VENEZUELA
Le pouvoir par tous les moyens
Maurice Lemoine
Ex-rédacteur en chef du Monde
diplomatique, le journaliste Maurice
Lemoine
(ici au Paraguay) couvre l’Amérique
Latine depuis plus de quarante ans.
Derniers ouvrages parus :
“Chávez
Presidente !”,
« Sur les
eaux noires du fleuve »,
“Cinq
cubains à Miami”
et “Les
enfants cachés du général Pinochet”
Mardi 13 juin 2017
Loin de l’image
de jeunes pacifistes réprimés, le
Venezuela affronte un mouvement organisé
et violent de déstabilisation, témoigne
notre reporter. La réplique de l’État
peine à ramener la concorde, tandis que
la Colombie voisine joue désormais le
même rôle que la Turquie dans le conflit
syrien : francs-tireurs et
paramilitaires colombiens (mais aussi
vénézuéliens) servent de bras armé à la
restauration néolibérale.
TEXTES ET
PHOTOS : MAURICE LEMOINE, DE RETOUR DE
CARACAS
Venezuela.
Ce 13 mai, tandis que des pneus crament
sur la chaussée, une foule d’opposants
au président Nicolás Maduro stationne
sur la place Francia du quartier
bourgeois d’Altamira (est de Caracas).
«J’ai 57 ans, j’ai connu diverses
présidences et, bien qu’il y ait
toujours eu de la pauvreté et de
l’insécurité, il y avait une bonne
qualité de vie, nous explique une femme
élégante. Hélas, depuis [Hugo] Chávez,
la situation a bien changé…» Perplexe,
elle fixe l’épais nuage de fumée qui
s’élève à proximité: «Des jeunes ont
monté une barricade, la Garde nationale
est arrivée et il y a eu une grande
confusion. Un autobus a été incendié,
mais cela n’a pas été provoqué par les
manifestants, il a brûlé (elle cherche
ses mots)… spontanément.» Autour d’elle,
la paranoïa rôde, instillée depuis des
lustres par les médias: «Ce sont des
colectivos infiltrés qui ont fait ça.»
Les supposés paramilitaires du «régime»,
systématiquement accusés de tous les
maux. Notre interlocutrice, elle, nous
fixe avec gentillesse: «Vous êtes seul?
Faites attention, il y a des délinquants
qui pourraient vous voler vos appareils
photos.»
Casqués, cagoulés,
agressifs, ceux qu’elle évoque à
demi-mot s’activent autour de la
carcasse métallique du bus calciné
qu’ils dépècent pour le transformer en
nouvelles barricades. Recueilli par la
police municipale du quartier de Chacao,
le chauffeur du véhicule exposera les
faits: ce sont bien six voyous qui, au
nom de la lutte contre le «chavisme»,
ont incendié son outil de travail après
l’avoir séquestré et détourné de son
trajet.
Trois ans
d’émeutes
A la mort de
Chávez, dans le but de neutraliser
définitivement la révolution
bolivarienne, les radicaux de la Table
d’opposition démocratique (MUD) ont
entrepris d’empêcher Maduro, élu
démocratiquement, de consolider son
pouvoir. Jouissant d’un fort appui
international – un décret de Barack
Obama faisant du Venezuela «une menace
pour la sécurité nationale des
EtatsUnis» et l’arrivée à la tête de
l’Organisation des États américains
(OEA) d’un inconditionnel de Washington,
l’Uruguayen Luis Almagro –, ils ont
lancé une offensive de guérilla urbaine
en 2014 sous le nom explicite de la
Salida (la sortie) et, en l’absence de
résultat tangible (hormis 43 morts et
plus de 800 blessés!), accentué une
«guerre économique» destinée à
déstabiliser le pays. Cette fois avec un
succès certain. Durement affectée par
les pénuries sciemment organisées
d’aliments, de médicaments et de
produits de première nécessité, une
partie des électeurs du «chavisme» a
sanctionné le pouvoir, rendu responsable
du chaos, en permettant, plus par
abstention que par adhésion, une
victoire de l’opposition lors des
législatives de décembre 2015.
Lors de son
installation à l’Assemblée, le 5 janvier
2016, la MUD, désormais majoritaire,
n’annonce qu’un seul et unique objectif,
fort peu respectueux de la Constitution:
renverser Maduro en six mois! Et se met
immédiatement dans l’illégalité (qui
perdure aujourd’hui) en incorporant
trois députés dont l’élection a été
entachée de fraudes dans l’État
d’Amazonas. Ce qui a amené le Tribunal
suprême de justice (TSJ) à invalider
toutes ses décisions et même, fin mars
2017, à prétendre assumer les fonctions
législatives, avant de faire machine
arrière pour mettre un terme aux
accusations d’«auto-coup d’État». Bref,
depuis maintenant trois ans, pouvoir et
opposition se rendent coup pour coup. De
sorte que, en torpillant le 6 décembre
2016 un éphémère dialogue entamé sous
les auspices de l’Union des nations
sud-américaines (Unasur) et du Vatican,
l’opposition a réaffirmé sa volonté
d’éjecter le chef de l’État, soit en
imposant, sans aucune base légale, des
élections présidentielles anticipées,
soit en le renversant purement et
simplement à travers d’incessantes
«manifestations pacifiques». Qui, depuis
le 4 avril 2017, ont fait entre
soixante-cinq et quatre-vingts morts.
Dues à une «répression féroce» si l’on
en croit la plupart des médias.
L’arrivée des
combattants
Chaque jour ou
presque, dans l’est de Caracas, de
quelques centaines de personnes à
plusieurs dizaines de milliers de
manifestants, selon les cas, prennent la
rue. Selon un scénario immuable, de 10h
à 14h, ils défilent en ordre en scandant
«liberté!» et en traitant Maduro
d’«assassin». Aucune force de l’ordre
gouvernementale ne s’oppose à leur
progression.
En début
d’après-midi, le ton change. Des
dizaines d’«encapuchados» (individus
masqués) équipés de casques, de masques
à gaz, de boucliers décorés de motifs
rappelant les croisades, de gants de
chantier, de cocktails Molotov et
d’armes improvisées, hérissent les
carrefours de barricades, de camions
confisqués à leur conducteur sous la
menace, brûlent des pneus et des
détritus, puis prennent la tête du
cortège en direction d’un endroit non
autorisé – Ministère de l’intérieur,
Conseil national électoral (CNE), TSJ,
etc. Entourés de caméras, les leaders
surgissent, María Corina Machado, bras
et index impératifs tendus vers l’ouest
– «la fin de ce gouvernement corrompu
approche grâce à l’héroïsme du peuple
vénézuélien qui, quoi qu’il en coûte, ne
doit pas se laisser arrêter!» –,
Henrique Capriles Radonski, les yeux
hallucinés (il ne s’agit pas d’une
image), lesquels chauffent les troupes
avant, prudemment, de se retirer.
La production de
«victimes de la répression» bat dès lors
son plein
C’est alors que
commencent les affrontements et que,
systématiquement, les meneurs entraînent
une partie de la «manif» sur l’autopista
Francisco Fajardo – l’autoroute à six
voies qui, d’est en ouest, traverse la
capitale. Les «pacifiques» restant en
retrait tout en poussant des hurlements
et en applaudissant, les «combattants»
provoquent les gardes nationaux (GN),
lesquels finissent par intervenir pour
dégager la voie, à coups de grenades
lacrymogènes et de canons à eau. Tout
comme les fonctionnaires de la Police
nationale bolivarienne (PNB), et sur
ordre du chef de l’État, lors des
opérations de maintien de l’ordre, ils
n’ont pas le droit de porter d’armes à
feu.
Tandis que, pestant
contre «la dictature», le gros de la
foule reflue entre yeux larmoyants et
quintes de toux, des groupes
stratégiquement coordonnés s’éparpillent
dans les rues avoisinantes qu’ils
transforment en terrain de guérilla. La
production de «victimes de la
répression» bat dès lors son plein.
Morts dans les
deux camps
Le 31 mai, un
rapport du «défenseur du peuple» Tarek
William Saab a révélé que, sur
soixante-cinq victimes, cinquante-deux
sont mortes dans le contexte des
manifestations et treize lors de
pillages et autres actes de vandalisme.
Trois décès mettent en cause des
effectifs de la GN, deux la PNB, cinq
les polices des États de Carabobo, du
Táchira, du Bolivar, et un la police
municipale de Sucre (quartier de Caracas
dirigé par l’opposition). Pour ces
faits, dans le cadre de l’État de droit,
trente-cinq membres des forces de
l’ordre ont été mis en examen ou sont
recherchés. Mais qui a tué un garde
national et deux policiers de l’État de
Carabobo? Les cinq personnes qui se sont
fracassées contre une barricade et les
deux autres assassinées en tentant de
franchir les obstacles érigés par des
manifestants? Le juge Nelson Moncada
Gómez, exécuté de plusieurs balles alors
qu’il tentait d’éviter un barrage? Les
victimes des «chopos», armes artisanales
utilisant des billes de métal ou de
verre comme munitions? La vingtaine de
personnes qui se trouvaient
malencontreusement «à proximité» des
manifestations? Les trois «chavistes»
pris pour cible depuis un immeuble? Qui
a blessé par armes à feu et explosifs
six policiers et vingt-deux gardes
nationaux?
Tirs «amis»
Plus de
1100 blessés (dont 340 membres des
forces de l’ordre)… Avec, certes, une
part d’accidents et de ce qu’on
appellerait en termes militaires de
«tirs amis». Le 31 mai, lors de
l’attaque extrêmement violente de la
base militaire de La Carlota (Caracas),
que nous suivons «en première ligne», il
nous est donné d’observer: un excité
enflammer ses vêtements et se brûler
grièvement avec son propre cocktail
Molotov; un individu ramasser une
grenade lacrymogène et la relancer
maladroitement… sur ses amis; le servant
d’un bazooka improvisé se faire huer et
insulter pour avoir expédié son
projectile quasiment sur les opposants;
l’utilisateur d’un lance-pierres
propulser ses billes métalliques d’une
distance telle qu’il a autant de chance
d’atteindre les gardes nationaux que les
enragés en train de les affronter…
Mais l’explication
d’un tel bilan va bien au-delà. Dans le
recrutement criminel de bandes de
délinquants équipés et rétribués pour
semer le chaos. Des bandes armées qui
pillent et saccagent. Qui rançonnent les
habitants des quartiers «occupés» sous
prétexte qu’ils «luttent pour la
liberté». Qui, le 22 mai, jour de
la «marche pour la santé», incendient
des dépôts de médicaments et des centres
médicaux! Qui, le 20 mai, à Altamira,
l’accusant d’être ««chaviste», lynchent
le jeune Orlando Figuera, le lardent de
coups de couteaux, l’arrosent d’essence
et y mettent le feu (il mourra le
3 juin)
La Colombie jouant
désormais le rôle de la Turquie dans le
conflit syrien, francs-tireurs et
paramilitaires colombiens (mais aussi
vénézuéliens), bras armé de la
restauration néolibérale, opèrent dans
les États de Carabobo, Táchira et
Mérida. A Barinas, durant un Premier mai
de terreur, les bandes criminelles de
l’«opposition démocratique» ont imposé
un véritable état de siège, attaqué et
mis à sac une centaine de commerces, une
trentaine d’institutions publiques et
laissé quatre morts sur le terrain. L’issue par une
Constituante?
Pour sortir de
l’impasse, Maduro a annoncé la
convocation d’une Assemblée nationale
constituante (1). Alors qu’elle
réclamait des élections, la MUD ne veut
pourtant pas en entendre parler. Dans
tout le Venezuela, y compris au sein du
«chavisme critique», dont émerge depuis
peu la figure de la procureure générale
de la République Luisa Ortega, le débat
fait rage. Ex-ministre de l’Économie, le
chercheur Luis Salas réfléchit à haute
voix: «Le gouvernement a une
proposition, qui est discutable, qui ne
recueille pas le consensus de tous les
Vénézuéliens, mais il a une proposition.
Quelle est celle de la droite?» Les
faits parlent d’eux-mêmes: déchaîner la
violence pour renverser Maduro.
Note :
(1)
L’Assemblée Constituante, un visage
nouveau pour la République, 7 juin
2017,
https://venezuelainfos.wordpress.com/2017/06/07/lassemblee-constituante-un-visage-nouveau-pour-la-republique/
Lire aussi
“Réfléchir avec les latino-américains” :
entretien avec Maurice Lemoine pour la
sortie de son livre “Les enfants cachés
du général Pinochet”
Source :
Le Courrier de Genève
URL de cet
article :
http://wp.me/p2ahp2-2GP
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