Analyse
Tontons flingueurs, tontons blagueurs
Michel Raimbaud
Michel
Raimbaud
Jeudi 22 novembre 2018
IVERIS
Présentée comme imminente tout au long
de l’été, la bataille d’Idlib, qui
devait marquer pour l’armée syrienne la
phase finale du combat contre le
terrorisme, n’aura pas eu lieu. Refuge
pour des milliers de rescapés du djihad
et espace livré aux manigances
d’Erdogan, cette cité proche d’Alep et
de la Turquie aura fait couler des flots
d’encre ou de salive, mais le bain de
sang annoncé n’aura pas eu lieu, un
accord surprise entre la Russie et
l’Ottoman renvoyant à leurs études les
devins et experts en orientologie et -
insinueront les mauvaises langues – la
reconquête militaire aux calendes
turques…
Oublions donc Idlib pour le moment et
allons droit au fait ou au nouveau
méfait, qui a nom Deir Ezzor. Comme on
le sait, à moins qu’on ne l’ait déjà
oublié, cette cité a été libérée en
novembre 2017 de « l’Etat Islamique
» qui l’occupait par l’armée syrienne,
mais elle se trouve toujours confrontée
à diverses menaces, liées notamment à sa
situation géostratégique. Sise sur les
rives de l’Euphrate, proche des puits de
pétrole et jouxtant de riches terres
agricoles, elle est l’objet de bien des
convoitises, raison pour laquelle Da’esh
y avait élu domicile. C’est aussi
pourquoi elle est la cible des Kurdes,
qui ont tendance à voir partout des
Kurdistans, l’objet de la sollicitude
des Turcs qui ont la nostalgie ottomane
à fleur de peau et des occidentaux qui y
voient une terre à démocratiser à la
mode Debeliou.
Les « forces
démocratiques de Syrie », qui se
présentent comme « arabo-kurdes »
brandissent une « priorité » qui
serait de lutter contre le terrorisme,
celui des Turcs notamment, mais
Washington instrumentalise les uns et
les autres, l’objectif commun étant
d’empêcher le retour de l’Etat syrien.
Quant à la «
coalition internationale », racolée
pour soi-disant combattre Da’esh, c’est
de facto une armée supplétive
supplémentaire des Etats-Unis et de ses
alliés, qui roule et détruit pour le
compte de l’Amérique. Il faut le répéter
encore, la dite Amérique sous toutes ses
défroques (forces spéciales,
conseillers, OTAN, « coalition »,
armées diverses et mercenaires), est
présente en Syrie en totale illégalité,
sans autorisation et contre le gré du
gouvernement légal de Damas. Il en va de
même pour ses alliés, n’en déplaise à
tous les va-t-en guerre occidentalistes.
Le reste n’est que faribole, menterie et
coquecigrue.
Or, toujours en
quête de projets créateurs, comme le
chaos du même nom, la « coalition
» qui sévit en Syrie, en désarroi devant
les évolutions de la situation dans la
région, s’est lancée dans une nouvelle
offensive, violant encore un peu plus le
droit international, le droit
humanitaire et les hypocrites « lois
de la guerre »...
La « coalition
» vient de sévir encore, procédant à
trois ou quatre reprises à des
bombardements meurtriers sur des cibles
civiles dans la zone de Deir Ezzor. On a
compté en une semaine plus de 100 morts,
surtout femmes et enfants. Les armes
utilisées - des bombes à fragmentation,
ou au phosphore blanc, particulièrement
cruelles et laissant des traces dans
l’environnement, sont banales pour nos
zorros du Far West planétaire. Pourquoi
pas en douce des bombes à uranium
appauvri pour apprendre à vivre aux
damnés de la terre ? Les médias
occidentaux passent ces exploits
collatéraux sous silence ou les
mentionnent sans émotion apparente.
Guidée par des motifs si nobles, la «
coalition » ne peut pas commettre de
crimes de guerre, par définition… La
ville de Raqqa avait ainsi été rasée et
ses habitants massacrés, après que les
chefs terroristes en aient été
soigneusement exfiltrés : on n’a jamais
publié de bilan. Comme disait Mme
Albright, collègue adorée de nos
ministres et grandmère de tous les
enfants estropiés des guerres de l’Axe
du Bien, « c’est le prix à payer pour
la démocratisation » (sic).
Vous avez dit «
droit humanitaire » ? Vous avez
dit « environnement » ? Vous avez
dit « droit international », «
légalité onusienne » ? Où irait-on
si les pays qui s’arrogent « le droit
de dire le droit » devaient aussi le
mettre en pratique, voire donner
l’exemple ? Ils ne peuvent tout faire,
déjà qu’ils sont dépositaires du lourd «
fardeau de l’homme blanc »
relooké en « responsabilité de
protéger ». D’où le partage des
tâches, aux uns de définir le droit et
aux autres le devoir de le respecter et
le danger d’être châtié, même à titre
préventif : tout le monde ne peut être
médecin, il faut bien des patients ! Et
Dieu sait que la pauvre humanité est
patiente.
Pour
l’Establishment dominateur et sûr de
lui, tout ceci va de soi : « nos
grandes démocraties occidentales »,
fleurons de l’Humanité, ne se
définissent-elles pas d’abord comme des
nations civilisées régies par l’Etat de
droit ? Cet Etat de droit dont nos «
élites » se gargarisent jusqu’à plus
soif, c’est celui où tout un chacun
peut, parait-il, défendre son bon droit
et demander justice pour les dommages
dont il estime avoir été victime, sans
garantie de résultat d’ailleurs ; mais
ce n’est pas un droit à compétence
universelle, car il ne concerne que les
« civilisés », pas les «
hors-la-loi » : en effet, l’Etat de
droit est aussi, et peut-être surtout,
un Etat qui peut faire la guerre sale
chez les autres sans jamais demander
leur avis à ses propres citoyens ou à
leurs représentants, constitution ou
pas…Il y a la théorie et la pratique…
Le fameux village
global à laquelle nos élites se réfèrent
naturellement et sans rire, cette tarte
à la crème dont les « élites »
nous barbouillent, est à l’image de nos
grandes villes « mondialisées ».
Il y a le centre riche et « civilisé
», plutôt à l’ouest, « l’humanité
d’en haut » qui compte et décide,
auto-intronisée « communauté
internationale ». Malheureusement,
rien n’étant parfait en ce bas-monde, il
y a également, au Sud et à l’Est, toutes
ces banlieues de non-droit, là où
s’agite « l’humanité d’en bas »
ou de l’entresol : c’est le repère des
contestataires et résistants, qui
refusent de « rejoindre la communauté
internationale » occidentale, osant
s’opposer à ses valeurs diverses et ses
oukazes. Que ces malotrus soient «
renaissants » ou « émergents
» ne change rien à l’affaire, ils
doivent être sanctionnés, menacés et
encerclés : ne sont-ils pas «
préoccupants », au même titre que
les Etats faillis, voyous, parias, avec
lesquels ils font alliance et qu’ils
protègent ?
Dans un article
publié le 4 octobre 2015, intitulé «
Etats voyous et grandes voyoucraties
», l’auteur de ces lignes rappelait la «
théorie du fou », fruit du cerveau
de Richard (Dick) Nixon, il y a de cela
un demi-siècle : il est souhaitable que
l’Amérique soit dirigée par « des
cinglés au comportement imprévisible,
disposant d’une énorme capacité de
destruction, afin de créer ou renforcer
les craintes des adversaires »,
pensait alors le « Tricky Dicky
», c’est à-dire « Dick le tricheur
». Posant les « principes de base de
la dissuasion dans l’après-guerre froide
», une étude réalisée en 1995 pour le
Strategic Command allait reprendre cette
idée-force : depuis que les Etats-Unis
ont « remplacé l’Union soviétique par
les Etats dits “voyous” », ils
doivent projeter une image «
irrationnelle et vindicative d’eux-mêmes
», « certains éléments » du
gouvernement apparaissant « comme
potentiellement fous, impossibles à
contrôler » ? Pourtant l’oncle
Donald était alors bien éloigné de la
Maison Blanche. Mais vingt-cinq ans plus
tard, la théorie du fou est plus que
jamais d’actualité, et Trump est aux
commandes.
Cette prose
délirante explique en tout cas le
pourquoi de ce « monde à l’envers
» conçu par l’Occident, dans lequel
chaque mot, chaque phrase, chaque
concept signifie son contraire, le droit
se traduisant ainsi par le non-droit, la
légalité par l’illégalité, le désir de
justice par son déni systématique, la
volonté de paix par la folie guerrière,
et la vérité par le mensonge. C’est
assez pour expliquer comment les «
grandes démocraties » autoproclamées
en viennent à se transformer en «
voyoucraties », respectant en
feignant de l’ignorer les trois critères
qui, selon l’un des « nouveaux
historiens » israéliens, Avraham
Shlaim, professeur émérite à Oxford,
définissent l’Etat voyou, le « Rogue
State » des anglo-saxons :
- Violer
régulièrement la légalité
internationale,
- Détenir des armes
de destruction massive,
- Utiliser le
terrorisme pour terroriser les
populations civiles.
Sur ces bases, le
GPS ne conduit pas à Damas, à Téhéran ou
à Moscou, mais bel et bien vers ceux qui
l’ont conçu. En juin 2000, Robert
McNamara, ex-secrétaire américain à la
défense (de 1961 à 1968), estimait déjà
(The International Herald Tribune) que
les Etats-Unis sont devenus un «
Etat voyou ». Dix ans plus tard, au
début des funestes « printemps arabes
», Noam Chomski constatera que son pays
« se place au-dessus du droit
international ». Deux consciences
américaines parmi tant d’autres.
Il reste cependant
que, dans le dictionnaire amoureux de
l’Amérique, on récolte plus de fioretti
que dans toutes les homélies du Pape
François. George W. Bush, spécialiste
bien connu en questions historiques
(Pourquoi nous haïssent-ils autant alors
que nous sommes si bons ?) avait déjà le
chic pour nous interpeller quelque part.
Le locataire actuel du bureau ovale,
l’oncle Donald, est lui aussi un lanceur
d’alertes qui sait nous faire savoir,
avec le robuste bon sens des saloons et
des ranchs, le fruit de ses cogitations
: « Le monde est un endroit très
dangereux », nous assène-t-il en
novembre 2018. On ne peut contredire le
Président des Etats-Unis, par définition
orfèvre en matière de dangerosité.
Pour la période
allant de 1945 à aujourd’hui, l’Empire
du Bien peut inscrire à son bilan 20 à
30 millions de tués, qu’il s’agisse des
guerres directes (Corée, Vietnam, Irak)
ou par procuration (en Afghanistan,
Angola, Congo, Soudan, Guatemala, Syrie)
conduites par des forces et milices
alliées, souvent entraînées et
commandées par les USA. Il pourrait même
sans mentir faire état de centaines de
millions de blessés dans ces multiples
conflits et d’autres centaines résultant
indirectement des hostilités (famines,
épidémies, migrations, esclavage,
destruction de l’environnement, des
infrastructures, ponction sur les
dépenses vitales du fait des dépenses
militaires), ou fruit des sanctions,
blocus ou embargos que l’Amérique et ses
fidèles infligent à plus de la moitié
des Etats-membres de l’ONU…. Tel est le
bilan des actions entreprises depuis
1945 par la « puissance indispensable
» afin d’instaurer « un ordre
international libre et ouvert » et
pour « préserver les peuples de
l’agression et de la tyrannie »
(2018 National Defense Strategy of the
USA). La « communauté internationale
» à la sauce occidentale est bien une
confrérie de « tontons flingueurs
», faciles à reconnaître, puisqu’on les
retrouve dans tous les grands raouts
pour la paix, où l’on se pavane bras
dessus, bras dessous sur des
Champs-Elysées ou sous des arcs de
triomphe, sous l’œil attendri des
caméras fixant pour la postérité ces
réunions de famille.
Ils semblent si
heureux de se retrouver ensemble et
paraissent si sincères qu’il faut s’y
reprendre à deux fois pour constater ou
concéder que le réseau participant
inclut quelques criminels de guerre
notoires et beaucoup d’obsédés du
bombardement humanitaire. Certes, mais
alors comment expliquer que l’on
retrouve les mêmes dans les
grands-messes où l’on brandit
l’environnement comme un trophée et/ou
comme le symbole d’un ardent désir de
paix ? A quoi rime de prêcher la
transition écologique, les clairs
ruisseaux et les nuages moutonnés dans
les pays bien nés, lorsque dans la foule
des Etats frappés par les « guerres
justes » de l’Empire, l’atmosphère
est rendue mortifère par les bombes, les
armes de destruction massive, les
ravages, les miasmes des épidémies,
lorsque l’eau et la terre sont
volontairement empoisonnées par des
plans pervers (cf. le plan US Iraq Water
Treatment Vulnerabilities) ? On pourrait
penser à leur bonne mine que les tontons
flingueurs sont aussi des tontons
blagueurs. Et il est vrai que l’on doit
souvent se pincer pour s’assurer que
l’on ne rêve pas. La blague mondialisée
a ceci de remarquable qu’elle est
involontaire pour ses promoteurs et
concepteurs, qui se prennent très au
sérieux. Deux ou trois exemples
suffiront ici pour illustrer le propos.
Vous êtes
l’ambassadeur syrien aux Nations-Unies,
et voilà que surgit le représentant
saoudien venu pérorer sur les libertés
en Syrie et les conditions d’un avenir
démocratique pour ce pays que les
wahhabites ont voulu détruire. Le
discours est surprenant et pourra passer
pour une blague, comme le dit en grand
seigneur Bachar al Jaafari, grand
diplomate. Mais ce n’est qu’un épisode
de la blague qui a permis à la «
communauté internationale » de
confier à l’Arabie Saoudite la
présidence du Conseil des Nations-Unies
pour les droits de l’homme et de la
femme, et à l’Occident de s’en servir
comme porte-parole en la matière, Ben
Salman oblige. Après tout, qui avait
bronché lorsque les « Casques Blancs
de Syrie », créature des services
anglais et faux nez humanitaire d’Al
Qaida, avaient été pressentis pour le
Nobel de la Paix, recevant aux
Etats-Unis le prix des droits humains ?
Au point de
déliquescence où en est arrivé le
système onusien, balloté par la « fin
de l’Histoire » puis par la
mondialisation, la vie internationale
est désormais surréaliste pour qui veut
encore se référer aux us, coutumes et
langages de la diplomatie, aux principes
de la charte des Nations-Unies et aux
simples préceptes de la morale naturelle
et/ou de la vie en société. Et le top du
surréalisme, c’est quand trois membres
permanents du Conseil de Sécurité
expliquent dans un grand courroux que
c’est leur droit et même leur devoir de
violer systématiquement les principes et
les règles de la Charte dont ils sont
censés être les gardiens et les garants,
accusant leurs adversaires de menacer la
paix et l’ordre mondial. On l’aura
compris, il faut que la société
internationale soit tombée bien bas pour
que des pères fondateurs de l’ONU aient
pour successeurs et héritiers de
vulgaires flingueurs. La diplomatie
traditionnelle avait ses tares et ses
travers, mais elle prenait à cœur son
métier, qui est de mettre de l’huile
dans les rouages et non de jeter de
l’huile sur le feu. Elle pouvait avoir
de l’esprit, mais n’était pas une
pantalonnade. Elle doit cesser de
l’être. A l’heure où le monde flirte
avec la guerre, il faut remettre de
l’éthique dans la vie internationale. Le
conflit n’est plus entre un monde «
libre » et un monde « totalitaire
», mais entre les partisans du droit et
ceux de l’hégémonie. A chacun de choisir
son parti, avant les douze coups de
minuit, avant que la blague généralisée
ne joue de mauvais tours. Notre humanité
perd patience.
Michel
Raimbaud
Ancien ambassadeur
Professeur et conférencier
Le
dossier Syrie
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