Middle East Eye
« Ce sera pire qu’une guerre s’il est
appliqué » :
à Gaza, le plan de Trump ne
passe pas
Clothilde Mraffko
Une femme porte une
pancarte sur laquelle est inscrit en
arabe :
« Jérusalem est la capitale de
la Palestine » lors d’une manifestation
de femmes
contre le plan de Trump à
l’appel du Hamas, à Gaza le 5 février
(MEE/Matthias
Somm)
Mardi 11 février 2020 Dans l’enclave
palestinienne qui étouffe sous blocus
israélien, l’initiative du président
américain est une énième défaite amère.
Pour résister, les Gazaouis appellent
les dirigeants palestiniens à enfin
s’unir
Par
Clothilde Mraffko – BANDE DE GAZA
Où que l’on soit
dans la maison, on les entend : les
zananat, les drones israéliens qui
patrouillent dans le ciel de Gaza jour
et nuit. Un agaçant bourdonnement auquel
Watan Abou Safia s’est habituée. De même
qu’elle s’est adaptée aux
coupures d’électricité qui rythment
ses journées, aux
problèmes d’eau potable et, depuis
quelques semaines, aux difficultés pour
se procurer du gaz.
À 24 ans, la jeune
femme au sourire franc a déjà connu
trois guerres – en 2008-2009, 2012
et 2014.
« À chaque fois,
j’en suis ressortie vivante, mais plus
tout à fait la même, à chaque fois, une
partie de moi s’est abîmée »,
explique-t-elle à Middle East Eye
en baissant la tête.
Et le plan de
Donald Trump, qu’ici tout le monde
surnomme
« l’accord du siècle » ?
« Ce sera pire
qu’une guerre s’il est appliqué. »
« […] l’accord du
siècle ? On n’en veut pas.
Et on ne désarmera pas la résistance.
Tant de jeunes sont morts,
ont été tués, pour qu’à la fin on
désarme ? Non !
- Ibtisam
al-Safadi, 53 ans
De la fenêtre de la
cuisine, on a l’impression d’être dans
le salon des voisins. « On a aucune
intimité ici », constate Watan en
haussant les épaules.
Comme plus de
70 % des habitants de Gaza, la jeune
femme est une réfugiée. En 1948, ses
grands-parents ont fui Hamameh, leur
village situé à une vingtaine de
kilomètres au nord de la bande de Gaza,
entre les villes d’Ashkelon et Ashdod
dans ce qui est désormais Israël.
« J’ai grandi avec
ma grand-mère qui me racontait les
champs verdoyants de son village, toutes
les belles choses de Hamameh »,
glisse-t-elle, un sourire aux lèvres.
Watan, elle, n’a
connu que les murs de ciment du camp de
Jabaliya, le plus grand de la bande de
Gaza. Un quotidien fait de bric et de
broc, de débrouille et d’envies
d’ailleurs auquel Watan et les siens
résistent avec l’espoir qu’un jour, ils
pourront revenir sur les terres de leurs
ancêtres, en vertu du droit au retour
des réfugiés palestiniens, garanti par
l’ONU.
Un droit et des
rêves que Donald Trump a brisés le
28 janvier dernier à Washington. Sans
représentant palestinien dans la salle,
aux côtés du Premier ministre israélien
Benyamin Netanyahou, le président
américain a
présenté sa « vision » : Jérusalem,
capitale exclusive des Israéliens, aucun
démantèlement des colonies israéliennes
en Cisjordanie occupée,
fin du droit au retour des réfugiés
palestiniens...
L’initiative est
une
victoire éclatante pour Israël, à
qui rien n’est demandé en contrepartie –
si ce n’est d’accepter que les
Palestiniens établissent un État… mais
un État démilitarisé, sans contrôle de
ses frontières, sur un territoire
morcelé. Israël et un État
« minus » pour les
Palestiniens, la seule solution à deux
États qu’autorise le Premier ministre
israélien Benyamin Netanyahou depuis
deux ans.
Gaza : l’enclave
palestinienne asphyxiée
Lire
« La Palestine,
c’est 27 000 km2 », calcule Watan qui, à
l’instar de beaucoup de Gazaouis,
revendique la souveraineté palestinienne
sur l’ensemble de la Palestine
mandataire, de la Méditerranée au
Jourdain. « Maintenant, ça va devenir 6
000 km2 et quelques ? À partir d’où ?
Tous, moi, les Palestiniens qui sont au
Liban, en Jordanie, ceux qui sont exilés
dans le monde… 6 000 km2, ça va nous
suffire ? Je ne crois pas. »
« Nous ne
renoncerons pas au droit au retour »,
ajoute-t-elle. « Notre génération a
encore de l’espoir, beaucoup d’espoir,
et nous allons défendre cet espoir. »
Gaza, nouvelle
Singapour ?
« De la prospérité
à la paix », le plan américain, imagine
de
relier l’étroite bande de Gaza aux
morceaux de Cisjordanie non annexés par
Israël par un tunnel.
Au sud, l’exiguë
langue de terre hermétiquement close par
le
blocus israélien avec l’aide de
l’Égypte depuis plus de treize ans
serait connectée à deux annexes dans le
désert du Néguev, le long de la
frontière égyptienne : l’une dédiée à
l’industrie high-tech, l’autre à
l’agriculture et quelques zones
résidentielles.
« Tout comme Dubaï
et Singapour ont pu profiter de leurs
emplacements stratégiques et se
développer pour devenir des carrefours
financiers régionaux, la Cisjordanie et
Gaza pourront à terme devenir un centre
du commerce régional », pouvait-on lire
dans le document accompagnant le
volet économique du plan,
dévoilé en
juin dernier au Bahreïn.
Pas un mot sur
l’impact de l’occupation israélienne et
du blocus sur l’économie palestinienne,
pas une allusion non plus aux
prévisions de l’ONU qui,
en 2012,, s’alarmait du fait que Gaza
serait invivable en 2020 : tout serait
résolu à coups de milliards de dollars.
« Il essaie de nous
acheter avec son argent pour qu’on cède
Jérusalem. Mais c’est impossible. Le
peuple palestinien ne cèdera pas un
centimètre de sa terre. On ne veut pas
que ça devienne Singapour si on n’a plus
Jérusalem »
- Fatma
al-Malahi, étudiante
Mais si les
Gazaouis veulent pouvoir un jour
transformer leur corniche, d’où
parviennent les effluves des
égouts rejetés dans la Méditerranée,
faute de système de traitement des eaux
efficace, en une rutilante promenade
bordée de gratte-ciel élancés, ils
doivent se plier à toutes
les conditions posées par
l’administration Trump – et dictées par
Israël : enclave démilitarisée,
désarmement du Hamas et du Jihad
islamique qui ne pourront participer à
aucun gouvernement palestinien, rejet «
clair […] des idéologies de destruction,
terrorisme et conflit »… Et ce, sans
qu’aucune garantie ne leur soit
clairement proposée quant à la levée du
blocus israélien.
Dans le centre de
Gaza, sur une petite place réchauffée
par un doux soleil d’hiver, une centaine
de femmes, la plupart en noir, agitent
des drapeaux de la Palestine et les
bannières vertes du Hamas, assises sur
des chaises en plastique.
Le mouvement
islamiste qui contrôle Gaza a organisé
un rassemblement de femmes contre le
plan de Donald Trump, énième
manifestation une semaine après
l’annonce à Washington.
Sur l’estrade, des
fillettes esquissent des pas de dabkeh,
danse traditionnelle palestinienne, à
côté d’une représentation en carton du
Dôme du Rocher de Jérusalem.
« L’accord du
siècle ? On n’en veut pas, on le rejette
en bloc », s’exclame Ibtisam al-Safadi,
53 ans, la voix puissante sous son niqab
noir.
«« Laissez-nous
tranquilles ! Ça suffit, on a assez payé
avec le blocus, en voyant nos jeunes
mourir assassinés, les autres partir
pour tenter de vivre… et on veut
maintenant nous imposer cet accord du
siècle ? On n’en veut pas. Et on ne
désarmera pas la résistance. Tant de
jeunes sont morts, ont été tués, pour
qu’à la fin on désarme ? Non ! »
Pourquoi les
dirigeants arabes ont-ils accepté
l’accord de Trump ?
Lire
Beaucoup regardent
aussi du côté des pays arabes, avec le
goût amer de la trahison. Lorsqu’il a
dévoilé son plan, le président américain
a salué la présence de représentants de
Bahreïn, Oman et des Émirats arabes
unis.
Bien loin des
diatribes pro-palestiniennes jadis
prononcées par les dirigeants
nationalistes arabes, les réactions au
plan de Trump ont
été souvent tièdes. Ainsi, l’Égypte,
par la voix de son ministre des Affaires
étrangères, a invité « les parties
concernées à examiner de manière
attentive et minutieuse la vision
américaine » et l’Arabie saoudite a
salué les efforts de Donald Trump.
« Ils sont
endormis, mais si Dieu le veut, ils vont
se réveiller », souhaite Oum Ahmed, 47
ans, qui fait le compte avec ses amies :
« l’Arabie saoudite, le Qatar, les
Émirats, même le
Soudan&… On ne pensait pas qu’on en
arriverait là. Le Bahreïn aussi.
J’espère qu’ils vont se ressaisir. »
Unis contre
Trump
Pelouse verdoyante
et élégants couloirs aux hauts plafonds,
l’Université al-Isra se trouve sur l’un
des terrains où jadis vivaient des
colons israéliens avant leur
retrait en 2005. Dans la cafétéria,
on récite des poèmes de Mahmoud Darwich,
héros de la résistance palestinienne.
Des vers pour mieux se rire de
l’ignorance du président américain :
personne ici ne le prend au sérieux.
« Il pense comme un
businessman, pas comme un politicien.
Comme s’il vendait des immeubles ou des
terrains. Mais de quel droit vend-il
tout ça ? Même un enfant, en voyant
Trump, comprend combien tout cela est
ridicule ! C’est un idiot ! », déclare à
MEE Mariam Ihab al-Haj Ahmed, 21
ans, étudiante en sciences politiques.
& « Il essaie de
nous acheter avec son argent pour qu’on
cède Jérusalem. Mais c’est impossible.
Le peuple palestinien ne cèdera pas un
centimètre de sa terre. On ne veut pas
que ça devienne Singapour si on n’a plus
Jérusalem », précise d’une voix plus
calme Fatma al-Malahi, étudiante en
anglais.
Fatma (à gauche) et
Mariam (derrière elle) fustigent la
mentalité de « businessman » de Trump
(MEE/Matthias Somm)
Entre 2018 et 2019,
Gaza a été secouée par un grand
mouvement de protestation
majoritairement pacifique : la
Grande marche du retour. Les
habitants de l’enclave venaient le long
de la barrière qui les sépare d’Israël
réclamer la levée du blocus et leur
droit de retourner sur leurs terres,
celles de leurs ancêtres. Plus de
300 Palestiniens ont été tués par
les forces israéliennes le long de ce
grillage.
Sans doute éprouvés
par cet « usage
disproportionné de la force » par
Israël condamné par l’ONU, les Gazaouis
n’ont pas manifesté en masse contre le
plan de Donald Trump. La lassitude, mais
aussi les difficultés de la vie
courante, ont réduit les cortèges.
« Bien sûr que tu
dois défendre ton pays et faire face à
l’occupation, mais les gens ne savent
plus comment survivre ! Quand quelqu’un
a des enfants et qu’il n’arrive pas à
les nourrir, est-ce qu’il résiste aux
Israéliens ou il nourrit ses enfants ?
Quel est le mieux ? », poursuit la jeune
femme de 36 ans.
Dans l’enclave où
s’entassent deux millions d’habitants,
80 % de la population survit grâce à
l’aide humanitaire.
Les manifestations
ne suffiront pas cette fois-ci, ajoute
Fatma. « Notre principal obstacle, c’est
notre division », juge-t-elle, évoquant
la scission entre l’Autorité
palestinienne, dirigée par le Fatah, qui
contrôle la Cisjordanie, et le Hamas à
Gaza,
qui dure depuis les élections de 2006
et la quasi-guerre civile qui s’est
ensuivie en 2007.
« On espère que le
gouvernement, les politiciens, les
dirigeants du Hamas et Fatah s’unissent
pour qu’on se lève sous un seul drapeau,
le drapeau de la Palestine, pas sous la
bannière du seul Hamas ou du seul Fatah.
»
® Middle East Eye
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Publié le 11 février 2020 avec l'aimable
autorisation de Middle East Eye
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