Opinion
Crimée: le Rubicon franchi,
la Russie ne peut qu'avancer
Mikhaïl Rostovski
Photo: RIA
Novosti - © REUTERS/ Baz Ratner
Jeudi 13 mars 2014
Source:
RIA Novosti
Du haut de ses vingt années
d’indépendance, la Fédération de Russie
fonce tête baissée vers sa première
annexion territoriale d'envergure. Si
les habitants de la région ukrainienne
de Crimée votaient
dimanche pour leur intégration à la
Russie, cette dernière assimilerait
prochainement un 84ème sujet de la
Fédération de Russie.
Certains Russes, probablement la
majorité, perçoivent cette perspective
comme un grand événement historique -
dans le bon sens du terme. D'autres ne
sont absolument pas enthousiasmés par
cette perspective. Mais cette divergence
d'opinions a-t-elle de l'importance?
Apparemment, de moins en moins au fil
des jours.
Quand le commandant d'un grand avion
de ligne change soudainement de cap, peu
importe ce qu'en pensent les passagers:
la vie et la santé des personnes
présentes à bord dépendent uniquement de
la rapidité de réaction et des décisions
du pilote. C’est justement ce qui se
passe actuellement en Crimée.
Le commandant de bord de l'avion
"Russie" semble avoir pris une décision
de principe : la Russie reconnaîtra la
volonté de la majorité des Criméens. Par
conséquent, tout avis sur la question
est désormais purement secondaire.
Les avions à réacteur sont incapables
de faire marche-arrière, pas plus que la
Russie ne pourra désormais revenir sur
sa décision concernant la Crimée. Le
pays a encore de la marge pour des
manœuvres politiques tactiques mais un
changement de cap stratégique
reviendrait à perdre la face et la
réputation géopolitique. Le Rubicon a
déjà été franchi. La Russie ne peut
qu'avancer.
Il faut donc cesser de débattre pour
savoir si la décision de satisfaire la
volonté des Criméens - intégrer la
Russie - est juste ou non. Il faut se
demander comment la Russie pourrait
minimiser les conséquences négatives de
sa décision géopolitique audacieuse.
Le niveau de tension émotionnelle en
Occident concernant l'acte "stupéfiant"
de Moscou est aujourd'hui tel qu'à
première vue toute "minimisation" semble
irréalisable.
Peut-on, devant un ouragan
destructeur à cinq secondes de son
arrivée, parler avec un air intelligent
de la minimisation des conséquences de
la tempête ? Peut-on, dans l'épicentre
d'un séisme de 10 sur l'échelle de
Richter, observer calmement
l'effondrement des bâtiments et se dire
"ne te décourage pas, vieux ! Tu
trouveras forcément un moyen pour
minimiser le conséquences de tout ça"?
En effet, on est généralement
impuissant face à la nature. Mais
heureusement pour nous, les
manifestations politiques sont soumises
à d'autres lois, qui peuvent
théoriquement être changées.
Thomas Huxley, grand chercheur
britannique du XIXe siècle, a dit un
jour: "C'est le destin commun des
nouvelles vérités de commencer comme une
hérésie et de finir comme une
superstition". Pas dans le sens où
l'intégration de la Crimée à la Russie
serait une vérité en dernière instance.
Mais dans le sens où rien n'est
impossible en politique. Ce qui semblait
impossible hier est anodin aujourd'hui.
Une tâche qui paraît impossible
aujourd'hui pourrait devenir réalité
demain.
Rappelons par exemple comment les
passions étaient déchaînées au sujet de
la déclaration d'indépendance du Kosovo
en février 2008. Les politiciens serbes
étaient unanimes: plutôt mourir
qu'accepter ça. Et quelle est la
situation aujourd'hui?
Officiellement la Serbie et d'autres
pays ne reconnaissent toujours pas
l'indépendance du Kosovo mais en avril
2013, Belgrade et Pristina ont signé
leur premier accord sur les principes
de normalisation des relations. La
volonté des Serbes et des Kosovars
d'intégrer l'Union européenne a été plus
forte que leur antipathie mutuelle et
leur réticence à aller dans le sens de
l'autre. Le pragmatisme l'a emporté sur
les émotions.
Il s'agit d'un règlement pacifique
par étapes du conflit kosovar : il a
fait couler beaucoup de sang et fut
existentiel pour ses principaux acteurs.
Et si même ici un compromis a été
trouvé, alors que dire du conflit en
Crimée, qui n’a pour l’instant entraîné
aucune effusion de sang?
La Russie n'est pas certaine de
pouvoir convaincre le monde qu'elle a
moralement raison sur ce dossier. Mais
elle a déjà une chance de le faire –
peut-être pas dans l'immédiat mais au
moins dans un certain temps. Et si au
final la Crimée devenait un territoire
russe, la Russie devrait profiter au
maximum de cette opportunité.
Cette tâche est prioritaire pour le
gouvernement. Elle est tout aussi
importante que l'intégration même de la
Crimée à la Russie. Le Kremlin doit
absolument convaincre le monde qu'il
n'est pas un agresseur qui attrape tout
ce qui passe.
A quoi servirait l'intégration de la
Crimée à la Russie si les liens
séculaires d'amitié entre les peuples
russe et ukrainien étaient anéantis? Si
la réputation de la Russie en tant que
partenaire international fiable était
sapée? Si le pays était isolé sur
l’arène internationale?
Aujourd'hui, beaucoup disent que
l'Occident n'osera pas
adopter de sanctions conséquentes contre
la Russie, parce qu'elle riposterait
avec des mesures de rétorsion tout aussi
douloureuses. Cet argument n'est pas
dépourvu d'une certaine logique mais il
ne faut pas parier uniquement sur les
craintes de l'Occident face à la
puissance d'une éventuelle réaction de
la Russie.
Alors sur quoi faut-il parier? Sur le
fait que nous n'avons toujours pas de
réponse à la question suivante: pourquoi
le peuple kosovar peut décider lui-même
de son sort mais pas le peuple criméen?
On ne trouve non plus aucune réponse
convaincante à une autre question :
pourquoi dans le monde contemporain la
lubie de Nikita Khrouchtchev – on trouve
difficilement un autre nom à sa décision
en 1954 de remettre la Crimée à la
République socialiste soviétique
d'Ukraine – devrait avoir plus de
signification que la volonté clairement
exprimée des électeurs criméens?
Le gouvernement russe doit forcer
l'opinion publique, notamment
occidentale, à réfléchir sérieusement à
cette question. Et si la Russie y
arrivait, on peut considérer qu'elle
aurait gagné.
Si cet objectif n'était pas atteint à
long terme, on ne pourrait plus parler
de victoire, même si d'ici là on
s'habituait déjà à l'intégration de la
Crimée à la Russie.
Tout en évitant de tomber dans le
pathétique, on a envie de dire que la
Russie doit tout faire pour que la
vérité soit de son côté. C'est la seule
option qui permettrait de sortir de la
crise de Crimée sans pertes
significatives.
© 2014
RIA Novosti
Publié le
14 mars 2014
Le
dossier Russie
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