Qu'est-ce que philosopher
La politique
mondiale et
l'avenir de la philosophie au XXIe
siècle
Manuel de Diéguez
Manuel de
Diéguez
Samedi 23 novembre 2013
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Présentation
1 - La définition
anthropologique de la
distanciation intellectuelle
2 - Les origines zoologiques du
sacré
3 - La bête spéculaire
4 - Une émulsion continue
5 - Le surgissement du néant
6 - Le XXIe siècle et la pesée
de l'individu
7 - La dissuasion nucléaire et
l'anthropologie critique
8 - Le vieillissement des
civilisations
9 - Les trois étages de la
science historique
10 - Les vassaux déclassés
11 - Les progrès du fabuliste
12 - Du fabuliste au zoologue
13 - Une anthropologie de la
falsification intellectuelle
14 - Le XXIe siècle et l'avenir
du "Connais-toi" socratique
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Présentation
Quatre cent
soixante sept ans après la découverte de
Copernic, qui a fait changer de rang à
notre espèce dans le cosmos, l'année
2013 comptera pour l'une des plus
décisives de l'histoire politique de
l'humanité. Mais il a fallu deux siècles
pour que l'Eglise acceptât une mutation
irréversible du statut de l'évadé des
forêts. De nos jours, la vitesse de Clio
s'est multipliée par cent - il faudra
donc attendre deux ans seulement pour
que la révolution de 2013 devienne aussi
largement comprise que le rendez-vous
avec l'infini qui a fait de nous des
pucerons de l'univers.
Mais, cette
fois-ci, l'évènement symbolise une
métamorphose copernicienne de l'univers
de la politique. L'expérience de
quelques millénaires de notre histoire
nous avait démontré que notre planète
n'a jamais toléré une coalescence de
deux guides du destin des peuples et des
nations. Il a fallu choisir entre la
puissance de Rome et celle d'Athènes,
puis entre les légions de la Louve et
Carthage, puis entre le sceptre de
Londres et celui des conquistadors - il
faudra choisir entre le dragon chinois
et la bannière étoilée, et l'on verra le
mâle dominant louangé par un cortège de
vassaux déférents. Sera-t-il possible de
mettre un terme au règne des grands
solitaires? Deux aigles afficheront-ils
une conjonction irénique de leur
croissance commune et équitablement
partagée?
Telle est la pièce
qui se joue en ce moment, mais encore en
modèle réduit: il ne s'agit pas de
savoir si l'Iran disposera un jour de la
bombe atomique, parce que l'arme
nucléaire est obsolète depuis belle
lurette. Il s'agit seulement de savoir
si Téhéran sera autorisé par la
communauté internationale à se trouver
placé aux côtés de Tel-Aviv par un
verdict de la géographie - sinon,
comment porter remède à cette
malencontre? Car Israël appelle le monde
entier à reconnaître l'exclusivité de
son hégémonie dans la région; et cet
Etat-miniature appelle avec indignation
tout notre astéroïde à réfuter le
verdict du tribunal multimillénaire des
empires Sans doute Athènes, Rome,
Madrid, Londres ou Paris étaient-ils
trop minuscules pour appeler le globe
terrestre au secours de leur règne
solitaire sur la mappemonde. Israël veut
jouir d'un monopole ignoré des Anciens,
celui d'une ubiquité souterraine qui lui
permettrait de crier au loup de
génération en génération sur toute la
terre habitée.
C'est l'avenir de
ce destin qui se joue cette semaine sur
l'échiquier de la mappemonde. Le coup
d'envoi de cette partie de Titans a été
donné le 18 novembre à la Knesset par M.
François Hollande: le jour était venu
pour le Président de la République
française de saluer au passage la lutte
des Palestiniens depuis 1948 contre leur
colonisation et de rendre, du bout des
lèvres, un hommage liturgique au mythe
démocratique. On sait que cette
cérémonie cultuelle se trouve ritualisée
depuis cinq décennies.
Mais M. Hollande
cachait dans sa manche un cadeau
messianique de belle taille: rien moins
que la reconnaissance officielle de la
légitimité dont jouirait Israël à
étendre son territoire et à franchir
sans fin ses frontières de 1948. Comment
valider allègrement une violation du
droit international de ce calibre ? Il
faut savoir que le discours de M.
Hollande a été rédigé à Paris par un
membre du Comité représentatif des
institutions juives de France et que
cette institution prête officiellement
sa plume au locataire provisoire de
l'Elysée, et cela aussi bien quand un
Laurent Fabius se trouve à la tête du
Ministère des affaires étrangère que du
temps de son prédécesseur, M. Kouchner.
Le 18 novembre
2013, la France a donc récité, au sein
du parlement israélien, la deuxième
scène du premier acte de la pièce dont
j'annonçais qu'elle rendrait enfin
visible à tous le protagoniste de
l'histoire de notre temps sur la scène
du monde, à savoir l'Etat microscopique
d'Israël.
Voir :
-
Quatrième Lettre ouverte à M.
Vladimir Poutine, Président de la
Fédération de Russie , 12
octobre 2013
-
Troisième Lettre ouverte à M.
Vladimir Poutine, Président de la
Fédération de Russie ,5 octobre
2013
-
Deuxième Lettre ouverte à M. Vladimir
Poutine, Président de la Fédération de
Russie , 28 septembre 2013
-
Lettre ouverte à M. Vladimir Poutine,
Président de la Fédération de Russie
, 21 septembre 2013
On sait que le
renoncement in extremis à la
guerre en Syrie a réfuté les premières
répliques de la pièce. M. Hollande le
sait. Aussi a-t-il souligné que les
scènes suivantes seront qualifiées de "gestes"
et qu'elles devront se succéder. Quel
sera l'état de la planète à la chute du
rideau? Il se produira une explosion au
second ou au troisième acte. Le
satellite du soleil sur lequel
Shakespeare aura fait monter Hamlet et
un roi Lear confondus sera devenu
méconnaissable.
Pour l'instant,
deux hommes d'Etat seulement ont compris
le scénario: M. Vladimir Poutine et le
Pape François. Ils déclarent que le
bimane détoisonné a pris un nouveau
rendez-vous avec l'éthique véritable du
monde et que les sanctions économiques
vertueusement démocratiques prises au
nom d'Israël à l'égard des plus grandes
nations de la terre ne sont pas une arme
diplomatique civilisée et que le concept
de Liberté est tombé en enfer.
Le mois de novembre
2013 aura été décisif. Certes, la doxa
demeure intacte. Les vœux pieux suivent
leur allure de croisière. La démocratie
mondiale est devenue une Curie. Les
cardinaux de la Liberté y promulguent
les encycliques dévotes des Républiques.
La parole du droit international et de
la justice universelle est une pastorale
aussi mythologique que la précédente. On
croit que si la conquête de la
Cisjordanie s'arrêtait, Israël se
trouverait saisi d'un accès de sainteté
tellement inguérissable que sa
conversion perpétuelle à une démocratie
évangélique conduirait à la canonisation
de Clio sur la terre entière et que la
Knesset remettrait solennellement la
moitié de Jérusalem à l'Autorité
palestinienne. Mais tout cela exprime
l'évidence que le politologie moderne
est aussi ignorante que la théologie du
Moyen Age et que si notre époque ne
donne pas un nouveau destin au
"Connais-toi", les ténèbres du monde
moderne berceront des moribonds de la
raison mondiale. Par bonheur, Swift,
Eschyle, Cervantès et Molière tiennent
les fils de toute la tragédie. L'exposé
ci-dessous explicite les premiers pas de
l'anthropologie historique du XXIe
siècle.
Je remets à la
semaine prochaine l'approfondissement
anthropologique de la réflexion sur le
tragique de l'histoire mondiale des
démocraties, parce que l'avenir de la
pensée philosophique se trouvera
concerné au premier chef par l'entrée de
l'humanité dans une ère entièrement
nouvelle de la réflexion sur la
condition humaine.
Car l'accord
partiel de Genève du 22 novembre 2013 ne
règle en rien la question de fond, celle
du débarquement d'Israël dans la
politique internationale et de
l'affrontement inévitable entre les
ambitions territoriales de cet Etat et
les idéaux de la démocratie mondiale
censés fonder notre civilisation. Il
était fatal que l'Etat né en 1948
tenterait d'étendre ses frontières, ce
qui conduirait la planète à l'impasse
anthropologique à laquelle nous
assistons aujourd'hui.
L'avenir de la
philosophie au XXIe siècle
1 - La définition anthropologique de la
distanciation intellectuelle
Quel sera le
tournant le plus décisif que prendra la
réflexion philosophique au XXIe siècle ?
Celui qui contraindra la pensée
rationnelle mondiale à une mutation de
l'objet même de son attention: il
s'agira d'accéder à une double pesée du
cerveau politique du genre humain et de
préciser la spécificité de la bête que
la nature a dotée d'une mémoire
conservable dans le four de la pensée.
Confinée dans l'étude annexe ou
subalterne de la logique d'Aristote,
reléguée dans la psychologie dite des
"facultés", réduite à l'enseignement
d'une morale d'école et conduite, en fin
de parcours, à un aveugle recensement
des coutumes et des mœurs de la
"créature", une philosophie, partie d'un
si bon pas, dans la foulée de
l'anthropologie de Platon, a vu le génie
de sa vocation native avorter dans une
sociologie privée de tout recul
sommital.
Après deux
millénaires de christianisme, seul le
rappel du destin anthropologique de la
philosophie permettra de conduire la
"science des sciences" à substituer son
regard originel à celui, plus tardif,
des mythes religieux et à redonner à
l'intelligence sa profondeur
spéléologique.
2 - Les origines zoologiques du sacré
Si les mythologies
religieuses enracinées dans l'âge
magique de l'humanité sont appelées à
poursuivre leur chute dans des
sorcelleries théologiques et des
catéchismes de plus en plus
anachroniques, la réflexion sur les
vraies semences de la "vie spirituelle"
se focalisera sur l'approfondissement de
la connaissance des feux ascensionnels
de la raison. L'intelligence s'éclaire
de l'intensité progressive de ses
propres lumières. La notion d'"esprit" a
grandi dans le berceau des mythologies
qui fascinaient les peuplades
balbutiantes. Elle s'approfondira à
l'écoute de l'interprétation de la
notion de raison. On se demandera
comment l'espèce humaine s'est évadée du
règne animal à seule fin, semble-t-il,
de peupler le vide de gigantesques
statues respirantes. L'enracinement de
l'anthropologie scientifique dans une
spéléologie de l'imagination religieuse
des nourrissons conduira la vocation
mystique elle-même à se pencher sur ses
sources infantiles, donc à une critique
de ses premiers pas dans une zoologie
aphasique .
3 - La bête spéculaire
Quelle sera la
finitude nouvelle d'une condition
simiohumaine que seule l'histoire de la
raison "en miroir" des premiers hommes
permettra de mettre en pleine lumière?
On tentera d'analyser les ingrédients
spéculaires qui entrent dans le concept
puérils d'intelligibilité
appliqué à l'inerte d'Aristote à nos
jours et qui éclairent les sources
psychobiologiques des verbes
expliquer et comprendre.
Le XXIe siècle
approfondira le sens et la nature des
savoirs théorisés par l'inconscient qui
régit leur logique interne. Du coup, la
critique du sacré ira davantage au terme
de sa vocation et de sa méthode
naturelles, puisque l'analyse des
composantes mythologiques de la pensée
théologique permettra d'analyser la
politique rudimentaire de l'encéphale
semi sauvage de "Dieu".
L'approfondissement de la connaissance
psychobiologique de Jupiter passera par
la spectrographie et la connaissance
généalogique des songes célestiformes
dans lesquels les premiers évadés du
règne animal se réfléchissaient de
génération en génération.
4 -Une émulsion continue
Le XXIe siècle
tentera d'observer l'évolution de
l'encéphale d'Adam et de ses idoles.
Mais la logique philosophique ne partira
plus du présupposé illogique par nature
et par définition de la raison classique
selon laquelle l'homme et l'animal
appartiendraient à des espèces
radicalement différentes, alors que la
notion d'évolution implique
nécessairement que l'espèce rêveuse
résulte d'une émulsion en cours de
métamorphose continue. Du coup l'étude
de l'inconscient politique qui sous-tend
tout ensemble le mythe théologique et
son parallèle, le mythe scientifique,
permettra d'observer les premiers
vagissements de l'encéphale simiohumain
non seulement d'un millénaire à l'autre,
mais siècle par siècle et de préciser le
contenu semi animal du savoir dans
lequel l'humanité théorise ses désirs.
La notion d'évolution subira un
bouleversement des méthodes
inconsciemment narcissiques qui ont
présidé à son interprétation depuis
Darwin, parce que l'anthropologie
philosophique pilotera une lecture
spéléologique de la signification
subjective de l'évolution des cerveaux.
5 - Le surgissement du néant
Si la raison
généalogique se révèle l'instrument de
prospection de la finitude abyssale de
l'espèce, l'apparition d'une conscience
suraiguë du néant deviendra la clé de
"l'élévation spirituelle".
Le XVIe siècle a
découvert l'héliocentrisme, le XVIIe, la
multiplication des cultures, des mœurs
et de croyances religieuses, le XVIIIe a
fait débarquer l'étude de la
superstition dans l'humanisme mondial,
le XIXe a percé les premiers secrets des
origines zoologiques d'Adam, le XXe a
exploré la composition originelle de la
matière ainsi que ses relations avec le
temps et avec l'énergie, le XXIe
connaîtra la solitude d'une espèce
larguée dans l'infini et observera le
personnage qui n'avait personne dans son
dos, afin qu'il pût prendre sur ses
épaules l'isolement de la bête
épouvantée par le silence et le vide.
L'avenir
philosophique du bouddhisme sommital
culminera dans le démontage de la raison
spéculaire et se confondra avec celui du
souffle ascensionnel d'une conscience
intellectuelle devenue prospective.
6 - Le XXI siècle et la pesée de
l'individu
Les sciences
humaines du XXIe siècle continueront
d'étudier le genre humain à la lumière
des traits qui caractérisent tous les
spécimens de cette espèce. Mais la
découverte des allergies, puis de l'ADN
a ouvert une brèche impossible à combler
dans le principe, vieux de trois
millénaires, selon lequel les vérités
scientifiques seraient universelles par
définition. Le XXIe siècle conduira à la
connaissance rationnelle de l'individu
en tant que tel, donc à la capture de sa
spécificité.
(Voir Identité et structure du sujet,
Encyclopaedia universalis
Ici encore, le
parallélisme entre l'homme et l'animal
servira de grille de lecture à un
humanisme fondé sur la valorisation
intensive du singulier. Toutes les
espèces de chiens appartiennent à la
race canine et leur masse se partage la
capacité d'aboyer. Mais la différence
entre le lévrier afghan, le saint
Bernard, le bouledogue anglais et le
berger allemand est moindre qu'entre
Tartuffe et Jean de la Croix, Alexandre
le Grand et Gauguin, Christophe Colomb
et Mozart, Copernic et Shakespeare.
Pourquoi ces individus d'apparence
infiniment plus semblable que le
rouge-gorge et l'épervier, le rossignol
et l'albatros, le pinson et le corbeau
sont-ils plus différents entre eux que
des volatiles aux multiples plumages et
de taille tellement inégale? Parce
qu'une espèce fondée sur la
diversification des cervelles étend à
l'infini l'espace à défricher entre les
individus.
Quand la
différenciation entre les humains est
devenue sommitale, elle produit des
spécimens uniques. L'anthropologie du
singulier débarquera dans la politologie
et dans la science historique du XXIe
siècle, parce que le naufrage de la
civilisation européenne résultera de
l'hégémonie croissante que les masses
exerceront sur l'individu : Solon et
Lycurgue ne se sont imposés que parce
qu'en leur temps, Sparte et Athènes
étaient encore capables de se rallier à
des modèles supérieurs - mais, à
l'époque d'Auguste déjà, Rome n'était
plus à l'écoute des Tacite ou des
Tite-Live.
Le XXIe siècle
étudiera la capacité des élites à
reconnaître les grands regardants.
Quatre siècles après la Renaissance,
l'éditeur Calmann-Levy a mis vingt ans à
rendre audible un Stendhal dont Balzac
avait aussitôt compris le génie, Max
Brod consacrera trente ans à tenter de
faire connaître l'œuvre de Kafka, dont
la nouvelle la plus extraordinaire,
La Métamorphose, n'a été
publiée qu'avec dix ans de retard, parce
que son éditeur la trouvait trop longue
de quelques pages, Proust n'a été
compris qu'après une longue bataille,
Ionesco était joué dans les capitales du
monde entier quand Paris a fini par le
saluer. En 1925 Gaston Gallimard avait
reconnu que les marchands ne comprennent
rien aux livres qu'ils font imprimer et
que les manuscrits doivent être jugés
par un comité d'écrivains - mais, cent
ans plus tard, des conseillers
commerciaux décident seuls et en dernier
ressort de la publication d'un livre et
Gallimard est coté en bourse. On y
publie encore quelques ouvrages dignes
des Alde Manuce et des Froben, mais il
n'existe plus ni noyau social de haute
culture et en position de servir de
vecteur sommital au génie, ni de relais
audio-visuels ou de presse en mesure de
lutter contre la massification des
visions du monde. Mais la question de la
pesée du génie n'en deviendra pas moins
focale dans des secteurs d'avant-garde
du seul fait que l'éjection du Vieux
Monde de la géopolitique conduira cette
civilisation à une introspection
élévatoire et féconde.
7 - La dissuasion nucléaire et
l'anthropologie critique
L'anthropologie
scientifique de demain ouvrira également
à la philosophie, donc à l'intelligence
critique une interprétation prospective
de l'évolution des espèces. Celle-ci
bousculera les paramètres actuels de la
science historique et de la
géopolitique, parce que, pour la
première fois, les sciences humaines
conquerront un regard de l'extérieur sur
les semi évadés de la zoologie.
L'observation anthropologique de la
stratégie mondiale de la dissuasion
nucléaire deviendra un instrument
d'analyse privilégié de la semi
animalité de l'humanité. Du coup, comme
il est dit plus haut, les prémisses de
la géopolitologie s'éclaireront à la
lumière des origines zoologiques des
théologies.
8 - Le vieillissement des civilisations
On introduira la
notion de "vieillissement naturel" dans
l'étude clinique du naufrage des grandes
civilisations. Une démocratie française
âgée de deux siècles souffre
nécessairement d'une obésité
administrative et d'un clientélisme
inguérissables, donc de la sclérose
cérébrale d'un l'Etat devenu réfractaire
à toute thérapeutique efficace. Le XXI
siècle saura que les civilisations ne
meurent pas faute de médicaments, mais
faute que la médication appropriée
demeure applicable au malade. On
racontera dans les livres d'histoire à
l'usage des enfants des écoles qu'au
début du IIIe millénaire, la
fossilisation cérébrale de la classe
dirigeante au sein d'une Europe non
seulement hyper bureaucratisée, mais
occupée depuis trois quarts de siècle
par quelque cinq cents bases militaires
américaines appelées à exorciser une
invasion imaginaire, on racontera,
dis-je, le caractère dérisoire de la
décision hautement symbolique de
l'administration de Bruxelles d'unifier
de toute urgence la capacité des chasses
d'eau de la Finlande à la Sicile. La
dérision et la superficialité d'esprit
du byzantinisme moderne ne sont jamais
que des conséquences fatales de la
sénescence des élites et de la
massification des populations.
9 - Les trois étages de la science
historique
Les décadences sont
les berceaux des progrès de la science
historique. Thucydide est né des
défaites d'Athènes devant Sparte, Tacite
de la chute de l'empire dans la
tyrannie, Tite-Live commence d'observer
les effets du climat et de la géographie
sur la qualité guerrière des peuples et
à prendre un premier recul à l'égard des
superstitions des peuples sauvages. Le
basculement de l'Europe hors de
l'histoire de l'action politique dotera
la science de la mémoire de trois étages
de la connaissance rationnelle des
évènements. On distinguera le récit des
chroniqueurs et des mémorialistes, qui
s'en tiennent à l'anecdote. Puis les
interprètes en possession de l'outillage
et de la problématique idéologiques de
leur temps disposeront les pièces de
leur jeu sur leur échiquier verbifique:
on verra la gauche, la droite et le
centre éclairer leurs horizons
grammaticaux à la lumière des bougies
cérébrales qui appartiennent en propre à
leur langage. On se situe toujours à la
gauche ou à la droite d'un centre
construit sur une culture localisée et
privée de toute conscience de ses
fondements anthropologiques.
Le troisième étage
de la science historique sera celui de
la distanciation à la faveur de laquelle
l'évolutionnisme, la psychanalyse, le
tragique, les apories psychogénétiques
qui entravent la marche de l'espèce se
changent en phares ou en lampadaires
d'une Clio devenue la spectatrice
panoramique de tout le déroulement de la
pièce.
10 - Le déclassement des vassaux
Néanmoins, le
troisième étage de la science de la
mémoire ne sera pas étranger au regard
des locataires du second. Exemple:
l'Amérique est censée recentrer les
ambitions de son empire sur l'Asie et
l'Afrique. Du coup, l'Europe se sent
délaissée de ne plus occuper le premier
rang dans un univers vassalisé à son
profit, à ce qu'elle s'imaginait; car
elle croyait faire du moins le poids sur
les plateaux de la balance à relativiser
sa propre servitude. Le spectacle de la
peur et même de l'effarement des
subordonnés européens largués en
contrebas de leur Jupiter demeure
inintelligible si les projecteurs du
troisième étage ne courent au secours
des chandelles dont s'éclairent les
habitants du second étage.
L'Europe s'était
habituée à compter seule en face du lion
planétaire; elle s'affole maintenant de
ce que les mâchoires du grand fauve
poursuivent des proies plus dignes de
ses crocs. Seul un regard sur l'espèce
humaine tout entière et en tant que
telle parvient à éclairer le deuxième
étage et le rez-de-chaussée. L'empire
américain fera la découverte de ce qu'il
lui reste beaucoup à apprendre de la
lanterne de La Fontaine, qui écrit:
" Du coquin que
l'on choie, il faut craindre les tours,
Et ne point espérer de caresses en
retour".
Naturellement, le
mâle dominant n'abandonne rien de son
gigot : il demeure le maître de la
Méditerranée de Gibraltar au Caire et
ses cinq cents bases militaires se sont
vissées à jamais sur les terres du Vieux
Continent. Ici encore, ce n'est en rien
le dépit de toute la maisonnée
atlantique de se trouver délaissée au
profit de rivages plus lointains qui
requiert la profondeur de l'analyse
anthropologique de l'histoire, mais la
démonstration vexatoire que la
croissance du souverain n'est pas
parvenue à son terme et que les valets
rapetissent encore davantage quand ils
découvrent que leur maître n'a pas
achevé sa croissance. Faute de se donner
une anthropologie spectrale pour assise,
la science historique classique se voue
à de petits tricots, tellement l'abyssal
de la servitude se nourrit de la
méditation sur le trépas des
civilisations.
La chute du
paganisme et l'ascension compensatoire
d'un monothéisme nécessairement
monopolaire avaient enfanté une
distanciation nouvelle, provisoire et
enivrante, celle d'une intelligence
critique relativement déprovincialisée :
le genre humain croyait être parvenu
d'un seul coup à se réfléchir sur la
rétine définitive d'un ciel monoculaire.
Le XXIe siècle enfantera le premier
regard de l'extérieur sur l'humanité
qu'une philosophie et une anthropologie
critique élaboreront coude à coude.
11 - Les progrès du fabuliste
Pourquoi les
décadences approfondissent-elles le
regard de Clio ? Parce qu'elles
permettent un premier démontage du
moteur d'une civilisation et
l'exposition des pièces au grand jour.
Un peuple vivant se donne plus
facilement des œillères sur le marché du
temps qu'une nation vouée à la
liquéfaction et qui expose maintenant à
l'étalage les organes dont l'heureux
fonctionnement paraissait trop naturel
pour qu'on les mît sous vitrine . Les
naufrages attirent l'attention sur la
fragilité des mâts et sur la béance des
écoutilles.
Mais pourquoi
l'approfondissement des intelligences et
l'acuité nouvelle de la vue
conduisent-ils à une anthropologie
abyssale? Parce que les vérités
fondamentales sont simples: depuis
Esope, elles renvoient à la zoologie.
C'est en peintre animalier que La
Fontaine se révèle un profond esprit
politique. Mais si le regard du zoologue
n'était pas celui du spéléologue en
herbe, le fabuliste ne nous apprendrait
rien. Certes, les Anciens mettaient déjà
des animaux en scène. Un proverbe latin
disait: "Dant veniam corvis, vexant
censura columbas - Ils pardonnent aux
corbeaux, ils tourmentent les colombes".
On donnait aux loups des moutons à
garder, aux chiens des chacals à gaver,
on chargeait les agneaux de tous les
péchés du monde, on ménageait la chèvre
et le chou, on "attelait des renards
- Jungunt vulpes" (Virgile). Mais
l'anthropologie critique du XXIe siècle
observera les échiquiers de la cécité
volontaire et leur construction dans
l'inconscient simiohumain.
12 - Du fabuliste au zoologue
Prenez l'exemple du
conflit sur l'acceptation ou le refus de
la communauté internationale d'accorder
à tel Etat et non à tel autre le droit
de fabriquer l'arme nucléaire. Il paraît
hallucinant qu'un Etat minuscule, mais
armé de la foudre de l'apocalypse, hurle
à la mort au clair de lune à l'idée que
son voisin, dont la population s'élève à
quatre vingt millions d'habitants,
pourrait s'armer à son tour de songes
guerriers, mais dans un monde tout
imaginaire, celui de l'explosion de
l'atome, qui date de soixante huit ans
seulement et dont l'origine et la nature
théologiques sont connues. On sait que,
depuis un demi-siècle, les stratèges du
monde entier démontrent en vain que la
menace d'auto-extermination réciproque
des Etats modernes ne ressortit pas à la
science militaire, mais à un " retour du
refoulé " bien connu, celui de l'Apocalypse
faussement attribuée à Saint Jean et à
l'excommunication majeure de l'Eglise du
Moyen Age.
Mais la feinte
para-théologique d'un suicide universel
permet au mammifère semi cérébralisé de
soustraire à tous les regards le champ
véritable de la politique et la
problématique réelle de l'action
gesticulatoire de cet animal sur la
scène internationale. J'ai exposé
récemment que l'existence de Rome était
fâcheuse aux yeux d'Athènes, l'existence
d'Albion condamnable aux yeux de Charles
Quint, l'existence d'une Europe unie
coupable aux yeux de Londres,
l'existence de Carthage offensante aux
yeux de Scipion l'Africain. Mais, le
fabuliste ne saurait accéder au degré de
profondeur de l'observation
anthropologique. La Fontaine observe que
le lion a raison, puisqu'il s'appelle
lion et que les jugements de cour vous
font "blanc ou noir" selon que
vous êtes "puissant ou misérable",
mais son époque n'accédait ni à
l'analyse des stratifications cérébrales
originelles de la bête, ni au spectacle
de la mise en place des horizons mentaux
de type semi zoologique qui servent de
moules en acier trempé aux jugements
collectifs et qui changent les croyances
en creusets héréditaires du vrai et du
faux.
La distanciation du
fabuliste à l'égard de l'animal demeure
descriptive et moralisatrice. M. le
Corbeau, méfiez-vous des flatteurs, et
vous, lièvres véloces, ne partez pas
trop tard, et vous, cigales cantatrices,
écoutez la fourmi, et vous, chiens bien
nourris, apprenez du loup que la liberté
fait maigrir, et vous, grenouilles,
méfiez-vous autant de vous-mêmes que de
vos rois - mais tout cela n'instruit
encore que les enfants. La philosophie
du XXIe siècle transcendera le niveau
d'analyse du zoologue classique pour
scruter des animalités mentales et
cerébralisées - celles qui qui
substituent au réel des mondes
fossilisés par des imaginaires semi
zoologiques et devenus le ciment des
identités socialisées et intéressées à
se masquer.
Jules César
relevait déjà que "libenter homines
quod volunt, credunt - Les hommes sont
portés à mettre leurs croyances à
l'écoute de leurs vœux". Mais, ici
encore, l'étude de la capture de sa
proie mentale par l'animal pensant et
pour son bénéfice pseudo moral, donc à
l'usage de son image idéalisée n'est pas
à la portée de la raison antérieure à la
psychanalyse anthropologique de
l'histoire et de la politique.
13 - Une anthropologie de la
falsification intellectuelle
Qu'en est-il du
déplacement rusé des paramètres du
savoir "rationnel", de la fixation
arbitraire des coordonnées qui
permettent d'immobiliser
artificiellement les critères du
jugement et de stratifier des
problématiques illusoires sur un champ
visuel fossilisé, habilement faussé et
rétréci?
La Fontaine
souligne que "la raison du plus fort
est toujours la meilleure". Mais
comment la force se met-elle en place?
Comment conquiert-elle, à titre
préjudiciel, la maîtrise de
l'interprétation "convaincante", comment
efface-t-elle le vrai à le soumettre à
des signifiants a priori, comment
noie-t-elle la vérité dans des
signalétiques imposées ou apprises,
comment oublie-t-elle sciemment
l'essentiel ou passe-t-elle outre comme
chat sur braise au nœud de la question?
Tout cela n'est pas dans La Fontaine.
Le XXIe siècle
mettra en pleine lumière les procédés
qui mettent en place des problématiques
trompeuses; et il éclairera la nature
même de l'intelligence falsificatrice
dont la bête fait un usage astucieux. La
politologie en sera fécondée, parce que
la morale véritable pointera son nez
parmi les interprétations truquées. Le
peuple iranien humilié doit choisir
entre la famine et la servitude et
négocier un canon sur la tempe. Mais
quelle mer poissonneuse de l'éthique des
sauvages et quelle promesse d'un
approfondissement moral des sciences
humaines de demain!
14 - Le XXIe siècle et l'avenir du
"Connais-toi" socratique
Le XXIe siècle sera
pluridisciplinaire, mais nullement au
sens où l'entendait le XXe siècle. Les
disciplines scientifiques ne sont
nullement juxtaposables. Par nature et
par définition, la philosophie se sait
et se veut une anthropologie à la fois
originelle et pluridisciplinaire; car le
Théétète observe et
hiérarchise les cerveaux à la lumière de
leur capacité fort inégale de forger des
concepts heuristique et la
République de Platon valorise la
faculté de quelques encéphales
privilégiés d'accéder à la rigueur
supérieure des raisonnements en chaîne
qu'aligne la dialectique. Quand Socrate
démontre que le langage ne saurait
franchir le mur du singulier, il porte
le premier regard surplombant de notre
espèce sur l'infirmité innée de la
parole en tant que telle. Pour tenter de
hiérarchiser les têtes, le IIIe
millénaire réclame une balance nouvelle
à peser la politique et l'histoire.
L'anthropologie
moderne se situe tout entière dans la
postérité de Platon. C'est à ce titre
que la philosophie du XXIe siècle
élargira la portée anthropologique de la
distinction la plus féconde de Kant,
celle qui enseigne que les jugements
analytiques et les jugements
synthétiques s'ignorent réciproquement.
Mais pourquoi aucun savoir ne se
construit-il les paramètres d'une
problématique extérieure à son enceinte
et qui lui permettrait de se regarder du
dehors, pourquoi la chimie ne
porte-t-elle pas de regard sur la
chimie, pourquoi la théologie
ignore-t-elle la nature de la théologie,
pourquoi la science expérimentale. ne
connaît-elle pas la nature
psychobiologique de la preuve dite
"expérimentale"? Parce que la cause
dernière de cette aporie fondamentale
est précisément anthropologique par
définition: pour voir que la science
croit "expérimenter" des signifiants
censés tapis dans la matière, il faut
une anthropologie capable de peser le
probatoire de type semi zoologique.
Reçu de l'auteur pour publication
Le sommaire de Manuel de Diéguez
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