parfait de cette tendance continue.
Des soldats
espagnols patrouillent la frontière
entre le Maroc et l’enclave espagnole de
Melilla, dans le nord de l’Afrique,
samedi octobre 8, 2005. Le groupe de la
défense des droits l’homme Amnesty
International a déclaré qu’il était
illégal d’expulser les immigrants
africains à partir des enclaves
espagnoles de Ceuta et Melilla au Maroc.
Source: Michael Werz & Laura Conley,
« Climate Change, Migration, and
Conflict in Northwest Africa. Rising
Dangers and Policy Options Across the
Arc of Tension », center for American
progress, Washington, D.C., April 2012,
p. 11.
Le rôle économique
des frontières actuelles de l’UE est
considérable. Le résultat fut une Union
européenne à plusieurs niveaux, basée
sur une logique de « frontierisation ».
Ces politiques frontalières
s’apparentent à la création d’un système
de frontières sélectives et
spécialisées, « situé selon l’objectif
poursuivi : intégration économique,
protection des migrations, sécurité
extérieure ». La fortification des
frontières a fortement augmenté le long
de la frontière des États-Unis avec le
Mexique depuis 1993. L’US Border
Patrol (patrouille frontalière des
États-Unis) a mis en place quatre
opérations majeures qui massent des
agents et d’autres ressources de
fortification. Les opérations sont
Blockade/Hold the Line (1993) dans
El Paso, Gatekeeper (1994) dans
San Diego, Safeguard (1994) dans
le Sud de l’Arizona, et Rio Grande
(1997) dans le Sud de Texas. La réponse
au 11/9 montre la continuité avec les
interventions américaines antérieures,
mais avec des méthodes plus drastiques.
Dans ce contexte, les arguments au sujet
de la loi ont été utilisés dans une
lutte internationale pour le pouvoir. Le
droit est devenu un moyen de coercition.
Tout jugement sur la légalité est rendu
sous le prisme de la sécurité. Dans
cette perspective, le paradigme
opérationnel ne serait pas la maxime
« la nécessité fait la loi », mais
plutôt la nécessité exige que le
souverain soit la loi. Les lois qui
autrefois étaient considérées comme des
outils de gouvernance interne sont
devenues « securitized ». Le
droit de l’immigration, autrefois
alimenté par les préoccupations au sujet
de la politique économique et
humanitaire, est désormais la porte par
laquelle les prochains terroristes
pourraient glisser à travers les
frontières. Dans l’ensemble, les menaces
de sécurité sont réelles, mais de
nombreuses initiatives poussées
rapidement comme des questions liées au
11/9 avaient fait partie d’un agenda
politique préexistant. Que ce soit en
raison de liens réels avec la sécurité
ou parce que des opportunités politiques
sont offertes par le nouvel
environnement de sécurité nationale,
dans toutes les catégories, le droit est
devenu impliqué dans la guerre contre le
terrorisme.
Chiffres des
dépenses du contrôle frontalier de 1985
à 2002
Deborah Waller
Meyers, « US Border Enforcement: From
Horseback to High-Tech », Task Force
Policy Brief, n°. 7, Independent Task
Force on Immigration and America’s
Future, Migration Policy Institute,
Washington, D.C., November 2005, p. 10
http://www.migrationpolicy.org/ITFIAF/Insight-7-Meyers.pdf
Les tendances
actuelles en matière d’immigration et
des politiques de sécurité aux
frontières en Europe et aux États-Unis
ont précédé les événements du 11/9.
Avant ces attentats, les deux cotés de
l’Atlantique soutenaient qu’il existe un
lien global entre immigration,
intégration et sécurité. La
« sécuritisation » de l’immigration aux
États-Unis, beaucoup plus vieille que la
focalisation actuelle sur le terrorisme,
a considérablement augmenté depuis les
années 1980, quand elle a été utilisée
pour aider à contrôler le commerce
illicite de la drogue, et s’est
accélérée dans le sillage du 11/9.
Depuis les années 1980, et
particulièrement après le 11/9, les
organismes d’application de la loi
nationale dans les pays tels que les
États-Unis, l’Australie, le Canada,
l’Europe et le Royaume-Uni ont acquis
des pouvoirs, des ressources et un
prestige considérablement accrus. La
sécurité des frontières n’a pas vraiment
été servie par une telle approche. Au
lieu de cela, la sécuritisation accrue
de la politique d’immigration a plutôt
conduit à une plus grande exclusion des
immigrés légaux, l’érosion des droits
des immigrés, et la hausse de la
méfiance des communautés immigrées à
l’égard des autorités. Si les attaques
terroristes contre l’Amérique, Madrid et
Londres ont tourné la politique
d’immigration vers un débat sur la
sécurité nationale, les États-Unis
continuent à se focaliser sur l’« ennemi
extérieur », par opposition à la
position européenne centrée sur les
menaces internes. Le prétendu fossé
transatlantique se rétrécit si l’on
examine les points communs sur cette
question.
Les politiciens des
deux côtés de l’Atlantique saisissent
les images des émeutes de la jeunesse,
des trafiquants d’êtres humains et de
drogue et des terroristes. Ils font cela
pour susciter un soutien national à la
securitization des politiques
d’immigration, et colmater les trous
dans le tissu de leurs sociétés civiles.
Leurs prescriptions politiques ont peu
varié mais restent néanmoins prévisibles
: des thèmes récurrents coercitifs sont
invoqués pour sécuriser les frontières
et expulser ou emprisonner les migrants
clandestins, criminels ou suspects.
Cette réponse coercitive est couplée à
l’exigence que ceux qui résident
légalement en Europe et aux États-Unis
jettent leur foulard, prêtent serment
d’allégeance à l’autorité de
gouvernement et acceptent les valeurs
des sociétés postmodernes dans laquelle
ils vivent. Cette approche coercitive
est caractéristique d’une politique
d’intégration plus large menée au niveau
européen. Bien que les contrôles aux
frontières soient certainement un sujet
de préoccupation en Europe, de
nombreuses mesures sont axées sur le
contrôle de ceux qui vivent sur le
territoire européen en exigeant d’eux de
répondre à certaines exigences afin de
maintenir leur statut juridique.
Progressivement, mais systématiquement,
l’intégration est transformée en un
processus à sens unique dans lequel les
responsabilités sont placées
exclusivement sur le côté de
l’immigrant. Les non-nationaux sont
obligés « d’intégration » afin d’avoir
accès à un statut juridique et d’être
traités comme des membres du club.
L’intégration devient ainsi la frontière
non-territoriale (fonctionnelle ou
organisationnelle) définissant le
‘dedans’ et le ‘dehors’, qui est à
l’intérieur et qui est à l’extérieur,
qui a des droits et qui n’a que des
obligations.
L’armée
algérienne effectue des opérations
qualitatives régulières en ciblant les
réseaux logistiques et en éliminant des
terroristes à travers le territoire
national. Quel est votre avis à propos
du degré d’efficacité de l’armée
algérienne qui se bat sur plusieurs
fronts ?
L’Algérie a un
intérêt évident dans l’éradication de la
menace posée par les djihadistes
régionaux. Sa connaissance et son
expertise ont été utiles aux efforts de
lutte contre le terrorisme dans son
voisinage. Sans la coopération active de
l’Algérie, le renforcement de la
sécurité dans les pays voisins sera très
difficile. L’imbrication de la
contrebande et la présence de
djihadistes compliquent la tache de
sécurité des frontières. L’intervention
militaire de l’OTAN en Libye a eu des
conséquences néfastes sur la sécurité
des frontières à l’Est du pays et pose
des défis à la stabilité régionale.
Sombrée dans le chaos et l’anarchie, la
Libye est devenue un « exportateur de
terreur » fragilisant encore plus la
transition en Tunisie, et la sécurité
nationale de l’Algérie en a profondément
été affectée. Violence, racket,
assassinats, pillage, etc. font partie
du paysage quotidien des Libyens. Le
pays est devenu un bazar d’armes.
Seigneurs de guerre, terroristes,
criminels se disputent le contrôle de
vastes territoires. Dans la vacance de
pouvoir qui a suivi l’effondrement de
l’État libyen, un jeu à somme nulle a
émergé dans lequel une pléthore de
groupes d’intérêt (armés) luttent pour
le pouvoir et les ressources. À ce
mélange explosif s’ajoute la montée de
Daech en Libye et la hausse des
activités criminelles et terroristes
transfrontalières. Les quantités d’armes
saisies par l’ALN aux frontières
algériennes sont inquiétantes. En somme,
quatre tendances interdépendantes
d’instabilité peuvent être discernées
qui constituent le noyau de la crise
libyenne et ont le potentiel d’entraver
le processus de paix :
-
Le processus politique qui a
commencé reste incertain. Le pays
est désespérément divisé en deux
gouvernements rivaux : le Congrès
général national à Tripoli et la
Chambre des représentants à Tobrouk.
Seul le gouvernement de Tobrouk est
reconnu par la communauté
internationale. Les deux
gouvernements représentent les
principaux blocs politiques de
la Libye. Aucun n’est vraiment en
mesure de prendre le contrôle
territorial complet ou attirer un
soutien populaire. Leur rivalité
dépasse la simple dichotomie
islamiste contre laïcs : il s’agit
essentiellement d’une lutte pour
l’accès au pouvoir et
aux ressources. Les campagnes
militaires à l’appui de chaque côté
ont été lancés : Opération Dignité
(Tobrouk) et Opération l’Aube de la
Libye (Tripoli). Dans un pays sans
une armée formelle – mais où
les armes sont partout – les
brigades armées exécutant ces
campagnes ont acquis une influence
politique significative. Certaines
des décisions politiques les plus
importantes dans le cadre des
préparatifs de la crise actuelle ont
été faites sous la menace. En effet,
les armes ne cessent pas de
s’exprimer à chaque blocage aussi
mineur soit-il.
-
L’activité criminelle est clairement
liée aux intérêts des milices : non
seulement comme une source de
revenus, mais aussi comme un moyen
de maintenir le contrôle sur le
territoire et d’empêcher les groupes
rivaux de gagner du pouvoir et de
l’influence. Il est donc probable
que le crime restera un élément
fondamental de la situation
politique fragmentée en Libye. En
outre, comme les réseaux criminels
prospèrent en l’absence d’un
contrôle étatique fort, leur
existence neutralise les initiatives
de mise en place d’un gouvernement
national unifié, posant ainsi une
barrière systématique contre la paix
à long terme.
-
Sont également inquiétantes la
transnationalisation et la
radicalisation des groupes
extrémistes locaux libyens. Le
djihadisme en Libye est alimenté par
des développements ailleurs (Mali,
Irak, Syrie, etc.) et par
des doctrines importées. Sur le
terrain, cela se traduit par une
attraction continue pour les
combattants à se joindre à Daech et
à l’expansion de ses activités. Le
camp djihadiste profite certainement
du chaos gouvernemental actuel, mais
son agenda et ses méthodes
transnationales seront difficiles à
contenir, même si le contrôle
effectif de l’État devait être
établi.
-
Le jeu des puissances extérieures
pourrait aggraver la situation et
compliquer la tâche d’arriver à une
solution politique. D’où
l’incertitude sur le dialogue
inter-libyen qui se déroule
actuellement sous les auspices de
l’ONU et qui bénéficie d’un large
soutien de la communauté
internationale ainsi que de vastes
couches de la population libyenne
exaspérées et épuisées par la
violence et la fragmentation
sévissant dans leur pays. La
capacité de nuisance des puissances
extérieures n’est pas négligeable.
Leur présence en Libye est pressante
et multiforme : forces spéciales,
conseils militaires et civils,
cooptation de responsables locaux,
etc. Ce qui complique la tâche de la
diplomatie algérienne.
Les défis sont
énormes. Toutefois, l’Algérie est une
puissance militaire de premier plan. Ses
militaires sont expérimentés et
souhaiteraient avoir une meilleure
relation avec les États-Unis. Pour être
considérés comme la force avec laquelle
il faut compter en Afrique du Nord, les
Algériens modernisent leurs forces
armées. Particulièrement depuis 1999,
les forces armées algériennes se sont
beaucoup professionnalisées. D’une part,
la conjecture internationale était
favorable, d’autre part, la volonté
politique notamment du président de la
République A. Bouteflika était
indéniable. Le pays a consacré des
efforts considérables pour moderniser
ses forces armées. L’armée algérienne
passe de la 54ème en 1994 à
la 26ème place dans le monde
en 2016. La modernisation rapide
entreprise s’inscrit dans le cadre d’un
effort plus grand pour améliorer ses
forces pour faire face à des menaces
croissantes d’instabilité politique et à
la sécurité dans la région. Cette
modernisation allait de pair avec
l’amélioration de la formation des
forces armées. Le personnel des
différents services de la défense a reçu
une formation de qualité sur
l’utilisation d’équipements sophistiqués
et dans les opérations de lutte contre
le terrorisme. L’armée a
considérablement accru ses capacités de
combat et de maîtrise des nouvelles
technologies avancées ainsi que son
stock d’armements.
L’armée algérienne
est parmi les plus organisées dans la
région de l’Afrique du Nord. Elle a
considérablement augmenté ses capacités
de contrôle et de maîtrise des
technologies d’armements modernes ; elle
est classée à la 25e place
quant aux capacités de maîtrise des
technologies de défenses modernes et
l’utilisation des systèmes électroniques
complexes. Entre 2000 et 2004, les
avions d’attaque représentent 27% de la
totalité des ventes d’armements dans le
monde. Et c’est bien le cas de l’Algérie
en vertu des avions qu’elle a acheté à
la Russie. L’Algérie développe également
son industrie de défense en formant des
coentreprises avec des entreprises de
plusieurs pays comme l’Allemagne, la
Serbie, etc. Le pays semble déterminé à
garantir une dissuasion contre toute
éventuelle menace notamment étatique.
En effet, pour naviguer dans les eaux
troubles des relations internationales,
garantir sa sécurité et parer à toute
surprise stratégique, Alger multiplie
ses partenaires de défense et a engagé
un processus de modernisation de ses
forces aériennes, navales et terrestres.
Car, comme le reconnaît l’armée
algérienne en avril 2015, « l’histoire
a démontré, à travers les siècles, que
la force des Nations est profondément
tributaire de la puissance de leur armée
qui joue un rôle efficient dans la
préparation des conditions favorables à
l’émergence et à la pérennisation de
l’État fort et moderne ».
Source:
Jean-Pierre Filiu, “Could Al-Qaeda Turn
African in the Sahel?”, Carnegie PAPERS,
Middle East Program, n°. 112, Carnegie
Endowment for International Peace,
Washington, DC, June 2010, p. 8.
En outre, les
forces militaires de l’Algérie ont une
formation sophistiquée et une vaste
expérience dans les tactiques
antiterroristes obtenues durant la
« décennie noire ». Les visites
répétitives de hauts dirigeants
européens et américains témoignent de
cet intérêt. Malgré les attaques
terroristes très localisées et
sporadiques, les forces de sécurité
algériennes ont réussi à empêcher les
groupes islamistes armés de se
revitaliser. La police nationale
algérienne est soutenue dans ses
opérations de lutte contre le terrorisme
et la contrebande par divers corps tels
que la Police militaire, les Forces
Spéciales, les régiments Para-Commando,
le Détachement spécial d’intervention,
les Services de renseignement, ainsi que
la Gendarmerie nationale et les unités
spéciales de la Direction générale de la
Sûreté nationale (DGSN). Ces différents
services contribuent à la sécurisation
des frontières, et à la lutte contre la
criminalité et la contrebande
transfrontalière. Toutefois, étant à la
fois face à l’autonomisation, à
l’atomisation et à la connexion des
cellules locales-étrangères et
criminelles-terroristes, une
institutionnalisation de la coopération
des différents services s’imposait. La
décision du président Abdelaziz
Bouteflika de rattacher le Département
de surveillance et de sécurité (DSS qui
a remplacé le DRS) à la Présidence fin
janvier 2016 est susceptible de
dynamiser et de favoriser la synergie
des acteurs, des services et des
dispositifs qui renforcent l’efficacité
opérationnelle des services.
https://francais.rt.com/international/28802-surveillance-electronique-drones-algerie-renforce-securit%C3%A9-frontieres
Si l’armée
algérienne et les services de
renseignement obtiennent des résultats
probants dans la lutte antiterroriste,
sur le plan politique, l’Algérie
traverse une crise profonde avec un
président absent et une mauvaise gestion
des affaires des l’État caractérisée par
des scandales multiples. La situation de
l’Algérie avec cette crise actuelle
est-elle tenable ?
Les réserves de
changes de l’Algérie ont connu une
baisse considérable à un rythme
inquiétant passant d’environ 200
milliards en 2013 à 114 milliards de
dollars à fin décembre 2016. Le 4
décembre de la même année, le
gouverneur de la Banque d’Algérie avait
avertit que « le maintien des réserves à
ces niveaux dépend de l’amélioration des
cours du pétrole, de la réduction des
importations et de la poursuite de la
stabilisation du dollar ». Les
prévisions de la Banque mondiale sont
pessimistes en situant le montant des
réserves de change de l’Algérie, à
l’horizon 2018, à 60 milliards de
dollars. Toutefois, il n’y a pas de
fatalisme. La situation pourrait être
renversée. Il y a une marge de manœuvre
non négligeable. Mais un volontarisme
politique est indispensable, exigeant
des décisions fermes et des reformes
structurelles.
Mais en raison de
la faiblesse des États voisins dans
l’équation sécuritaire sahélienne, la
politique algérienne considère le
traitement des dysfonctionnements de ces
États comme hautement prioritaire ;
-
La Tunisie passe une phase de
vulnérabilité chronique en raison de
la nature de la période de
transition. L’armée tunisienne est
limitée dans ses ressources et
équipements, et manque d’expérience
dans le traitement des groupes
armés.
-
Au Sud, la sécurisation de la
frontière avec le Mali dépend de la
conclusion d’un règlement politique
à la crise du Mouvement Azawad, afin
de ne pas devenir un refuge et fief
des groupes armés.
-
En ce qui concerne la Libye, elle
s’est transformée en un arc de crise
et « exportateur de la terreur ». Le
pays souffre de l’absence de l’État,
de la désintégration de la société,
de la multiplicité des milices
armées, et est devenu le théâtre de
guerres par procuration qui
nourrissent encore la guerre civile.
Tous ces facteurs
rendent la sécurisation des frontières
algériennes une question plus pressante
que jamais, et en même temps ont imposé
à l’Algérie la responsabilité d’assumer
à elle seule la plus grande partie des
efforts de sécurisation de ses
frontières avec ses voisins. L’armée
algérienne a confirmé que la sécurité et
la stabilité de la région dépendent en
grande partie de la sécurisation des
frontières avec les pays voisins, qui
nécessite le déploiement des unités
militaires dans ces régions et implique
une activité diplomatique axée sur la
médiation pour rapprocher les vues entre
les parties en conflit. Comme affirme
l’édito de la revue El-Djeich (février
2015) : « Au plan régional, assurer
la sécurité de l’Algérie ainsi que la
stabilité de l’ensemble de la région,
repose sur deux axes fondamentaux. Le
premier, sécuritaire, s’articulant sur
le déploiement d’unités militaires et de
forces de sécurité dotées de tous les
moyens et équipements nécessaires pour
sécuriser les frontières avec les pays
voisins et empêcher toute infiltration
de terroristes ou circulation
d’armements, particulièrement dans cette
conjoncture marquée par la dégradation
sécuritaire que connaît la région. Un
rôle que l’ANP (ANP= Armée Nationale
Populaire) accomplit avec fermeté et
détermination parallèlement à la lutte
contre la contrebande et le crime
organisé, la protection de l’économie
nationale et la lutte contre
l’immigration clandestine, au regard de
ses conséquences sur les plans
sécuritaire, sanitaire et social. Le
deuxième axe, diplomatique, qui se
reflète à travers les initiatives de
médiation et de rapprochement des points
de vue entre les parties belligérantes,
menées par l’Algérie en vue d’aboutir à
la réconciliation nationale dans ces
pays, de coordonner l’action et de
coopérer avec eux dans le domaine de la
lutte contre le terrorisme en mettant
l’accent sur l’échange d’informations en
temps opportun. Cette coordination et
cette coopération ont fait que désormais
la situation dans la région est
davantage sécurisée et stable, grâce
notamment à la méthode d’action et à la
concertation, engagées dans le cadre du
Comité d’état-major opérationnel
conjoint (Cemoc) ainsi que dans le cadre
bilatéral. Dans le prolongement de cette
action, l’ANP, […] continue d’accomplir
ses missions opérationnelles dans cette
région avec détermination et
professionnalisme, afin de resserrer
l’étau sur les groupes terroristes,
limiter leurs mouvements, tarir leurs
sources de financement et d’armement
jusqu’à leur éradication totale ».
La cohésion d’une
société est étroitement liée à sa
capacité de faire face à une multitude
de risques et menaces découlant à la
fois de l’environnement et de sa propre
organisation. Construire et maintenir la
sécurité et la paix sociale dépend
fondamentalement des caractéristiques
des systèmes politiques, car le
caractère des institutions politiques
d’un pays exerce un puissant effet sur
le risque de défaillance de l’État. La
mutation dans notre compréhension de la
sécurité n’est pas seulement empirique,
elle est aussi conceptuelle. La logique
conceptuelle de la sécurité a
considérablement évolué au cours des
dernières décennies. La violence entrave
l’éducation, la santé, la sécurité
individuelle et donc la productivité
personnelle, la poursuite d’opportunités
d’affaires, le commerce et les échanges,
le développement et la croissance
économique, le bien-être matériel et le
bonheur subjectif humains. La violence
affecte des activités comme le commerce,
les investissements étrangers, le
secteur des assurances, le tourisme,
etc. Le lien entre sécurité et
développement est devenu tellement
évident qu’il n’y a nul besoin de
spéculer sur le pouvoir transformateur
du développement. Mais quel est le type
de développement approprié pour la
paix ? Cette question fondamentale est
au cœur du débat sur le lien entre
sous-développement et conflits armés.
Les potentialités de l’Algérie sont
énormes, mais en état brut, qu’il faut
transformer en capacité d’action. La
faiblesse de l’Algérie est économique.
Une bonne santé économique est une
condition sine qua non pour une
diplomatie active.
Toutefois, le cas
algérien doit être appréhendé dans le
cadre des perspectives de la démocratie
au lendemain d’un conflit interne. Des
études indiquent que les défis de la
reconstruction des États endommagés par
la guerre sont plus grands et souvent
moins dociles que de mettre fin à la
lutte elle-même. Après l’arrêt des
combats, les dividendes de la paix ne
sont pas automatiques. Les atrocités de
la « décennie noire » ont laissé dans
leur sillage un État affaibli, une
économie en ruine, des souffrances
humaines et des perturbations à grande
échelle. Le coût de la violence va bien
au-delà de la dimension matérielle. Il
est la fois direct et indirect. En
effet, les conflits armés entraînent des
coûts énormes de types différents sur
les individus, la société et l’État.
D’abord, les coûts directs de la guerre
se traduisent par les dépenses
militaires. Ensuite, il y a les coûts
liés aux conséquences de la guerre
durant le conflit – perte de vies
humaines et destruction du capital
humain, blessures et souffrances
humaines, destruction des
infrastructures, perturbations
économiques et sociales, etc. Enfin, les
coûts après la fin du conflit car
l’impact se poursuit même après la
cessation des hostilités. Même longtemps
après que la guerre a pris fin, les gens
sont tués ou mutilés, principalement en
raison de la destruction des
infrastructures de santé publique et les
déplacements de population, etc. La
crise de l’Algérie est par essence
politique, et la solution ne peut être
que politique.
Interview
réalisée par Mohsen Abdelmoumen
Qui est le Dr.
Tewfik Hamel ?
Tewfik Hamel est
chercheur en Histoire militaire & Études
de défense attaché à CRISES (Centre de
Recherches Interdisciplinaires en
Sciences Humaines et Sociales) de
l’université Paul Valéry à Montpellier
et consultant. Chargé de recherche à la
Fondation pour l’innovation politique
(2008-2009), Tewfik Hamel est membre de
RICODE (Réseau de recherche
interdisciplinaire « colonisations et
décolonisations ») et du comité de
lecture de la revue Géostratégiques
(Académie géopolitique de Paris). Il
est également rédacteur en chef de la
version française de l’African
Journal of Political Science (Algérie),
correspondant de The Maghreb and
Orient Courier (Belgique) et membre
du Cabinet de Conseil Strategia (Madrid)
Tewfik Hamel est
l’auteur de nombreuses publications dans
des ouvrages collectifs ainsi que dans
de grandes revues spécialisées en France
et dans le monde arabe (Sécurité
Globale, Revue de la Défense
nationale, Géoéconomie,
Géostratégiques, STRATEGIA,
Revue du marché commun et de l’Union
européenne, Matériaux pour l’histoire de
notre temps, NAQD, Magazine of
Political Studies & International
Relations, etc.). Auteur de rapports sur
la situation géostratégique dans le
Moyen-Orient et l’Afrique du Nord, sa
dernière étude est intitulée « Les
menaces sécuritaires hybrides : quelles
réponses à la jonction
criminalité-terrorisme ? » (Institut
National d’Études de Stratégie Globale,
Présidence de la république, Alger,
2015). Son article dans la revue Sécurité
Globale a été publié aux États-Unis
sous le titre « The Fight Against
Terrorism and Crime: A Paradigm Shift?
An Algerian Perspective ».
Published in
English July 03, 2017 in American Herald
Tribune:
http://ahtribune.com/politics/1759-tewfik-hamel-terrorism.html
Reçu de l'auteur pour
publication
Le sommaire de Mohsen Abdelmoumen
Le
dossier Monde
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