Solidarité avec la
Syrie souveraine
Etats de droit
Michel Raimbaud
Dimanche 17 mars 2019
Ce vendredi 15 mars 2019 marque le
huitième anniversaire d’un conflit
universel. Déjà plus long que les deux
guerres mondiales, il a passé « l’âge de
raison » qui signifiait pour les parents
et grands-parents de jadis la fin de
l’innocence de leur progéniture. Les
intellectuels de toutes les rives
auraient intérêt à lire l’article publié
à cette occasion par Kamal Khalaf,
écrivain, journaliste et analyste
politique palestinien bien connu, qui
rappelle une réalité escamotée : " s’il
y a une guerre qui n’est pas innocente,
c’est bien celle de Syrie ". Près de 400
000 morts, des millions de réfugiés,
déplacés, exilés, sinistrés, et une
multitude de blessés, d’estropiés, de
handicapés à vie. Des orphelins, des
veuves, des familles brisées ou
dispersées. Sans parler d’un pays en
partie détruit, à dessein. Ayant déjà
beaucoup dit et écrit à ce propos, je
n’allongerai pas l’inventaire des
supplices infligés à tout un peuple,
victime par surcroît d’un flagrant déni
de vérité et de justice sans précédent.
Les dévots,
prédicateurs ou imprécateurs qui croient
représenter le « monde civilisé » le
savent sûrement, si cette tragédie aux
innombrables victimes n’a pas la
puissance d’évocation d’un 11 septembre,
c’est qu’on l’a ensevelie sous une forêt
de « faux pavillons », que son récit a
été étouffé sous une chape d’omerta ou
de mensonge. La manipulation a permis
aux faussaires de justifier la poursuite
de ce crime collectif au nom de la
légalité internationale, pourtant violée
par eux sans vergogne et sans pudeur.
Que l’on invoque pour prétexte la
démocratisation, la défense des droits
de l’homme, la responsabilité de
protéger, ou bien qu’on la drape dans
les oripeaux de la morale humanitaire ou
de l’Etat de Droit, l’entreprise alliant
dans son lit les « croisés »
euro-atlantiques sous leurs enseignes
variées et les « djihadistes » sous
leurs franchises diverses aura été une
entreprise perverse, illégale et
criminelle. Et c’est par le biais d’une
escroquerie médiatique et intellectuelle
sans précédent qu’ils ont pu la faire
passer pour une guerre noble, voire une
guerre sainte.
Si l’Etat syrien a
pu compter sur des alliés fidèles, son
peuple a hérité d’un « groupe d’amis »
que l’on ne peut souhaiter qu’à des
ennemis héréditaires : à Marrakech en
décembre 2012, on dénombre (excusez du
peu) 114 Etats, les protagonistes de
l’agression. Dans ces pays, incluant la
France, les politiques, les
intellectuels et les médias n’ont jamais
dit « Nous sommes tous des Syriens », ou
« tous des Arabes », alors que le
« peuple si bon » avait bénéficié de nos
effusions à nous, qui étions « tous des
Américains » à l’insu de notre plein
gré.
Ce deux-poids,
deux-mesures est lié à la conviction que
l’Occident est la seule humanité qui
vaille, que seules ses valeurs, ses
langues, ses modèles, ses conceptions,
ses combats ont une portée universelle.
Cette certitude est si incrustée que les
hommes et femmes de la rue comme les
« élites » ne voient pas malice à ce que
leurs gouvernants s’arrogent « le droit
de dire le droit » et puissent
intervenir militairement pour changer le
« régime » de tout pays résistant que le
maître américain aura daigné qualifier
de « voyou ». Que les abonnés des
plateaux de la télévision remplacent
l’invocation à « nos grandes
démocraties » vaguement surfaite par des
incantations sur « nos Etats de droit »
ne change pas les fondamentaux :
l’Occident se considère comme
l’incarnation du Droit. Une fois de
plus, il constitue le modèle, évidemment
inimitable, en la matière. Le résultat
est croquignolesque, ainsi qu’en
témoignent les réunions du Conseil de
Sécurité, où chaque prestation
occidentale est un morceau de bravoure,
un chef-d’œuvre d’hypocrisie, un grand
moment de n’importe quoi. On dira : et
la France alors, et Descartes et le
cartésianisme, Voltaire et les
philosophes, et les Lumières, la raison
et la logique, dont on se pique dans nos
« Etats de droit » en général, et chez
nous en particulier ?
Parlons franc, le
satané et infernal Etat de droit impose
au ci-devant « homme blanc » un fardeau
tel qu’il serait injuste de ne pas
trouver de circonstances atténuantes à
ces personnages si élégants et bien
coiffés qu’ils ne peuvent être
malhonnêtes. A défaut d’entendre leur
sanglot, il suffit de voir leur visage
accablé par la misère du monde, leur
indignation devant l’iniquité des Etats
faillis que le monde civilisé est obligé
de bombarder et de punir, devant
l’insolence des émergents
para-communistes, ou face aux
provocations de tous ces « axes de la
résistance ». Que de stoïcisme il faut
pour mettre de côté son attachement aux
principes des Nations-Unies afin
d’imposer justice et démocratie chez les
Barbares. Le vrai Etat de Droit n’est-il
pas l’Etat de tous les droits : de
définir des règles, des normes, de
nommer, de juger, de menacer, de
condamner, de sanctionner, de punir,
d’intervenir, de changer les régimes
inadaptés, d’occuper, de changer la
géographie, etc. C’est une grande
souffrance morale et une tache prenante,
qui implique des devoirs et des droits,
pile et face de la même médaille.
Dans ces
conditions, les Etats de Droit ne
sauraient déchoir en s’embarrassant de
scrupules indignes de leur rang, en
respectant dans des pays barbares, des
Etats « qui n’existent pas » aux dires
de nos intelligences complexes, les
principes et les règles d’un Droit
qu’ils malmènent chez eux, à contre-coeur,
n’en doutons pas. Le Droit est affaire
de gens ou de pays civilisés. Les
« Etats voyous » sont faits pour être
sanctionnés, bombardés, punis, mis sous
embargo ou sous blocus.
A ce stade, un
souci aura peut-être désespéré les
adeptes du droit, ceux qui croient en la
diplomatie et vénèrent la légalité
onusienne… Pour qui juge naturelle
l’hégémonie exercée depuis si longtemps
sur le monde, il est logique de chercher
à imposer des noms et des normes. C’est
ainsi que l’Etat « hors-la-loi » a été
défini par les idéologues inspirés par
le messianisme néoconservateur. Selon
Avraham Shlaïm, juriste israélien et
professeur à Oxford, un « Etat voyou »
détient des armes de destruction massive
(ADM), soutient ou pratique le
terrorisme et viole régulièrement le
Droit international. Or, ces critères
peuvent inspirer de mauvaises pensées :
le cambrioleur crie au vol, l’agresseur
hurle au viol.
C’est ainsi qu’en
Syrie, les trois Occidentaux et leurs
alliés, puissances nucléaires
détentrices d’ADM, ont enseveli un
peuple sous des tonnes de sanctions
sadiques, armes de destruction massive
par excellence ; ils ont soutenu, armé,
financé et protégé les centaines de
groupes terroristes (y compris Da’esh et
Al Qaida) qui ont martyrisé le peuple
syrien. Ils bombardent, lancent des
frappes punitives contre les
« méchants ». Ils violent le droit
international par leur seule présence
militaire sans aval du gouvernement
légal, enfreignant la charte des
Nations-Unies par leur occupation
illégale. Certains comme Erdogan ont
même des revendications territoriales ou
des velléités de recolonisation, sans
s’attirer les foudres des "Gardiens du
Droit", membres permanents du Conseil de
Sécurité, alliés d’Ankara par la grâce
de l’OTAN.
Les réalités
s’accommodent mal d’affirmations
sommaires : il en va ainsi de celle,
largement admise, qui réduirait le
conflit de Syrie à une guerre contre le
terrorisme, assimilée à la lutte contre
Da’esh. Or, vue de Damas, cette guerre
ne serait pas finie avec la seule
disparition de l’Etat Islamique. A
Idlib, sur la rive est de l’Euphrate ou
du côté de la base US d’Al Tanaf, on
trouve encore des milliers de
terroristes présentés comme des
opposants « modérés » ou des « rebelles
armés » alors qu’ils n’ont que changé de
badge afin d’échapper aux résolutions de
l’ONU. Quand bien même ces « terroristes
modérés » seraient-ils éradiqués ou
évaporés, la guerre ne serait pas
achevée. Resterait à obtenir le départ
des « forces spéciales » occidentales et
le retrait des janissaires du néo-calife
traînant illégalement sur le territoire.
Tant que le gouvernement n’a pas atteint
ses objectifs légitimes, la Syrie sera
en état de guerre.
Il semble
d’ailleurs que les partenaires
atlantiques (l’Amérique, l’Europe et
Israël) n’aient pas l’intention de
déguerpir facilement. La Syrie, qui
devait être « lentement saignée à
mort », a été endommagée, mais elle
résiste vaillamment, aidée par de
puissants alliés. A défaut d’avoir gagné
la guerre, pourquoi ne pas empêcher son
retour à la vie en l’étouffant avec les
armes que le maître fouettard aime
tant : les sanctions, blocus et
embargos. L’Amérique, chef spirituel de
tous les criminels dévots, en
battle-dress ou en trois pièces cravate,
fait preuve d’une imagination débordante
qui illustre son leadership moral et
culturel, tandis que l’Union Européenne
lui emboîte le pas avec une servilité
inépuisable et un manque de fantaisie à
faire dormir debout. Néanmoins, le
dispositif est efficace, tant est
puissante l’étreinte de l’Amérique et
tellement est pervers son dispositif de
normes unilatérales et
extraterritoriales. Au point qu’un vague
attaché commercial de l’ambassade US à
Amman peut terroriser le gouvernement
jordanien en interdisait tout commerce
avec la Syrie, sa voisine. Les
entreprises françaises, guère plus
hardies, filent doux devant les menaces
de sanctions financières ou
commerciales. Le gouvernement de la
« grande nation », comme on disait
fièrement naguère, n’a plus que deux
options : se soumettre bon gré mal gré
ou se soumettre mal gré bon gré.
Dans tous les
domaines, la Syrie est déjà gavée de
sanctions, y compris les plus farfelues.
Depuis huit ans, les « trains » de
mesures punitives se succèdent à un
rythme effréné. La dernière fournée : la
loi César, votée par le Congrès, qui
généralise les sanctions, les étendant à
tous les secteurs, et touchant non
seulement les sociétés ou les banques,
mais désormais les Etats et les
individus. Il s’agit d’assécher les
circuits financiers syriens pour
interdire toute reconstruction,
autrement dit d’étrangler le peuple
syrien. Par ailleurs, les pays voisins
ayant accueilli des réfugiés sont soumis
à des pressions violentes visant à
empêcher le retour de ces exilés vers la
Syrie, « la situation n’étant pas mûre »
(disent les occidentaux). L’Union
Européenne s’est empressée d’imiter son
grand timonier. Ses Etats, qui ne sont
plus leurs propres législateurs, ne
peuvent que se rallier à la majorité,
laquelle ne jure que par la voix de son
maître.
Les discussions sur
la question syrienne sont étouffées par
une omerta et une censure impitoyables.
Le lavage de cerveau est parvenu à
pervertir le débat. Celui-ci ne porte
jamais sur la légalité ou l’illégalité
de l’envoi de troupes contre la volonté
du gouvernement syrien. Aucun doute
n’est émis sur la légitimité de leur
présence et de leur maintien,
prétendument pour combattre Da’esh,
soutenir les « démocrates kurdes »,
vérifier le niveau de l’eau dans
l’Euphrate, ou bombarder pour tuer le
temps. Par contre, on distrait la
galerie lorsque la tactique est
critiquée sur le plan technique par tel
ou tel officier. Comme si l’aventure
militaire lancée par un « Etat de
Droit » ne pouvait qu’être légale et
légitime. De même, le débat national
s’enflamme lorsqu’il concerne le retour
et le jugement des terroristes français
partis faire le djihad. Mais la
discussion envisage le problème du seul
point de vue de la sécurité de la
France : quel danger représenteront ces
individus à leur retour. Aucune
condamnation de l’action passée en
Syrie. A qui les remettre, aux Turcs,
aux Kurdes… ? Pas un mot sur leur
éventuelle remise aux seules autorités
légitimes, celles de Damas. A en croire
nos chefs de guerre, il n’y aurait plus
d’Etat, pas de justice en Syrie. Dans
ces conditions, comment la France
peut-elle espérer remettre un pied dans
ce pays qu’elle a contribué à détruire
et dont elle nie l’existence, un Etat
pourtant considéré comme le vainqueur
potentiel ?
Aux dires des
experts la guerre est terminée, mais
tant de mensonges ont été répandus qu’il
sera difficile de normaliser. Loin de
faire machine arrière, l’Occident, qui
porte une responsabilité écrasante dans
la tragédie, semble parti pour une fuite
en avant où tous les coups seront
permis, dans un mépris total de la
légalité. L’approche tordue de « nos
Etats de Droit » ne présage rien de bon.
En ce huitième anniversaire, les
dirigeants français sont enferrés dans
un désir de vengeance irrationnel,
prétendant plus que jamais décider de
l’avenir de la Syrie, sur lequel ils
n’ont guère de prise. On accordait jadis
à la France une vocation de médiatrice
ou de conciliatrice. Il est navrant que
les dirigeants d’aujourd’hui se
contentent d’une capacité de nuisance.
Reviendront-t-ils à la raison ?
Michel
Raimbaud
Ancien ambassadeur de France
Le
dossier Syrie
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