Les défis de
l'Europe
La vassalisation américaine de l'Europe
est-elle réversible ?
Manuel de Diéguez
Manuel de
Diéguez
Vendredi 24 avril 2015
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1 - Les promesses
paradoxales de la vassalisation
2 - Le débarquement du
messianisme politique dans
l'anthropologie scientifique
3 - Les masques sacrés des uns
et des autres
4 - L'expédition de Suez
5 - Le retour à Machiavel
6 - La mort du supranationalisme
7 - Que sera l'échiquier mental
de la géopolitique de demain ?
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1 - Les promesses
paradoxales de la vassalisation
Pour la première
fois de sa longue histoire, le continent
européen se sera soumis aux ordres qu'un
maître du dehors lui aura ordonné
d'exécuter. Puis cette fraction du
monde, autrefois prestigieuse, est
montée pieds et poings liés sur la scène
de sa démission internationale afin de
se conformer point par point aux
volontés d'un empire étranger. Un
asservissement aussi spectaculaire et au
seul bénéfice d'un cocher venu de fort
loin aura humilié pour longtemps une
civilisation qu'on avait vue dominante
trois-quarts de siècle seulement
auparavant; mais, dans le même temps,
une capitulation de cette envergure
permet du moins d'observer sur le vif
l'apparition d'un type nouveau
d'esclaves, ceux qu'enfante désormais le
mythe même de la Liberté.
Prenons acte de la
diversité et de l'unité du genre de
subordination qu'affichent les Etats et
les peuples asservis sur un modèle aussi
extraordinaire de la docilité. Car sitôt
ce genre de domestication achevé, on a
pu assister au spectacle d'une
solidarité d'un style hallucinant: le
licol même et le harnais de leur
abaissement soude entre eux les témoins
de leur honte.
C'est qu'il s'agit
de sauver la face jusque dans le
spectacle de la servitude. Or, on perd
moins pied à se montrer soumis à un joug
en commun et à se conférer les
apparences de la dignité - ce qui donne
du moins les dehors d'une détermination
partagée - qu'à offrir le spectacle d'un
éparpillement affolé des bâillonnés.
Ce phénomène nous
renvoie aux ressorts de l'obéissance des
esclaves antiques qui réprimandaient
leurs déserteurs audacieux. Toute la
maisonnée offrait au maître ébranlé la
consolation de plier l'échine encore
plus bas. Le propriétaire du troupeau
aurait paru affaibli s'il s'était trouvé
soudainement contraint d'afficher son
incapacité à ramener le rebelle au
bercail à grands coups de trique. Mais,
dit la valetaille restante, l'émancipé
ne courra pas longtemps. En attendant de
se résigner à porter un bât plus
vassalisateur que le précédent, on
laissera le souverain serrer davantage
la jugulaire, afin qu'il ne paraisse pas
trop dangereusement ébranlé par une
défection qu'il proclamera outrageante,
mais non irréparable.
Il convient donc
d'observer au microscope électronique la
fragilité de la vassalisation renouvelée
de l'Europe, celle de sa plus titanesque
mise dans les fers; car, pour la
première fois depuis 1945, l'histoire de
l'Europe illustrera la marche larvée de
ce Continent vers un enchaînement dont
les haltes apparaîtront dans une clarté
plus vive, mais à la lumière de
l'accélération subreptice du rythme de
la délivrance.
2 - Le
débarquement du messianisme politique
dans l'anthropologie scientifique
Quelques mois
seulement après la fin de la seconde
guerre mondiale, le Vieux Continent
avait accepté le secours d'un "plan
Marshall" devenu rapidement légendaire
et qui devait permettre à l'Europe
exténuée de redresser son économie et de
poursuivre son industrialisation à
grandes enjambées. Mais le discours de
Churchill à l'Université de Zurich le 19
septembre 1946 avait fait croire à
l'Angleterre qu'elle partagerait
gentiment avec Washington les bénéfices
perpétuels d'une victoire sur le nazisme
réputée commune aux deux nations. Puis
l'expansion territoriale inexorable de
l'Union soviétique en direction de
l'Europe de l'Est avait pu donner à
Londres l'illusion qu'une seconde
libération du Vieux Continent - et non
moins aimablement partagée que la
première - prendrait la relève d'une
gloire jumelée, alors que le messianisme
démocratique du Nouveau Monde allait
poursuivre sa course en solitaire et
mettre sous sa tutelle les armées
nationales du Vieux Monde. Celles-ci se
trouveront placées à jamais sous un
protectorat rédempteur.
Mais le vrai danger
que présentait l'évangélisme marxiste ne
répondait déjà plus à la logique interne
des expansions militaires de type
classique : on assistait à l'ascension
de l'utopie du 1er siècle de notre ère,
celle d'une délivrance eschatologique de
l'humanité dont le christianisme avait
illustré l'espérance. Plus de quatre
vingt dix pour cent de l'élite cérébrale
européenne née du siècle des Lumières et
censée convertie au rationalisme
français depuis 1789 - donc apparemment
issue d'une philosophie consolidée par
la chute de la monarchie de droit divin
- avait basculé derechef dans la
croyance opposée selon laquelle un
"royaume de Dieu" allait enfin débarquer
définitivement sur la terre, mais
assorti de mots désormais auréolés par
leurs propres abstractions. Le prophète
Karl Marx serait à la fois le théoricien
de génie et le praticien universel de ce
halo.
Ce retour au mythe
d'une délivrance planétaire que les
prophètes juifs avaient portée à
l'ubiquité représentait pour tous les
Etats du monde un danger beaucoup plus
titanesque que la progression des
troupes soviétiques - qu'on disait
armées jusqu'aux dents - puisque, pour
la première fois depuis deux mille ans,
ce n'était plus une hérésie partielle et
locale qui étendait ses ravages à tout
le genre adamique. Il était évident
qu'une démence antique et d'origine
psychogénétique envahissait le globe
terrestre avec la rapidité de l'éclair,
il était non moins évident que l'homme
est un animal viscéralement onirique, il
était évident qu'un délire aussi subit
que contagieux allait préparer une
domestication parareligieuse
irréversible de l'Europe et que le
pédagogue en serait le mythe même de
l'universalité de la Liberté politique.
L'histoire événementielle de ce caducée
de la fatalité se contenterait d'en
illustrer l'itinéraire.
3 - Les masques
sacrés des uns et des autres
Les retrouvailles
des nations avec le mythe de l'évasion
définitive du genre humain de la geôle
de sa servitude originelle alimentait
maintenant de tous ses feux et de tous
ses flambeaux la démocratie messianisée
dont la Russie soviétique était devenue
le porte-bannière et l'apôtre.
L'ambition d'un prophète du salut
illuminé par la révélation de
l'abolition pure et simple du système
capitaliste - cette apothéose du
fabuleux se révèlerait mécaniquement
salvifique - s'est aussitôt concrétisée
par le renforcement opposé, celui de la
vocation réaliste dont s'inspirait la
bannière étoilée: les Etats-Unis
allaient profiter de l'affaiblissement
mental de leurs compagnons d'armes pour
les priver, en retour, de leur péché
originel le plus lourd, à savoir leur
infamie de propriétaires d'un immense
empire colonial.
Lorsque Nasser
avait nationalisé le canal de Suez, la
France, l'Angleterre et Israël avaient
tenté de le reconquérir sans tarder et
les armes de leur auto-damnation à la
main. Mais la planète avait changé
d'orientation cérébrale et de maléfices.
A sa manière, Washington était devenu
aussi ambitieux que Hitler lui-même de
dépouiller définitivement Londres et
Paris de leur puissance de colonisateurs
exécrables. Le fardeau du péché originel
avait changé d'épaules et de territoire.
4 - L'expédition
de Suez
En vérité,
l'expédition de Suez de 1956 n'allait
révéler sa véritable signification
historique qu'à la lumière de la
croisade économique ordonnée en 2014 par
Washington contre une Russie revenue au
capitalisme depuis plus d'un quart de
siècle; car, cinquante neuf ans
auparavant, la Maison Blanche, Wall
Street et la Russie catéchisée par
Lénine n'avaient pas hésité une seconde
à s'allier face aux ultimes soubresauts
de l'Europe capitaliste, au point que la
bombe d'Hiroshima avait été brandie sur
Paris et sur Londres à la faveur d'une
entente soudaine et providentielle entre
Karl Marx et Abraham Lincoln, tellement
l'ambition impériale partagée de ces
deux nations, nonobstant leurs systèmes
économiques alors incompatibles,
transcendait leurs masques évangéliques
respectifs: mais la révélation de ces
deux réalismes subitement confondus
démontrait pour la première fois au
monde entier que l'objectivité de la
science historique et de la politologie
modernes cesseraient de fonder leur
recul sur des concepts abstraits, mais
sur une distanciation anthropologique et
critique à, l'égard des évadés actuels
de la zoologie. Clio pèsera siècle après
siècle la boîte osseuse d'une bête
installée par erreur et de naissance
dans des mondes imaginaires.
5 - Le retour à
Machiavel
Toute la logique
interne qui, depuis trois quarts de
siècle, avait commandé la vassalisation
cérébrale, donc la colonisation
démocratique du Vieux Continent est
soudainement apparue à la lumière du
gigantesque renversement des apostolats:
une Europe censée définitivement libérée
du nazisme par l'alliance d'hier de
Staline et de Roosevelt contre Hitler,
voyait l'empire américain attaquer la
Russie capitaliste au seul profit de sa
propre expansion et enrôler ses vassaux
dans cette croisade inversée. En 1956,
le combat du "socialisme national" -
pour retrouver l'ordre des mots du
français - reprenait la même guerre que
celle de Hitler et contre la même
domination coloniale que celle de Paris
et de Londres mais, cette fois-ci, sous
la bannière de l'impérialisme
étroitement partagé de Washington et de
Nikita Krouchtchev.
Du coup, Londres et
Tel Aviv, voyant la planète se placer
pour longtemps sous le sceptre et le
rêve partagés de Washington et de
Moscou, se sont rués du côté du plus
fort, tandis qu'une Europe enfin
dégrisée s'efforçait de relever le défi
du réalisme machiavélien: il fallait
tenter de retrouver seuls la
souveraineté perdue des nations du Vieux
Monde et laisser la vocation mondiale
d'une libération mythique et vaporisée
du genre humain prospérer entre les
mains cauteleuses des Etats-Unis. Du
coup l'Angleterre retrouvait intact son
apostolat insulaire, non seulement
celui-là même dont Hitler lui avait
reproché l'isolationnisme et qu'elle
avait illustré depuis Jules César, mais
celui d'afficher une autarcie viscérale
face à la menace sans cesse renaissante
d'un continent unifié face à ses
rivages. Deux ans plus tard, le Général
de Gaulle tentait à son tour de
substituer au prophétisme marxiste et au
prophétisme démocratique associés, un
nationalisme de la France et de
l'Allemagne qui remettrait l'histoire du
monde sur ses pieds et la tête des
vraies nations sur leurs épaules.
6 - La mort du
supranationalisme
Mais, en 2014, le
spectacle d'une Europe réduite à un
peloton de nations colonisées et
vassalisées au profit de l'expansion
illimitée de l'empire américain
contenait les germes d'un retournement
du destin du monde non moins titanesque
que le premier.
Certes, dans leur
tentative radicale de remplacer le
danger hitlérien par une prétendue
menace expansionniste du nationalisme et
du capitalisme russe, les Etats-Unis se
heurtaient à des murailles tellement
infranchissables que les évènements
n'allaient cesser d'illustrer le retour
progressif de l'Europe à la défense des
prérogatives anciennes et des apanages
reconnus des vrais Etats. Il était
stérile de tenter de clouer la Russie au
pilori d'un prétendu "socialisme
national" et d'un nouvel hitlérisme dès
lors que Moscou était infiniment moins
isolée sur la scène internationale que
l'Allemagne de 1939, qui n'avait trouvé
que l'Italie de Mussolini et le Japon de
l'empereur Hirohito pour alliés.
Trois quarts de
siècle plus tard, toute l'Amérique
latine, accompagnée de la cohorte des
Etats africains et par un Japon
lentement renaissant voyaient un nouveau
Titan, la Chine, se ranger aux côtés
d'un basculement radical des forces à
l'échelle de la planète. Un empire du
Milieu en cours d'industrialisation
foudroyante et servie par une
démographie galopante redistribuait les
cartes du nationalisme sur le globe
terrestre. C'était l'empire américain et
ses trois cent cinquante millions
d'habitants qui ne faisaient plus le
poids face à l'émergence de l'Asie et de
l'Afrique; et, sur cet échiquier-là de
la mappemonde, la passivité d'une Europe
asservie à l'Amérique présentait un
spectacle fantasmagorique, tellement
cinq cent millions d'Européens demeurés,
dans tous les domaines cruciaux, en
avance technologique sur le reste du
globe terrestre paraissaient livrés à
une hallucination pathologique. Pourquoi
plier le genou devant un souverain
d'outre-Atlantique titubant et en pleine
dislocation politique?
C'est dire que
l'historien et l'anthropologue du
naufrage politique et cérébral continu
d'une Europe soudainement lancée à
l'assaut de la patrie de Tolstoï et de
Dostoïevski se verra contraint d'allumer
la lanterne d'un évolutionnisme
détaillé. Sinon, comment expliquer une
configuration aussi nouvelle de
l'alliance de la géopolitique avec la
vie onirique des évadés de la zoologie?
Il paraîtra incroyable que la victoire
de 1945 sur le nazisme ait pu enfanter
une classe dirigeante européenne
infantile et privée de la connaissance
la plus élémentaire du cerveau du genre
humain. Mais pourquoi la victoire de
1945 a-t-elle donné naissance à un livre
d'images dans lequel le triomphe
apparent des idéaux d'une démocratie
schizoïde aura privé des millions
d'encéphales - et pour plusieurs
générations - d'un regard acéré sur
l'histoire et la politique réelles de la
bête bipolaire? Pourquoi l'aventure des
sylvestres détoisonnés prenait-elle tout
subitement les couleurs d'une bande
dessinée dans laquelle la Liberté,
l'Egalité et la Fraternité auraient
rendu tous les hommes non seulement
égaux, mais semblables entre eux?
7 - Que sera
l'échiquier mental de la géopolitique de
demain?
Telle est la
question qui commencera de dessiner ses
contours anthropologiques la semaine
prochaine. Mais, dès aujourd'hui,
demandez-vous quelle est la carence
cérébrale qui scinde les cervelles des
dirigeants européens. Mme Merkel
encourage la Finlande à poursuivre les
sanctions économiques contre la Russie
au-delà du mois de juin et, dans le même
temps, elle encourage le vassal absolu,
le Japon, à entrer dans la banque
chinoise "pour l'investissement et le
développement". M. Schaüble,
Ministre allemand de l'industrie, se
réjouit de ce que la Grèce se trouvera
partiellement renflouée par la
Chine et par la Russie, mais songe à
poursuivre le géant russe Gazprom pour
"abus de position dominante".
D'un côté, le
Spiegel, cet hyper atlantiste
allemand, titre le blasphème: "Et
maintenant, voilà qu'arrive par-dessus
le marché le Obama..." (Und jetzt,
kommt auch noch der Obama...). D'un
côté, M. Hollande et M. Poutine se
rencontrent ce 24 avril, mais de
l'autre, la France ne livre toujours pas
les Mistral et ne se rendra pas à Moscou
le 9 mai. D'un côté, plusieurs
télévisions européennes, dont France 2,
vont interviewer le Président Bachar al
Assad, qui déclare que Paris est trop
atlantiste pour compter encore dans le
monde, de l'autre, la presse et la radio
françaises ne présentent qu'une version
tronquée et méconnaissable de cette
interview et répliquent par une
interview de M. Porochenko.
On se tord de rire.
Ce n'est pas la faute de la Russie si
l'Europe n'a ni gaz, ni pétrole. Et
puis, qu'est-ce qu'un empire sinon un
abus de position dominante qu'on appelle
"monopolaire"? A quand une procédure
contre l'abus de position dominante du
dollar-papier? A quand une action
judiciaire contre les accords de Bretton-Wood?
L'atlantisme conduit à la vassalisation
inéluctable, l'alliance avec la Russie
fera de l'Europe le pôle économique
dominant de la planète de demain aux
côtés de la Chine.
Cette danse de
saint Guy d'une Europe déboussolée
révèle que la politologie et la science
historique modernes se heurtent à des
récifs qu'elles ne voient pas encore.
C'est le moment de faire progresser le
Discours de la méthode qu'élabore
l'anthropologie critique sur ce site
depuis cent soixante dix mois.
Le 24 avril 2015
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