Amérique latine
La droite vénézuélienne : cartographie
d’une défaite
Marco Teruggi
Manifestation des partis de droite à
Caracas
en dehors des plans serrés des
télévisions internationales
Jeudi 10 août 2017
A cette heure, la
droite vénézuélienne devrait, selon ses
calculs, se trouver dans un tout autre
rapport de forces : elle devrait soit
être installée au palais présidentiel de
Miraflores, soit en pleine installation
d’un gouvernement parallèle accompagné
de manifestations de masse et d’une
violence civile, voire militaire,
accrues. En initiant les violences qui
ont fait 130 morts elle avait fait le
pari du tout ou rien, du maintenant ou
jamais ! Et la voici qui se retrouve à
se déchirer sur la voie à suivre pour
essayer de survivre et de renaître dans
les urnes après ces 100 jours de
déchaînement. Ce massacre, étrangement
imputé au président Maduro par les
médias (1) aurait donc pu être évité :
il lui suffisait de rester dans le champ
démocratique et dans le calendrier
électoral. Qu’est-il arrivé à
cette droite? Ce qui lui arrive
d’habitude: une erreur d’analyse.
Surestimation de ses propres forces,
sous-estimation des chavistes, mauvaise
lecture de l’état d’esprit de la
population, mauvais calculs des données
du champ de bataille à investir… Et dans
les batailles si les responsabilités
sont collectives, certaines sont plus
importantes que d’autres : en
particulier celles des généraux – comme
nous l’explique si bien Marc Bloch dans
son livre « L’étrange défaite ». Car
cette défaite, certes tactique dans un
contexte de déséquilibre à long terme,
est une défaite certaine. Ce qui
implique changements, comptes à rendre,
débandades et repositionnements.
Interrogeons-nous
sur les erreurs d’appréciation qui ont
conduit à l’échec d’une prise de pouvoir
par la violence. Il y a une combinaison
de plusieurs éléments. D’abord la
sociologie des dirigeants. La direction
du mouvement reste aux mains d’une
oligarchie de classe moyenne-haute (15 %
de la population) avec un imaginaire
spécifique: une vraie « bulle
politique ». Il serait faux de dire
qu’elle n’a pas gagné d’espace dans les
milieux populaires mais cela reste très
marginal. A ce premier constat s’en
ajoute un deuxième, qui est déterminant
pour comprendre l’échec de la
stratégie : une partie des dirigeants,
qu’ils soient vénézuéliens ou
américains, vivent à l’étranger, et en
particulier aux États-Unis.
Leurs analyses,
résultant de cette distance sociologique
et géographique, se sont trouvées
confortées par l’effet d’auto-suggestion
de leur point fort : les réseaux
sociaux. Ils ont considéré que la
dynamique qui s’y développait exprimait
vraiment l’état d’esprit de la majorité
de la population. Ils ont cru dur comme
fer que leurs investissements
millionnaires sur les comptes Facebook,
Instagram, Twitter auraient des
résultats palpables, et que la
radicalité qui s’y exprimait était bien
celle de la majorité de la population.
Ils en ont donc
conclu que le gouvernement était à deux
doigts de tomber, qu’il était dans les
cordes, que son assise populaire était
des plus réduites, que les masses
populaires mécontentes suivraient leurs
consignes de faire tomber le « régime »,
et qu’enfin ils avaient la dynamique
suffisante pour se déployer en force
transversale à la société.
Accessoirement, tout cela n’allait pas
être sans incidence sur des factions
minoritaires du chavisme qui, au vu de
ce qu’ils percevaient comme une
ascension irrésistible des masses,
optèrent pour retourner leur veste.
Exemple, la procureure générale de la
Nation, qui s’est affichée très vite
dans des meetings de la droite, ou
quelques cadres intermédiaires du
chavisme; certains de ces revirements de
dernière minute ne se sont pas produits
tant en raison de l’apparente force de
l’opposition que par calcul politicien,
voire pour anticiper des enquêtes sur la
corruption et pouvoir jouer
internationalement aux victimes de la
« dictature ». Mais le plus important
dans ce plan insurrectionnel était de
faire basculer les Forces
Armées Nationales Bolivariennes dans le
camp du coup d’État: hélas pour la
droite, Pinochet n’est toujours pas
arrivé au Venezuela !
Le plan prévoyait
un dénouement au bout de cent jours de
violences, avec des moments forts tels
que l’élection du président de la
« transition » via des primaires de la
droite; ainsi l’avait proclamé Ramos
Allup (ce même dirigeant
« social-démocrate » d’opposition qui
une fois échoué le plan violent s’est
rallié à l’idée d’une participation aux
élections municipales, régionales et
présidentielles de 2018 !). Au milieu de
tout ça , l’élection de l’Assemblée
Nationale Constituante du 30 juillet
dernier, a représenté un succès
incontestable où plus de 8 millions
d’électeurs se sont exprimés contre la
violence et en faveur de la solution
démocratique proposée par le chavisme.
Malgré le refus de la droite de
reconnaître les résultats, l’impact fut
indéniable, comme en témoignent les
repositionnements et changements de
tactique qui s’ensuivirent.
Au bout du compte,
les résultats du plan de bataille ne
furent pas ceux qui étaient prévus : le
chavisme n’est pas du tout KO et la
leçon qu’il a donnée est historique. Les
secteurs populaires ont observé de loin
les tentatives des dirigeants de
l’opposition et sont restés éloignés de
la violence de cette droite qui, malgré
ses troupes de choc, ses secteurs
paramilitaires et sa base sociale
élargie, est restée impuissante à
inverser le cours des choses. Prendre le
pouvoir par la force était de fait
impossible avec de telles données. L’un
après l’autre, les principaux dirigeants
de la MUD se sont trouvés contraints
d’accepter le cadre initialement prévu
par les institutions : la participation
aux élections régionales, municipales et
présidentielles, élections encadrées par
un Conseil National Électoral que ces
mêmes dirigeants n’avaient cessé de
fustiger comme illégal, illégitime et
frauduleux ! Même le plus extrémiste des
leaders de la droite, Freddy Guevara, du
parti Voluntad Popular (Volonté
Populaire) a admis que « l’issue était
électorale »…
Certes, certains
d’entre eux résistent et ne se sont pas
prononcés : tout cela en raison de
disputes internes, d’inhabilitation
électorale -c’est le cas de Maria Corina
Machado- , de l’expression de la
frustration d’une base frustrée (à qui
on avait promis un dénouement imminent
et qui, après ces 100 jours, doit
maintenant avaler la couleuvre d’une
« issue électorale »). Au bout de ces
mois intenses, la droite a opéré une
recomposition en trois tendances qui
malgré des positions différentes -par
conviction ou pragmatisme- ont des
contours assez flous :
1 – La première
tendance regroupe les partis historiques
de droite, tels qu’Accion Democratica,
présidé par Ramos Allup ; celui-ci a
accompagné la montée de la violence mais
en pariant davantage sur une usure
rapide du gouvernement que sur une issue
brutale, pour capitaliser le
mécontentement en nombre de votes et
s’assurer de futures victoires
électorales.
2 – La deuxième
tendance est dirigée par des partis
comme Voluntad Popular (Volonté
Populaire) ou Primero Justicia (Justice
d’abord) – dont les dirigeants sont
inéligibles pour cause d’appel à
l’insurrection contre des institutions
légitimes – qui ont travaillé à l’issue
par la force, en constituant, finançant
et entraînant des troupes de choc, et
qui se sont ouvertement liés au réseau
paramilitaire de l’ex-président
colombien Alvaro Uribe.
3 – La troisième
tendance s’est autoproclamée
« Resistencia » et s’est développée sous
diverses appellations selon les régions
du pays. Son discours repose sur un
refus de la trahison de ces dirigeants
de la droite qui ont accepté d’aller
devant les électeurs, sur la nécessité
d’une intensification de la
confrontation de rue et sur la
revendication d’actions violentes –
comme par exemple les attaques qui ont
eu lieu contre les votants des élections
constituantes. Cette tendance se
manifeste essentiellement via les
réseaux sociaux et nombre de ses membres
semblent basés à Miami. Il est encore
difficile d’évaluer s’il s’agit d’un
processus spontané, ou si
« Resistencia » a été créée pour prendre
le relais de la deuxième tendance dans
des actions planifiées. Combien sont-ils
et qui les dirige ? D’après des sources
en provenance de Miami, il s’agit de
groupes indépendants sans direction
centralisée reconnue.
Après cette
analyse, on comprend mieux ce qui s’est
passé dimanche dernier au fort militaire
de Paramacay. Il ne s’agirait plus,
comme les attaques menées antérieurement
contre des casernes, d’une stratégie
d’escalade visant à mettre le pouvoir
sur la défensive. Il s’agirait plutôt
d’opérations cherchant un fort impact
médiatique et international (« il y a
une guerre civile au Venezuela, il faut
intervenir »), parallèlement à la
préparation clandestine de groupes plus
radicaux. La paternité de cette
opération est à rechercher du côté de la
« Resistencia » évoquée plus haut, liée
en sous-main aux partis de la deuxième
tendance et au sénateur américain
d’origine cubaine Marco Rubio. Il est
probable que d’autres actions de ce
genre, voire plus agressives, soient
perpétrées. Il y a des manifestations de
désespoir, et cela peut engendrer plus
de violence et de radicalisation.
Pour compléter le
panorama, il faut évoquer les deux
autres angles d’attaque de la droite :
l’économie et l’international. Pour
l’économie, on a vu comment après le 30
juillet une augmentation vertigineuse du
dollar parallèle a pu déstabiliser la
monnaie nationale. L’objectif visé était
d’entraîner une augmentation des prix,
de déborder la patience de la
population, rendre impossible la vie
quotidienne et l’éloigner ainsi
définitivement du gouvernement. En ce
qui concerne l’International,
l’offensive est clairement dirigée
depuis les États-Unis, avec l’appui
principal de la Colombie et de
gouvernements inféodés de la région.
La conclusion ? La
droite est retombée dans des vieux
travers qui ont pourtant montré
jusqu’ici leur inefficacité : pousser la
population à bout pour récolter le
mécontentement dans les urnes; et en
appeler ouvertement à l’intervention
états-unienne. Une preuve de faiblesse
plutôt que de force.
La victoire du 30
juillet a été tactique pour le chavisme.
Cette nouvelle situation se produit dans
un équilibre très fragile. Elle a eu des
effets sur une droite qui s’embourbe à
nouveau dans ses analyses erronées des
forces en présence et des enjeux pour la
bataille qu’elle veut mener. Le chavisme
doit pousser son avantage en prenant des
mesures urgentes. La principale, avec la
justice, relève de l’économie, ce
« concentré de politique ». C’est pour
l’heure le défi essentiel du processus
bolivarien.
Marco Teruggi
Note :
(1) Pour une liste
des victimes de l’insurrection de la
droite, avec secteurs sociaux,
responsables et personnes condamnées,
voir
https://venezuelanalysis.com/analysis/13081;
Sur les assassinats racistes de la
droite:
Sous les Tropiques, les apprentis de
l’Etat Islamique; et Le Venezuela
est attaqué parce que pour lui aussi
« la vie des Noirs compte » (Truth Out).
Sur l’arrestation de membres de forces
de l’ordre qui ont désobéi aux ordres en
faisant un usage excessif de la force ou
ont tué des manifestants, voir
Droits de l’Homme au Venezuela : deux
poids, deux mesures
Source de cet
article :
https://hastaelnocau.wordpress.com/2017/08/09/mapa-de-la-derrota-de-la-derecha/
Traduction :
Jean-Claude Soubiès
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