Sputnik -
Interview
Kemi Seba: souverainistes
africains et Russie,
« une alliance
naturelle »
Mikhail Gamandiy-Egorov
© AFP 2017
Jean Ayissi
Vendredi 22 décembre 2017
Source:
Sputnik Activiste, écrivain
et éditorialiste, Kemi Seba est une
figure franco-béninoise aussi
controversée que populaire. Cet ardent
défenseur de la souveraineté et du monde
multipolaire s’est récemment rendu en
Russie. L’occasion pour Sputnik de
recueillir son analyse sur les
perspectives russo-africaines.
«La réalité récente
du monde multipolaire, les changements
positifs majeurs au niveau de
l'actualité internationale, mais
également l'injustice que continuent à
subir plusieurs pays de la part des
puissances occidentales, poussent les
peuples enracinés du monde à se
rapprocher. C'est en tout cas la
démarche actuelle des souverainistes
africains et russes.»
En quelques mots,
Kemi Seba, activiste panafricaniste et
souverainiste franco-béninois, trace les
lignes de force de son action. Président
de l'ONG
Urgences panafricanistes, écrivain et
chroniqueur politique, il est diabolisé
en Occident et par une partie des élites
africaines pour ses prises de position
jugées radicales, mais jouit d'une forte
popularité auprès des populations
d'Afrique francophone et de sa diaspora.
Dans cet entretien exclusif à Sputnik,
au retour d'un voyage en Russie, Kemi
Seba nous livre ses impressions sur le
pays et analyse pour nous les relations
entre les partisans de la multipolarité,
en Afrique, en Russie et ailleurs.
Sputnik:
Vous venez tout juste d'achever une
visite à Moscou. Il s'agissait de votre
première visite sur le sol russe.
Pourquoi la Russie et pourquoi
maintenant?
Kemi Seba:
Je me suis rendu en Russie sur
invitation de l'association
Afrique-Russie, une structure qui se
donne pour mission de rapprocher les
sociétés civiles africaines et russes,
dans l'optique d'une collaboration
visant à défaire nos peuples respectifs
de l'impérialisme occidental.
Le travail que nous menons à travers
l'ONG Urgences panafricanistes est
observé par beaucoup de gens d'origine
et de culture différentes. Notre lutte
visant à obtenir notre souveraineté est
un combat qui touche quiconque est épris
d'égalité et de dignité. Je suis venu à
Moscou, comme je suis allé en Iran ou au
Venezuela il y a quelques années, et
comme j'irai en Bolivie dans quelques
semaines.
Je suis un adepte
du monde multipolaire. Je pense du plus
profond de mon âme que le monde se
portera mieux dès lors que les peuples
arrêteront de subir la dictature de
l'oligarchie occidentale, et qu'au
contraire, différents pôles
civilisationnels, enracinés dans la
tradition et maîtrisant la géostratégie,
se lèveront et s'uniront pour maintenir
l'équilibre politique mondial. En ce
sens, mon voyage en Russie était
déterminant. Car dans ce monde
multipolaire, la Russie tient le premier
rôle pour l'instant, et se veut l'allié
de celles et ceux qui luttent contre
l'occidentalisation du monde. L'exemple
de la Syrie et du soutien russe à Bachar
El-Assad l'atteste de la plus belle des
manières.
Nous menons pour
notre part en Afrique et dans les
Caraïbes une lutte âpre contre le
néocolonialisme français et plus
globalement occidental. Nous sommes à la
recherche de partenaires stratégiques
qui comprennent qu'une Afrique libérée
de toute tutelle étrangère serait une
chance pour le monde entier. Il n'y a
qu'ainsi que des partenariats fiables,
durables et sains pourront voir le jour.
Sputnik:
Vous avez rencontré durant ce passage
Alexandre Douguine, l'un des plus
célèbres intellectuels russes et l'un
des principaux idéologues du concept de
l'Eurasisme. De quoi avez-vous discuté?
Kemi Seba
et Alexandre Douguine
© Photo. Kemi Seba
Kemi Seba:
Douguine est l'une des plus
passionnantes rencontres de mon parcours
politique de ces dernières années.
Passionnante, car nous avons en commun
une figure dont nous nous revendiquons
respectivement les disciples, en
l'occurrence René Guénon. Ses recherches
sur la Tradition primordiale ont changé
ma vie et ma perception du monde. Et
Douguine me paraît être aujourd'hui le
plus brillant disciple de Guénon, qui ne
se contente pas de louer son «maître
idéologique», mais prolonge son œuvre,
en inscrivant la démarche
traditionaliste dans une dimension
géostratégique. C'est sous cet angle
d'ailleurs que son ouvrage «Le front des
traditions» demeure pour moi un livre
important. Ses chapitres tels que Les
racines métaphysiques des idéologies
politiques, Le facteur métaphysique dans
le paganisme, La Grande Guerre des
continents demeurent pour moi des
sources de réflexions intarissables. La
seule nuance que j'ai avec Douguine, et
elle est de taille, est que là où il met
le bloc eurasiatique au centre de tout
(ce qui est normal, c'est de cette
région dont il est issu), moi c'est
l'Afrique.
Pour revenir à ce
que nous avons dit, nous avons parlé de
beaucoup, beaucoup de choses. La seule
chose que je peux vous dire, c'est que
le monde multipolaire est vu par lui
comme par moi comme une nécessité. La
Russie, grâce à des gens comme Douguine,
est en train de bâtir un axe
eurasiatique surpuissant qui participe à
maintenir les différents souverainismes
dans ce monde. L'alliance d'un Erdogan
avec un Poutine illustre cette
orientation. À nous autres
souverainistes africains de faire en
sorte que l'Afrique puisse devenir ce
pôle puissant tant voulu par les pères
fondateurs du panafricanisme.
Le seul désavantage
que nous avons, et il est important, est
que nous ne disposons pas de dirigeants,
surtout en Afrique subsaharienne
francophone, acquis à la cause de
l'autodétermination africaine. Dès lors,
nous devons tout faire tout seuls, à
partir de la société civile. C'est un
combat âpre, éreintant, difficile, mais
la victoire n'en sera que plus belle.
Sputnik:
Pensez-vous que l'Eurasisme et le
Panafricanisme peuvent et doivent
coopérer? Et si oui, pourquoi?
Kemi Seba:
Oui, je le pense fondamentalement, tout
comme l'axe bolivarien (l'Amérique du
Sud) entre autres, est un pôle qui ne
doit pas être négligé. Tous les peuples
doivent être amenés à coopérer, mais en
étant enraciné dans leur propre
paradigme. Le nouveau millénaire est et
sera plus encore dans les temps à venir,
l'ère des blocs civilisationnels. L'ère
des grands ensembles. De grands
ensembles qui dans leur collaboration,
seront des garants d'un monde équilibré,
débarrassé de l'axe unipolaire de
l'Otan, qui n'a créé que chaos et
désolation partout où il est passé.
Cela me permet
aussi de préciser que pour moi, il ne
s'agit pas de voir le pôle eurasien
succéder au pôle américain ou plus
globalement occidental. Si nous parlons
d'alliance aujourd'hui, c'est que la
démarche de Poutine est claire,
traçable, lisible et garantit un
équilibre dans le monde aujourd'hui. Si
nous sentons dans le futur que la Russie
a un projet colonial comme l'Occident
l'a eu en Afrique, nous nous en
éloignerons. Mais de manière concrète,
ce n'est pas le cas, malgré la
diabolisation occidentale qui vise le
président Poutine. Ce dernier veut un
monde multipolaire, et est la figure
mondiale du souverainisme. Ce courant
est le socle idéologique de sa
politique. C'est le nôtre aussi. C'est
donc une alliance naturelle.
Sputnik:
Au-delà de la rencontre avec M.
Douguine, vous avez présidé une
conférence le 16 décembre près de
l'Université russe de l'Amitié des
Peuples (Patrice Lumumba), avec pour
thème «La nécessité de l'alliance entre
les souverainistes africains et la
Russie». Un événement qui a d'ailleurs
suscité un vif intérêt auprès de la
diaspora africaine de Russie, étudiants
inclus. De quoi avez-vous traité lors de
cette conférence? Et comment ces idées
ont-elles été reçues par les Africains
de Russie? Les étudiants africains
ont-ils émis à leur tour des idées qui
vous sembleraient être intéressantes
pour la suite?
Kemi Seba:
Nous avons traité des thèmes évoqués
dans les questions précédentes de cette
interview. Comprendre la multipolarité
d'un point de vue géopolitique et aussi
métaphysique. Comprendre le rôle que
l'Afrique a à jouer dans ce monde.
Comprendre le rôle de la jeunesse
africaine. Et comprendre pourquoi
l'alliance avec la Russie —et avec
d'autres- peut être un atout actuel dans
notre lutte contre le globalisme libéral
promu par l'Occident.
Ce fut une
rencontre extrêmement riche et
émouvante. Tous les jeunes étudiants
présents n'étaient pas tous de
l'Université russe de l'Amitié des
Peuples. Ils venaient de différentes
écoles et instituts. La plupart d'entre
eux étaient des génies, et je pèse mes
mots. Les échanges ont été passionnants,
riches, et je pense avoir humblement
contribué à élargir et densifier leurs
esprits sur les questions de
géostratégie. Toutes les questions
étaient d'un apport indéniable à la
résolution des problèmes de l'Afrique,
et allaient dans le sens d'une plus
grande prise en charge des problèmes
africains par les Africains eux-mêmes.
J'étais touché de
voir que beaucoup avaient réussi à se
procurer mes ouvrages et les avaient lus
scrupuleusement. L'autodétermination est
pour cette nouvelle génération une
religion. Et leur capacité à connaître
leur ennemi naturel et leurs alliés
ponctuels semble innée. Raison pour
laquelle de l'avis général, les
alliances des mouvements de résistance
des sociétés civiles avec la Russie et
certains pays d'Amérique latine ont
obtenu l'approbation de tous.
Sputnik: En
plus de la lutte pour la souveraineté
des pays africains qui constitue votre
fer-de-lance, les deux sujets qui vous
tiennent particulièrement à cœur sont le
combat contre le franc CFA —dans lequel
vous êtes activement engagé- ainsi que
la dénonciation de la situation des
migrants d'Afrique subsaharienne en
Libye. Une situation qui s'est créée
après l'intervention de l'Otan contre ce
pays, qui était d'ailleurs en son temps
l'un des principaux porte-flambeaux du
panafricanisme. Comment entrevoyez-vous
la suite sur ces deux sujets
d'actualité?
Kemi Seba:
Pour le franc
CFA, nous avons contribué de par nos
mobilisations sur le terrain, en Afrique
et dans la diaspora, à faire bouger les
lignes. Sujet auparavant prisonnier des
élites, et ce jusqu'à l'excès, ce débat
est devenu, de par nos manifestations un
sujet dont s'est emparé la rue
africaine, tant méprisée par
l'oligarchie. C'est pourtant la rue
africaine qui souffrait depuis trop
longtemps de l'utilisation de cette
monnaie, et non nos dirigeants, qui eux
utilisaient plus le dollar ou l'euro que
nos monnaies de singe pour leurs
transactions.
Il y a un an jour
pour jour, lorsque je déclarais que 2017
serait en Afrique l'année du franc CFA,
certains représentants africains se
moquaient de moi. Un an plus tard, ces
derniers sont les premiers à parler du
CFA et à reconnaître l'importance de la
mobilisation de la jeunesse africaine
que nous avons initiée via le Front
Anti-CFA, une structure inclusive fondée
par notre ONG Urgences panafricanistes.
Même s'ils tentent toujours de nous
discréditer et de séparer l'action de
leurs initiateurs, jugés peu
conventionnels et radicaux, nous avons
gagné le débat du peuple. Les élites
africaines, trop pédantes, arrogantes,
imbécilisés par leur prétendu savoir, ne
savent pas parler au peuple.
Contrairement à nous qui vivons les
réalités de ce dernier, et donc savons
nous adresser à lui.
Malgré tout, il n'en demeure pas moins
que le combat n'est pas fini. Les
présidents africains francophones,
roitelets modernes, si serviables auprès
de l'Occident, mais si méprisants auprès
de leur peuple, ne semblent pas prêts à
se libérer de leurs chaînes.
Pour ce qui est de
l'esclavage en Libye, ceci n'est que la
résultante à mes yeux de
l'irresponsabilité de nos dirigeants
africains en priorité. Oui, clairement,
les criminels de l'Otan qui ont détruit
un pays et assassiné l'un de nos plus
brillants dirigeants —Kadhafi- pour
obtenir du pétrole sont les grands
instigateurs de ce capharnaüm, sont les
premiers grands responsables de tout
cela.
Mais que dire de nos chefs d'État qui
détournent tellement les deniers publics
qu'ils finissent par donner l'impression
à la jeunesse africaine que la Terre
Mère est un enfer? Ce sont les premiers
responsables de ce drame migratoire. Car
si nos dirigeants africains faisaient
leur travail, il n'y aurait pas autant
de jeunes qui voudraient fuir le pays.
Après, il y a une
démarche patriotique à apprendre à nos
enfants. Leur faire comprendre que
l'Afrique ne leur doit rien, mais qu'ils
doivent tout à l'Afrique. Leur faire
comprendre que ce que les élites
africaines ne font pas pour le peuple,
le peuple devra le faire lui-même. On ne
peut plus fuir nos pays dès lors que ça
ne va pas. C'est à nous de résoudre les
problèmes que nos élites irresponsables
ne résolvent pas.
© 2017 Sputnik
Tous droits réservés.
Publié le 23 décembre 2017 avec l'aimable autorisation de l'auteur.
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