Monde
Yasmina Khadra :
« La paix est en
chômage technique »
Mohsen Abdelmoumen
Mohsen Abdelmoumen
(à G.) avec Yasmina Khadra (à D.)
Lundi 2 avril 2018 English version here
Mohsen
Abdelmoumen : Dans vos livres À
quoi rêvent les loups et Les
Agneaux du Seigneur, vous avez su
répercuter le malheur algérien, à savoir
la décennie rouge et noire. Que
pouvez-vous nous dire à ce sujet ?
Yasmina Khadra :
Tout simplement parce que j’ai vécu
cette tragédie dans mon cœur et dans mon
esprit. J’étais dans le combat véritable
contre l’intégrisme sur le terrain. J’ai
fait la guerre aux terroristes pendant
huit ans et j’ai vu cette dérive qui
allait s’étendre à travers toute la
planète. Il y a vingt ans, quand j’ai
écrit Les Agneaux du Seigneur
et A quoi rêvent les loups, je
disais déjà aux journalistes occidentaux
que ça allait leur arriver. Ils n’ont
pas voulu me croire parce qu’ils
pensaient que cette pandémie était
endémique et qu’elle ne pouvait pas
déborder les frontières d’un pays sous
développé ou un pays musulman mal géré
et mal orienté. Je disais que ce n’était
pas un problème de société mais bien un
problème d’époque, et cette époque est
tellement truffée d’injustice,
d’humiliation et d’aigreur, que cela va
créer une réaction assez violente qui
essayera d’abord de s’attaquer aux
quiétudes et aux rêves du monde entier.
C’est exactement ce qui se passe
aujourd’hui. Cette pandémie est devenue
beaucoup plus idéologique avec une
attitude occidentale qui n’a pas été à
la hauteur, parce qu’au lieu de
comprendre le problème, ils ont cherché
un coupable, ce qui a été dangereux. Et
nous sommes en train d’assister à cette
dérive par manque de conscience, de
responsabilité et de lucidité.
Vous pensez que
les pouvoirs politiques occidentaux
n’ont rien appris de la leçon algérienne
ou irakienne, ou du drame syrien ?
Il faut d’abord
s’entendre sur deux choses
essentielles : il y a les peuples
d’Occident et il y a l’élite
occidentale. Quand on parle des peuples,
je crois que ce sont les meilleurs
peuples du monde, ce sont les peuples
les plus humains, les plus ouverts, les
plus tolérants, les plus curieux, les
plus cultivés, mais l’élite n’est pas
représentative de ces peuples-là.
L’élite politique est obnubilée et
aveuglée par les enjeux stratégiques qui
n’ont rien à voir avec l’humain, parce
que plus on va vers la stratégie qui
consiste à dominer et à installer des
foyers de tension pour récupérer
quelques intérêts et pour faire tourner
la machine économique, plus on s’éloigne
de l’humain. Les peuples ne demandent
pas d’être les plus forts, ils demandent
tout simplement d’être les plus heureux,
de pouvoir élever leurs enfants comme il
se doit, d’accompagner une génération
jusqu’au bout, de vivre des petites
choses, voilà ce que veulent les
peuples. Ils n’ont qu’une seule
ambition : vivre en paix.
Malheureusement, la paix est en chômage
technique. Pour les finances, il faut
toujours des guerres. Il faudrait que
les peuples, un jour, abrogent les
guerres. Il faudrait que les peuples
disent : « Plus jamais mon fils ne
défendra les intérêts de la nation en
dehors de ses frontières ». Pour
défendre un pays sur ses frontières, je
suis d’accord, mais en dehors des
frontières, jamais.
Cela me fait
penser à un colonel américain que j’ai
interviewé, le colonel Bacevich, qui est
aussi professeur d’université. Je lui ai
notamment posé la question s’il
refuserait d’obéir à un ordre immoral.
Il m’a affirmé oui. Vous pensez que les
peuples doivent désobéir et avec quels
outils ?
Oui. La question
que l’homme doit se poser est très
simple : à qui profitent les guerres ?
Aux peuples ? Jamais. Mais qui font les
guerres ? Ce sont les enfants du peuple.
Donc, pourquoi faire une guerre pour
quelque chose qui ne profite pas à un
peuple ? La seule façon pour nous
d’accéder à la maturité, c’est d’en
finir avec les guerres, d’en finir avec
cette stupidité qui nous fait croire que
les autres sont différents de nous. Nous
sommes une partie intégrante des autres,
nous ne sommes rien sans les autres.
Nous sommes les autres.
Que pensez-vous
d’un président comme Trump récemment
élu ?
C’est une tragédie.
Depuis l’élection de Trump, je ne vois
plus les tragédies comme avant, car
elles relèvent maintenant de
l’anecdotique. Les guerres, les
monstruosités sont devenues
anecdotiques.
Pourquoi ?
Parce que comment
peut-on mettre un type pareil, une telle
énormité foraine, à la tête de la
destinée de l’humanité ? Comment peut-on
s’autoriser cela ? Donc, c’est bien beau
de condamner les va-t-en-guerres quand
on choisit quelqu’un qui n’est même pas
capable de gérer sa propre vie. Il est
capable de déclencher une guerre
nucléaire.
Vous pensez
qu’il est capable d’aller à un
affrontement nucléaire avec la Russie ou
la Corée du Nord ?
Il est capable de
tout.
On a vu qu’il a
limogé son secrétaire d’État, Rex
Tillerson, par un Tweet.
Il ne connaît rien
à la politique. Ce n’est pas un
politicien, c’est un saltimbanque, une
espèce de guignol qui n’a jamais cru
être président. Il a juste voulu faire
l’intéressant, comme toujours. C’est un
homme du spectacle. Donc, quand il est
allé à cette campagne présidentielle, ce
n’était pas pour devenir président, mais
pour se donner une visibilité beaucoup
plus large. Il était dans une sorte de
mise en scène burlesque. Et d’un seul
coup, ce qui était impensable est devenu
réalité. Il a été le premier surpris.
D’après ce que je sais, pendant très
longtemps, il n’en revenait pas d’être
intronisé à la tête des États-Unis. Ce
n’était pas ce qu’il voulait et comme
c’est quelqu’un de très limité
intellectuellement et politiquement, il
est à la merci de n’importe quel
baratineur. N’importe quel conseiller
qui a une espèce d’autorité dans le camp
pourrait très bien se servir de lui.
Vous croyez que
le lobby des néocons qui comporte entre
autres des généraux et des grands
galonnés, eux qui sont les concepteurs
du choc des civilisations, a de l’impact
sur Trump ?
Profondément, je
pense que le peuple américain ne se
laissera pas faire quand il comprendra
que cet homme est en train de mettre en
danger, non seulement les États-Unis,
mais le monde entier. Heureusement, aux
États-Unis, il y a beaucoup de gens
éclairés.
On l’a vu
justement dernièrement avec le mouvement
contre la NRA, le lobby des armes.
Il y a des gens qui
sont assez intelligents pour comprendre
que l’on ne peut pas laisser la destinée
de l’humanité entre les mains d’un tel
farfelu.
Pensez-vous que
l’humanité peut espérer avoir un monde
multipolaire avec des pays comme la
Russie et la Chine d’un côté et les
États-Unis et l’Europe de l’autre ?
Il faut revenir à
ce que je disais tout à l’heure, c’est
aux peuples de décider. Il ne faut
jamais laisser l’initiative aux
politiques. Les politiques sont d’abord
des opportunistes, ce sont des gens
individualistes qui pensent à leur
ambition personnelle. Qu’est-ce qu’un
président ? C’est un commis-voyageur qui
est au service des superpuissances
économiques et qui cherche des marchés.
Pour qui ? Pas pour les peuples mais
pour l’économie de son pays. Mais
l’économie de son pays est incarnée par
les multinationales. Donc, lui est
capable de toutes les concessions. C’est
donc aux peuples de limiter ces
concessions.
On a intérêt à
comprendre une fois pour toutes qu’il
faut vivre pleinement sa vie, qu’il faut
accepter la vie telle qu’elle est. Le
monde est imparfait, il a été conçu pour
être imparfait et c’est à nous de savoir
cohabiter avec ces imperfections. Et
parmi ces imperfections à corriger, il y
a surtout le fait d’évoluer dans un
espace plus ou moins serein. Nous avons
besoin de quiétude, de sérénité, mais la
régression est tellement profonde qu’il
va falloir surmonter des montagnes et
des montagnes de préjugés pour arriver
au premier chemin qui mène vers le salut
et la maturité.
En tant
qu’écrivain, est-ce que vous ne
condamnez pas la guerre au Yémen où
l’Amérique qui vend des armes à l’Arabie
saoudite ?
Tout à l’heure,
j’ai dit que la paix était en chômage
technique. Les guerres sont aussi un
marché. Ce que nous voyons comme
atrocités, d’autres le voient comme
investissements. On ne peut rien contre
ça.
Pour aborder
l’actualité algérienne, on parle d’un
cinquième mandat pour Bouteflika. Quelle
est votre réaction à ce propos ?
Sincèrement, depuis
toujours, j’avais une espèce de vision
de l’Algérie. Dans les années 1980, je
voyais venir l’avènement islamiste. Je
voyais venir aussi la fin de ce
terrorisme. Je voyais où allait
l’Algérie mais aujourd’hui, je ne sais
pas où elle va. Il n’y a aucune base,
aucun repère concret ou tangible capable
de m’aider à voir où va l’Algérie. Je ne
sais pas. On est vraiment dans le flou
parce que c’est une situation qui n’a
jamais été observée nulle part. On ne
sait même pas si ce peuple est gouverné
ou livré à lui-même. Je ne sais pas.
N’est-ce pas
dangereux pour toute la région si
l’Algérie s’effondre ?
C’est très très
dangereux. Ce sera fini pour l’Afrique.
Et pour
l’Europe ?
Bien sûr. Mais
c’est normal, ce sont les dommages
collatéraux.
Vous êtes un
grand écrivain et vous avez été
directeur du Centre culturel algérien en
France. Que pouvez-vous nous en dire ?
J’étais le patron
et je ne recevais d’instructions de
personne. J’ai accepté de diriger le
Centre culturel parce que je pense que
la culture est le seul mouvement capable
de nous éveiller à nos responsabilités
et à nous sortir un peu de la léthargie
pour aller vers des ambitions heureuses.
C’est pour cela que j’ai décidé
d’accepter de passer des jours et des
jours enfermé dans un bureau, bien que
j’avais beaucoup à perdre parce qu’à
l’époque j’étais sollicité dans le monde
entier. Il fallait que quelqu’un fasse
ce geste parce qu’il y a tellement de
talent et de génie en Algérie.
Vous avez obtenu
un bon bilan ?
Oui, le Centre
culturel algérien était le plus actif de
France.
À votre avis, ce
président ne devrait-il pas laisser le
pays tranquille et partir à la
retraite ?
Si je me suis
présenté en 2013 aux élections
présidentielles, c’était pour dire à ces
gens-là de partir.
Pour terminer,
que pensez-vous du phénomène terroriste
qui est en train de provoquer des
malheurs en Europe et dont l’aspect
idéologique n’a pas été traité du tout ?
C’est la grande
question. Le terrorisme est-il une
faillite sociale ? Oui. Le terrorisme
est-il une fausse idéologie ? Oui. Le
terrorisme peut-il être vaincu ? Oui.
Mais la question qui se pose est :
veut-on vraiment le vaincre ? Car il
génère des marchés extraordinaires.
Interview
réalisée par Mohsen Abdelmoumen
Qui est Yasmina
Khadra ?
Yasmina Khadra est
le pseudonyme de l’écrivain algérien
Mohammed Moulessehoul, né en 1955 à
Kenadsa, dans la wilaya de Bechar, dans
le Sahara algérien. Alors qu’il avait 9
ans, son père, un officier de l’ALN
(Armée de Libération Nationale), l’a
envoyé à l’école des Cadets de la
Révolution à Tlemcen. Il a servi comme
officier dans l’ANP (Armée Nationale
Populaire) pendant 36 ans. Il avait le
grade de commandant et a combattu le
terrorisme dans les années 1990 pendant
la décennie noire. Il a pris sa retraite
en 2000 pour se consacrer à sa
vocation : l’écriture.
Il écrivait déjà
alors qu’il était militaire et a publié
pendant 11 ans sous différents
pseudonymes. Son nom de plume Yasmina
Khadra provient des deux prénoms de son
épouse, le choix de ces prénoms féminins
constituant un hommage à son épouse et à
la femme algérienne. Après sa retraite
de l’armée, il séjourne avec sa famille
au Mexique, et en 2001, revient
s’installer en France où il réside
toujours. C’est à cette époque qu’il
révèle son identité masculine en
publiant son roman autobiographique « L’écrivain »
et son identité complète dans « L’imposture
des mots » en 2002.
En 2008, à la
demande du président Abdelaziz
Bouteflika, Yasmina Khadra devient
directeur du Centre culturel algérien,
fonction qu’il quitte en 2014 après
avoir évoqué « l’absurdité » et « la
fuite en avant suicidaire » concernant
le quatrième mandat de Bouteflika. Il
s’est présenté comme candidat à la
présidence de l’Algérie pour les
élections présidentielles de 2014.
En 2013, Yasmina
Khadra a fait son entrée dans le
dictionnaire Le Petit Robert des noms
propres.
Ecrivain prolifique
de renommée internationale, ses livres
sont traduits dans 42 langues et publiés
dans de nombreux pays, certains étant
adaptés au cinéma, au théâtre, en bande
dessinée, et en chorégraphie. Yasmina
Khadra a reçu de nombreux prix
littéraires dans divers pays : en
Algérie, aux États-Unis, en France, en
Allemagne, en Irlande, à Singapour, etc.
Parmi ses nombreux
livres, citons : « Morituri »
(Baleine, 1997) adapté au cinéma par Okacha
Touita en 2004, « L’automne des
chimères » (Baleine, 1998), « Les
Agneaux du Seigneur » (Julliard,
1998), « A quoi rêvent les loups »
(Julliard, 1999), « L’Écrivain »
(Julliard, 2001), « L’Imposture des
mots » (Julliard, 2002), « Les
Hirondelles de Kaboul » (Julliard,
2002) adapté au théâtre en France, en
Turquie, au Brésil, en Équateur, « L’Attentat »
(Julliard, 2005) adapté au cinéma sous
le même titre par Zied Douéri, « Les
Sirènes de Bagdad » (Julliard,
2006), « Ce que le jour doit à la
nuit » (Julliard, 2008, et
Sedia, Alger, 2008) adapté au cinéma par
Alexandre Arcady en 2012, « Algérie »
avec le photographe Reza ( Michel Lafon,
2012) « La Dernière Nuit du Raïs »
(Julliard, 2015), « Dieu n’habite pas
La Havane » (Julliard, 2016), « Ce
que le mirage doit à l’oasis » avec Lassaâd
Metoui (Flammarion, 2017), etc.
En 2013, il coécrit
un scénario avec Rachid Bouchareb et
Olivier Lorelle pour un film réalisé à
Hollywood par Rachid Bouchareb : Enemy
Way (La Voie de l’ennemi) avec
Forest Whitaker, Harvey Keitel.
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