Opinion
Quel sera le coût pour la civilisation
mondiale
de la honte et du déshonneur de l'Europe
?
Manuel de Diéguez
Manuel de
Diéguez
Vendredi 18 mars 2016
|
1 - Préambule
2 - L'infirmité d'un empire
3 - L'invalidité native d'un
chef d'Etat malencontreux
4 - La paralysie générale d'un
empire hollywoodien
5 - La fragilité de la
souveraineté des Etats
6 - La propagande de guerre
7 - De l'obscurantisme religieux
au scientisme idéaliste
|
1 - Préambule
Une seule réalité
domine la politique internationale, à
savoir la volonté prophético-messianique
des Etats-Unis de poursuivre leur
expansion en Europe. Or, non seulement
aucune démocratie, donc aucun Etat
souverain ne saurait légitimer
l'occupation éternelle de son territoire
par les troupes d'une nation étrangère
et en river le principe au cœur de sa
Constitution. Or, il se trouve qu'aucun
parti politique n'ose seulement évoquer
cette situation, qui semble désormais
aller de soi et conduire le train actuel
de l'Europe et du monde.
Pour comprendre et
expliquer cette vassalisation consentie,
il faut commencer par réfuter l'adage: "Comparaison
n'est pas raison". Car cette
situation est tellement identique à
celle de Rome à l'heure de Séjean et de
Tibère qu'il suffit de rappeler le génie
des sénateurs de la Ville éternelle. Ils
avaient décidé de faire camper hors de
Rome les légions du peuple romain,
tellement ils avaient compris que dans
une société occupée jour et nuit par sa
propre armée, celle-ci y conquerrait
bientôt un pouvoir titanesque. Elle
ferait et déferait alors les empereurs à
son gré et toujours au profit du chef
qui aurait pris appui sur elle. Celui-là
se hissera au pouvoir suprême au nom
même du peuple romain et de la
République qu'il serait censé incarner.
La croyance au
prophétisme rédempteur de la nation
américaine et sa croyance à la vocation
innée dont elle serait investie de
véhiculer l'humanité sur les chemins de
la Liberté, de la Justice et du Droit
est tellement invétéré que des
républicains commencent de se rallier à
la cause de leur adversaire officiel,
Mme Clinton, cette doublure de son mari
Bill, tellement ils se convainquent que
Donald Trump tentera de trahir la
vocation rédemptrice universelle du
peuple américain.
La nécessité
absolue de maintenir hors de Rome les
légions d'un peuple démocratique a
trouvé sa confirmation sitôt après la
mort de Néron. Son successeur, Galba,
âgé de soixante-dix ans, avait imaginé
deux remèdes devenus aussi illusoires
l'un que l'autre: le premier était de
permettre aux empereurs de se donner un
fils adoptif digne de diriger l'empire,
parce que le fils biologique d'un
empereur se trouvait souvent incapable
d'assumer la magistrature suprême. Le
second remède était d'éviter d'épuise
les finances publiques en réduisant la
prébende fantastique qu'on payait à
chaque légionnaire campé dans Rome à
l'occasion de l'arrivée au pouvoir d'un
nouvel empereur.
Or, la science
politique des patres conscripti,
c'est-à-dire des sénateurs originels qui
avaient assassiné le roi Numa Pompilius
et l'avaient fait descendre du ciel et
prophétiser l'avenir glorieux de Rome
s'était pleinement réalisée. Le débat ne
portait même plus sur le renvoi des
légions hors de Rome, mais sur le
montant des sommes fabuleuses qu'on leur
versait. Galba a été assassiné par les
soldats d'un certain Othon, leur chef,
qui leur promettait, lui, de perpétuer
le bon temps des sommes vertigineuses
qu'ils réclamaient, à condition qu'ils
veuillent bien le faire succéder au
vieux Galba.
C'est dire que la
nouvelle classe dirigeante romaine se
comportait exactement comme les
Républicains américains, qui préfèrent
changer de parti et voter pour les
démocrates si ceux-ci préservent la
vocation native de l'Etat américain,
assuré de génération en génération du
salut du genre humain, tout en assurant
aux "démocratiseurs" de juteux bénéfices
.
C'est dans cet
esprit que j'ai publié le 11 mars
quelques remarques sur
La mort politique de François
Hollande. Mais on voit à quel
point un éclairage historique préalable
doit servir de préambule à la
compréhension actuelle du déshonneur et
de la honte de l'Europe. Il est
impossible aux Etats de renoncer à titre
constitutionnel et au nom même des
principes universels censés guider des
démocraties, aux fondements mêmes de
tous les Etats du monde, à savoir leur
souveraineté. Il est impossible à
aucun Etat de renoncer à chasser les
troupes étrangères de son territoire. On
sait qu'Othon, avec son successeur
Vitellius à ses trousses, a préféré se
suicider plutôt que d'engager un combat
perdu d'avance: la fatalité qu'il avait
mise en place allait suivre son cours
jusqu'à l'écroulement de l'empire.
2 - L'infirmité
d'un empire
Ce que voit de plus
élémentaire, et je dirais même de plus
rudimentaire le regard clair que tout
homme d'Etat porte sur l'histoire, c'est
l'évidence qu'un Etat victorieux
commencera par étendre son poids
politique et sa présence militaire au
détriment des alliés et des associés
mêmes qui l'auront aidé à remporter sa
victoire. L'Amérique a aussitôt placé
l'ensemble de ses anciens alliés, sous
le sceptre d'un de ses généraux, et cela
même en temps de paix; et, pour faire
bonne mesure, elle a étendu la tutelle
de son glaive au Canada, à l'Australie,
à la Nouvelle Zélande et à un ancien
allié d'Hitler, la Turquie.
De plus, elle avait
verrouillé le système en interdisant à
tout pays d'entrer dans l'Union
européenne qui ne se serait pas, au
préalable, soumis à son joug. Et quand
un rival potentiel commence de poindre à
l'horizon - ce qui arrive fatalement -
comment ne pas enflammer contre lui tous
les Etats jugulés de la sorte et cela
non seulement au profit de sa propre
expansion, mais au détriment de leur
commerce et de leur industrie à eux?
C'est pourquoi le Général de Gaulle
avait songé à contrecarrer les ambitions
de l'empire américain en le contenant
dans un filet d'Etats européens demeurés
ambitieux de conserver leur souveraineté
d'antan.
Des bruits
commencent de courir sur les causes
réelles, mais immédiates, donc à courte
vue et superficielles, qui auraient
déclenché l'intervention militaire
précipitée de la Russie en Syrie.
L'ambassadeur de Moscou à Londres aurait
découvert les intentions secrètes des
Etats-Unis et de l'Angleterre de
renforcer en réalité la puissance de
Daech et cela au point de conduire ces
fanatiques à rien moins qu'à conquérir
Damas. Ces vues ne sont pas dépourvues
de logique: l'orthodoxie demeure si
profondément ancrée dans l'âme russe
qu'il était beaucoup plus difficile au
Kremlin de s'allier à une nation hyper
musulmane telle que l'Iran qu'à
Richelieu de prendre appui sur des
protestants suédois dirigés par un grand
guerrier tel que Gustav-Adolf afin de
combattre Charles-Quint.
Mais le patriarche
Kirill s'est révélé une sorte de
Richelieu. A ce titre, son accord avec
le pape François a joué un rôle
considérable et a confirmé le soutien de
ce pape à la Russie en 2013 afin
d'empêcher l'écroulement de la Syrie
sous les missiles américains. Depuis
lors, le Vatican est allé jusqu'à
signifier au Dieu des catholiques
l'exonération totale du devoir des juifs
de présenter leur passeport de chrétiens
pour entrer dans le royaume des cieux,
et cela en raison des souffrances
endurées aux heures des persécutions
nazies. Jésus est censé s'être vu privé,
par le vicaire même de son Père céleste,
de son monopole de rédempteur universel
du genre humain qu'il détenait depuis
près de vingt siècles au yeux de de deux
milliards de chrétiens.
Mais surtout, il
s'agissait, tant pour le patriarche
Kirill que pour le pape François de
rendre possible le glissement de la
planète vers son nouvel épicentre, celui
qui, à l'heure même de la chute de
Berlin, a transformé en un instant les
bases militaires américaines du monde
entier en troupes d'occupation. Le fait
même que le gouvernement et le Président
de la République française aient
aussitôt désavoué la parole du plus
élémentaire bon sens du Premier ministre
qui a osé dire que Mme Merkel avait
raison dans l'immédiat et tort dans le
long terme.
3 - L'invalidité
native d'un chef d'Etat malencontreux
Il devient plus
évident que jamais que le chef de l'Etat
ne voit pas les faiblesses qui
handicapent la conquête américaine du
monde et notamment celle de l'Europe .
Ce petit manœuvrier appartient aux
esprits auxquels les arbres cachent la
forêt. Il est visiblement convaincu que
si l'Amérique rapatriait ses forces
incrustées depuis la guerre froide sur
tout le territoire du Vieux Continent,
les Européens se répandraient en
gémissements d'orphelins abandonnés par
leur sauveur. Il aura suffi que le
Président Obama menace publiquement M.
Hollande de lui verser une tonne de
briques sur la tête s'il développait ses
relations avec l'Iran, il aura suffi
d'une amende de neuf milliards infligée
à la BNP par l'exécutif américain, il
aura suffi que le locataire de la Maison
Blanche célèbre le soixante-dixième
anniversaire du débarquement sur les
quelques mètres carrés dont la France a
fait partie intégrante du territoire
américain à Colleville-sur-mer pour
faire rentrer ce vassal dans le "droit
chemin".
Mais le glissement
du monde vers le nouvel épicentre de la
perte de souveraineté de l'Europe né le
jour même de la chute du mur de Berlin
est inévitable, tellement l'acharnement
avec lequel les Etats-Unis défendront
leur présence militaire dans le monde
entier, y compris en Europe, ouvrira les
yeux d'un Continent vassalisé par son
libérateur.
L'empire américain
est un handicapé de naissance en raison
de l'incapacité constitutionnelle dont
il se trouve frappé de défendre à la
fois ses conquêtes territoriales les
armes à la main et de transformer ses
vassaux en croisés ardents de sa propre
expansion.
4 - La paralysie
générale d'un empire hollywoodien
Il existe autour
des Présidents de la République une
minuscule phalange de têtes politiques
lucides, d'anthropologues de la
géopolitique et d'économistes avertis.
Ainsi M. Macron, Ministre de l'Economie,
a tenté de négocier avec la Russie. De
plus, la France a subitement tourné le
dos à sa politique étrangère depuis
quatre ans: Téhéran a acheté cent
quatorze Airbus et une centaine de
Boeing. De plus Peugeot a fait amende
honorable en Iran au prix, non seulement
de lourds dédommagements financiers,
mais au prix d'un partage léonin des
bénéfices de trente pour cent pour
l'entrepris française et de soixante-dix
pour cent pour l'Iran. Et pendant ce
temps, comme je l'écrivais dans un texte
précédent, Israël est sous les feux de
la rampe. (Israël
sous les feux de la rampe , 12
février 2016)
M. Hassan Nasrallah
vient de le rappeler: si Israël tentait
de se livrer à une nouvelle agression
contre le Liban, ses propres généraux
craignent qu'un missile envoyé contre
les containers renfermant mille cinq
cents tonnes de gaz d'ammoniaque dans le
port de Haïfa, provoquerait des dégâts
comparables à ceux d'une bombe atomique.
5 - La fragilité
de la souveraineté des Etats
L'essentiel de la
domination américaine aura été la
démonstration de la fragilité des Etats.
Lors du scandale FIFA, ce ne sont pas
des policiers suisses qui ont arrêté en
Suisse des citoyens helvétiques
impliqués dans cette corruption
internationale mais des agents du FBI.
Si le Président de la République
française envoyait des policiers
français arrêter des citoyens américains
en Californie ou dans le Kentucky, ce
seraient ces mêmes agents qui se
trouveraient aussitôt incarcérés par un
Etat américain responsable de la
souveraineté du pays.
Il y a quelques
jours, un chef d'Etat, M. Raoul Castro,
s'est trouvé en visite d'Etat à Paris.
Comment se fait-il que le rouge de la
honte et du déshonneur de la France ne
soit pas monté au front au Président de
la République, quand il a osé expliquer
à son hôte que la France désapprouvait
les sanctions économiques prises contre
la Russie, mais que la décision
appartenait aux vingt-huit membres de
l'Union européenne et qu'il ne pouvait
changer ce mode collectif de décision
alors que le même jour, M. Mc Caïn
déclarait que ces sanctions ne seront
levées qu'à l'heure exacte où les
Etats-Unis en décideraient seuls et en
toute souveraineté - et quelques jours
plus tard, Mme Merkel osait proposer
cette levée comme s'il appartenait aux
vassaux de se duper eux-mêmes à jouer
les souverains.
Mais le pire dans
la mise en servage de l'Europe, c'est la
démonstration publique, donc
spectaculaire, plus de deux siècles
après la révolution de 1789, de
l'immaturité des démocraties modernes.
Savez-vous que les milliers d'employés
de la BNP, après la colossale amende de
neuf milliards infligés à cette société
par les Etats-Unis, se sont sincèrement
auto-culpabilisés pour avoir,
croyaient-ils, enfreint les lois d'une
justice réelle. Après trois générations
d'un enseignement euphorique et
idéaliste de l'histoire du monde dans
toutes les écoles de la République,
soixante cinq millions de Français
catéchisés par cet enseignement
hollywoodien du monde ont oublié que, de
tous temps, la justice du moment est
celle du plus fort.
6 - La propagande
de guerre
Mais le coût le
plus élevé que la civilisation mondiale
paiera sans doute pour la honte et le
déshonneur de l'Europe sera la
démonstration de la vassalisation de la
presse internationale qu'entraîne le
servage. L'abaissement de la profession
de journaliste sous le sceptre de
Washington a entraîné un déshabillage
complet du mythe démocratique. Quand M.
Medvedev proclame à Munich que les
Etats-Unis veulent entraîner le monde
dans une nouvelle guerre froide, la
presse occidentale proclame aussitôt que
la Russie aurait menacé la planète d'une
troisième guerre mondiale. Quand M. Ban
ki-Moon demande, au nom des
Nations-Unies un cessez-le-feu général,
la presse occidentale proclame aussitôt
que la Russie et la Syrie doivent cesser
de bombarder les civils. Le Secrétaire
général de l'ONU s'est trouvé dans
l'obligation de rappeler ce qu'il a
écrit en toutes lettres et de publier
son appel, alors que des centaines de
millions de citoyens livrés à
l'ignorance et aux magnats de la presse
dans le monde entier écoutent comme le
nouvel oracle de Delphes une presse que
Chateaubriand, le légitimiste, saluait
encore comme "l'électricité sociale".
Mais la honte et le
déshonneur de l'Europe asservie
changeront le regard de l'humanité sur
elle-même. Ce phénomène extraordinaire
n'est pas nouveau. On mesure mal à quel
point le premier siècle du christianisme
avait provoqué une mutation du regard
des Etats sur eux-mêmes et de l'histoire
entière sur son passé. Toute la
politique était tombée dans un monde
dévalorisé qu'on appelait le temporel.
Et l'on avait vu paraître une classe
sacerdotale et un type d'intelligentsia
censée incarner un monde élévatoire et
ascensionnel. Cette prodigieuse mutation
des valeurs avait conduit à quinze
siècles de blocage des Lettres, des
sciences et des arts.
7 - De
l'obscurantisme religieux au scientisme
idéaliste
Mais bientôt la
Renaissance italienne avait basculé à
nouveau dans les vices inhérents au
temporel. Depuis lors, l'humanité
oscille entre la licence et l'ignorance,
la sottise et le délire. Jamais les
Etats n'ont retrouvé leur sacralité
antérieure au christianisme, jamais le
monde chu dans le temporel n'a retrouvé
son éclat d'autrefois. La honte et
l'abaissement de l'Europe retiendront
cette leçon.
A la fin du XVIIIe
siècle, la France avait tenté de
redonner au genre humain un sens
euphorisant. Les exploits nouveaux de la
raison soutenus pas les mythes
démocratiques de la Liberté, de
l'Egalité et de la Fraternité allaient,
pensait-on, guérir notre astéroïde de
l'obscurantisme religieux. Et l'on a vu
naître un scientisme idéaliste non moins
mythologique et qui a conduit le Freud
de L'Avenir d'une illusion
à une petite psychanalyse de la vie
quotidienne qui allait culminer dans la
fantasmagorie linguistique du lacanisme
et qui a interdit un siècle durant à
l'empire de l'inconscient de scruter les
arcanes de l'histoire et de la politique
du genre humain.
Mais, de la honte
et du déshonneur mêmes de l'Occident, on
verra naître un genre nouveau
d'intellectuels de l'espérance, dont les
maigres phalanges redonneront peu à peu
à la pensée sa vocation monacale et
érémitique originelles. En vérité,
l'attentat de Daech à Paris du 13
novembre 2015 aura replacé le monde
entier dans la véritable postérité du
XVIIIe siècle qui avait fait du
fanatisme religieux la clé universelle
de l'ignorance et de la faiblesse
d'esprit du genre humain.
Le 18 mars 2016
Le sommaire de Manuel de Diéguez
Les dernières mises à jour
|