Théopolitique - La
laïcité face aux mythes religieux
Religion et civilisation
Manuel de Diéguez
Manuel de
Diéguez
Vendredi 22 janvier 2016
"On ne peut apprendre la
philosophie, on ne peut qu'apprendre à
philosopher."
E Kant
|
1 - Le tribut au
bourreau
2- La vocation guerrière du
sacrifice
3 - Les embarras théologiques de
la Renaissance
4 - La raison éducatrice des
dieux
|
1 - Le tribut au
bourreau
Chateaubriand
conserve une avance indélogeable sur la
pauvreté anthropologique de la science
actuelle des religions. Il a, en effet,
formulé deux remarques fondamentales,
comme en passant. L'auteur du
Génie du christianisme souligne
qu'il ne s'occupe que de "théologie
poétique" et que les sacrifices ne sont
pas nés des religions, mais les
religions du meurtre de l'autel, donc de
la vocation rédemptrice d'un assassinat
sacré.
Il était audacieux,
en 1802 de rappeler que tout l'appareil
hiérarchisé des sacerdoces, tout
l'appareil doctrinal des théologies,
toute la construction cérébrale des
cosmologies mythiques n'est qu'un
habillage des divinités sacrificatoires
et notamment de celles du christianisme
qui se fonde sur un meurtre
satisfactoire à un monstre du cosmos. Il
faut payer à quelqu'un une redevance
pour le droit de se trouver là et
négocier avec un géniteur imaginaire du
cosmos l'offrande d'une victime d'autant
mieux rémunérée qu'elle sera jugée plus
précieuse par le récipiendaire, donc
d'un coût plus considérable tant par sa
valeur marchande que par sa rentabilité.
Ainsi, au cours de la retraite des
Dix-Mille, les Grecs avaient sacrifié
jusqu'à leurs bœufs d'attelage.
Aussi l'histoire du
christianisme a-t-elle été dominée des
siècles durant par le calcul du prix
politique qu'avait coûté à l'autel la
subite tiédeur religieuse d'Abraham.
Quelle audace de substituer à Isaac un
agneau de vil prix, ce qui avait
affaibli à jamais l'autel des Hébreux
par l'audace sacrilège d'ordonner à
Jahvé de se contenter dorénavant d'un
animal. Par bonheur, pensait-on, le
christianisme avait retrouvé
l'immolation précieuse et quasiment hors
de prix d'un être humain.
2- La vocation
guerrière du sacrifice
Mais la
contestation morale et la vocation
civilisatrice des sociétés avait
commencé dès le sacrifice d'Iphigénie :
la sainte décision d'Agamemnon d'immoler
sa fille, afin d'acheter les faveurs de
Zeus et d'Arès avait inspiré à son
épouse Clytemnestre une fureur aussi
indifférente à l'issue de la guerre de
Troie qu'à toute la théologie des
sacrifices; et elle avait venger sa
fille en assassinant son mari. Mais son
indignation au spectacle du meurtre
sacré avait été partagée par toute
l'antiquité civilisée de l'époque
puisque le théâtre d'Euripide s'en était
fait l'écho avec Iphigénie en
Tauride.
Mais le fondement
guerrier et politique du sacrifice
humain a été derechef illustré au
Concile de Trente: l'armée des
sanctificateurs chrétiens du meurtre de
l'autel savait bien qu'à attiédir et à
réduire à un meurtre sacerdotal figuré
le sacrifice de la crucifixion de Jésus,
l'Eglise catholique allait perdre
l'armée sans cesse renouvelée qui, de
génération en génération, convainquait
les saints chrétiens d'offrir leur chair
et leur sang bien réels à la divinité.
Comment convaincre
les soldats de mourir pour la patrie sur
le champ de bataille si, depuis Abraham,
les religions se sont donné une vocation
civilisatrice et intellectuelle
incompatible avec les lois de la guerre.
Le Maréchal Pétain savait cela en
guerrier et en anthropologue de la
politique des sacrifices. Celle-ci sert
de moteur à l'histoire du "vrai Dieu",
lequel n'est qu'un déguisement de
Chronos, le monstre dévoreur de sa
propre progéniture. "L'esprit de
jouissance l'a emporté sur l'esprit de
sacrifice", disait le guerrier de
Verdun, tant il savait que
l'auto-immolation de Thérèse de Lisieux
avait inspiré le sacrifice de ses
soldats dans les tranchées de Verdun. Il
n'est que d'observer la théologie
embarrassée de la guerre des Massignon,
des Bourdaloue et en premier, de l'Aigle
de Meaux qui, sous Louis XIV, tentaient
de christianiser les guerres du Roi
Soleil.
3 - Les embarras
théologiques de la Renaissance
Mais il y a plus :
le débat sur la vocation civilisatrice
ou la vocation guerrière du monothéisme
a été illustré par la querelle sanglante
qui a déchiré la théologie de la
Renaissance entre les protestants et les
catholiques. Erasme a illustré ce
conflit dans sa Disputatiuncula de
taedio et pavore Christi de 1499
(Petite dispute sur le dégoût et
l'épouvante du Christ). A
l'époque, une foule de théologiens
s'indignaient de la poltronnerie de
Jésus-Christ, qui avait, le malheureux,
tremblé comme une femmelette, parce que
son "Père" revenait à la théologie anté-abrahamique
de l'immolation et demandait au "Fils"
de valider à nouveau le sacrifice
d'Isaac qu'il s'était laissé ravir avec
une bonne grâce apparente.
Mais que répondait
Erasme à un John Colet prédicateur à la
cathédrale Saint Paul de Londres, qui
s'indignait que le Christ n'ait pas
couru à son holocauste comme un saint
André, alors qu'on lui demandait
seulement d'offrir réellement sa
charpente à tuer en échange du salut
éternel de tout le genre humain?
Erasme n'ose
soulever la question anthropologique des
fondements politiques et historiques
d'un sacrifice aussi disproportionné en
apparence: l'auteur de la Ratio
verae theologiae en était réduit
à tenter de laver la victime de
l'accusation de lâcheté. En raison de
son omniscience divine, la victime
chrétienne, écrit-il, connaissait sur le
bout des doigts et dans le détail, les
tortures rédemptrices qu'elle allait
subir sur l'offertoire du Golgotha.
L'homme de
L'Eloge de la folie avait puisé
toute sa philosophie du courage dans la
lecture du Lachès de
Platon. En ce temps-là, l'opinion
publique confondait largement le courage
avec la violence physique. A ce compte,
les bêtes féroces étaient considérées
comme les plus courageuses du monde.
Tout le texte de Platon oppose le
courage aveugle du baroudeur Lachès au
courage réfléchi de Nicias, le tacticien
et le savant dans l'art militaire. Il
s'agit de rattacher le courage à la
lucidité, à la conscience de soi et pour
tout dire, à la personnalité.
4 - La raison
éducatrice des dieux
Et si, vingt-huit
siècles après le sacrifice d'Iphigénie,
le temps avait fait son œuvre et si la
vocation éducatrice des sociétés se
trouvait désormais contrariée par
l'horreur universelle qu'inspirent les
vengeurs d'Allah, qui se promènent, une
tête coupée à la main, ou qui exécutent
leur propre mère accusée de tiédeur
religieuse! L'avenir de l'islam est-il
anté-abrahamique ou bien s'inscrit-il
dans la postérité d'un Christ horrifié
au spectacle de la régression religieuse
de son "Père", qui sanctifie une potence
et qui place au coeur du christianisme
un instrument de torture à vénérer.
Mais alors, la
querelle actuelle entre un Allah vengeur
et un Allah post abrahamique ne se
place-t-elle pas au centre de la
politique mondiale et la remarque de
Chateaubriand n'est-elle pas devenue
plus focale qu'en 1802? Ce poète du
christianisme se révèle un
simianthropologue avant la lettre, lui
qui portait sur la spécificité de
l'animalité humaine un regard que la
postérité de Claudel ou de Heidegger est
loin d'avoir rejoint. Car Heidegger
proclame que l'homme "habite" le
monde en poète. Mais il ne se demande
pas encore, en quoi l'homme se révèle le
poète de la vie et de la mort de ses
dieux.
L'islam
d'aujourd'hui s'interroge en poète sur
la vie et la mort d'Allah, mais aussi en
sorcier d'une idole qui dévore ses
enfants. L'islam d'aujourd'hui reproduit
les querelles théologiques du Concile de
Trente. L'islam d'aujourd'hui ne sait
pas encore de quel côté de l'histoire et
de la politique faire pencher Allah.
Mais puisque l'islam du sang et de la
mort, puisque l'islam du meurtre
sacrificiel, puisque l'Europe du
sacrifice qu'on appelle l'histoire
divisent aujourd'hui le monde entier sur
le modèle des théologiens du Concile de
Trente, soyons reconnaissant à l'infini
de tuer tous nos repères. Soyons
reconnaissants au vide et au silence de
l'immensité de priver de timon et de
guidage une humanité à jamais livrée
sans boussole à l'éternité. L'immolation
de soi-même, puisque le sacrifice au
néant auquel la bête humaine se trouve
appelée, rouvre les trois religions du
Livre à la question du vrai destin des
fils de Chronos !
Le 22 janvier 2016
Le sommaire de Manuel de Diéguez
Les dernières mises à jour
|