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Mon Panthéon 2

Manuel de Diéguez


Manuel de Diéguez

Samedi 18 janvier 2014

1 - Cervantès

Les titres éminentissimes de Cervantès à figurer parmi les allégoristes de la condition simiohumaine les plus dignes de voir leur statue se dresser dans l'enceinte du Panthéon des âmes et des intelligences, ces titres illustrissimes, dis-je, trouvent leur légitimité dans la postérité de Sophocle et d'Aristophane; mais ce guerrier espagnol fut également le premier metteur en scène de la dichotomie native qui, depuis quelques millions d'années, scinde provisoirement l'encéphale de notre espèce entre, d'un côté, des mondes élévatoires, mais imaginaires par définition et, de l'autre, des mondes désespérément réels, mais frappés d'une platitude animale.

Peut-être cette schizoïdie est-elle proche de prendre fin. Mais, au début du XVIIe siècle, il ne s'agissait plus de rire des Immortels qu'une grève des pourvoyeurs empressés de leurs autels avait affamés dans Les Oiseaux d'Aristophane, (Mon Panthéon 1, 11janvier 2013). Car, l'heure avait sonné de rire et de pleurer au spectacle d'un animal, certes devenu ascensionnel, mais demeuré biphasé et dont la parabole chrétienne avait immortalisé la dichotomie native à nouveaux frais. Cette fois-ci, la mise en scène de la scission malheureuse de la cervelle de la bête entre un monde éphémère et des rêves immémoriaux se trouvait figurée par deux personnages aussi paradigmatiques l'un que l'autre, un chevalier délirant de sainteté langagière et un écuyer d'une atterrante banalité.

Les exploits de quelques croisés de cape et d'épée lancés sur toutes les routes du monde par les romans de chevalerie de l'époque sont montés à la tête d'un hobereau de village. C'est sous l'auréole de sa dame idéale et sous le baudrier de l'amour courtois qu'il se précipite, toutes affaires cessantes, à la conquête du royaume de Dieu sur les arpents de sa patrie. Un enchanteur a métamorphosé la Béatrice de Dante en une Dulcinée de poulailler. Cervantès mérite de figurer au Panthéon des guerriers de la folie et de la misère de l'humanité, parce qu'il a universalisé le rire le plus magistral, celui qui a porté le génie d'Aristophane à la pitié face aux évadés de la zoologie cruellement couronnés de la noblesse et de la démence de leurs songes.

On interrogeait le prophète des chrétiens sur la légitimité du tribut que César faisait payer à tout le monde et rubis sur l'ongle. Il demanda avec une candeur apprêtée qu'on lui montrât une sesterce; puis feignant d'y découvrir l'effigie de l'empereur, il dit: "Rendez-lui ce qui lui appartient et à Dieu ce qui lui revient". C'était non seulement valider la chute du monde entre les mains des caissiers de César, mais demander aux serviteurs du ciel de se mettre petitement à portée de main du roi de l'impôt et d'accabler leurs propres épaules "de lourds fardeaux", comme il est écrit dans l'épître de saint Jacques.

Mais, à y regarder de plus près, l'insolent Nazaréen se refusait seulement à tomber naïvement dans un piège grossier. On voulait qu'il se jetât dans la gueule du loup pour une peccadille - le microscopique larcin de retirer quelques deniers de l'escarcelle de César - alors que ce furieux du ciel était sur le point de chasser à coups de fouet les marchands du temple de Jahvé. Trois jours seulement plus tard, il payait le prix de ce forfait par une crucifixion plus digne du chevalier don Quichotte. Depuis lors, on brûle de l'encens sur tous les autels que la Démocratie mondiale a dressés à son vocabulaire du salut, on adresse force prières parfumées aux mots dont les Etats placent la tiare sur leur tête.

Décidément, don Quichotte et Sancho Pança se révèlent les paradigmes de la condition humaine les plus universels dont le génie littéraire ait accouché depuis Ulysse le navigateur et Pénélope la fileuse; car ces effigies immortelles de l'histoire du monde ont écrit deux millénaires d'exploits et de mésaventures mémorables des religions chrétienne, juive et musulmane. Le crucifié sacré avait commencé par négliger les appels de fonds du trésor public de l'époque pour suivre son roi des nues dans le désert trois jours durant; mais, peu à peu, l'Eglise de Saint Pierre, son disciple et de Saint Paul, son propagandiste s'était ruée sur la caisse de l'empire; puis les chevaliers du ciel nouveau ont fait main basse sur les trésors des temples païens; et le clergé des bénéfices ecclésiastiques est devenu gros et gras. Enfin, les tribunaux de la foi ont consolidé l'armure des chevaliers bardés de la cuirasse de leur sainteté, et longtemps les chasubles sont allées torturer les morts jusque dans les empires infernaux.

Mais Cervantès a rédigé toute l'histoire des sucreries de l'éternité des corps. Au XXe siècle, le Quichotte a combattu un terrible enchanteur, le capitalisme mondial. Au XXIe siècle, un pape cervantesque est monté sur la Rossinante vieillie de la foi et il en a rallumé la flamme, tandis que, dans les profondeurs de ce monde, les financiers attisaient le feu sous les marmites infernales des banquiers.

On dit que don Quichotte serait décédé en désespéré: sur son lit de mort, le malheureux aurait enfin guéri de sa folie. On fait valoir qu'à la suite des cruelles déconvenues de Sancho Pança, qui avait été nommé gouverneur, il aurait soudainement découvert qu'aucun ordre des chevaliers errants ne sauvera jamais le monde des écuyers et que sa Dulcinée jetait à ses poules, à Sagayo, dans la Manche, le grain de la foi de son chevalier du Toboso. Les historiens d'aujourd'hui se demandent avec quels enchanteurs des affaires de ce bas monde don Quichotte a désormais pris rendez-vous au ciel et sur la terre. La candeur conduirait-elle à l'utopie politique et l'utopie politique aurait-elle rendez-vous avec le sang des peuples et des nations? De nombreux chercheurs prétendent que Don Quichotte serait descendu sain d'esprit au sépulcre pour avoir retrouvé le curé replet de son village. Pour ma modeste part, je me refuse à croire que l'espèce humaine oscillerait entre l'illusion quichottesque, qui la conduirait à la démence, et le monde de Sancho Pança, qui guérirait la bête malade de son ciel; car dans ce cas, le pape François aurait d'ores et déjà pris secrètement rendez-vous avec l'Eglise des écuyers du Toboso.

Cervantès fut le premier anthropologue des piétés verbifiques dont les évadés des ténèbres s'enveloppent, le premier observateur du dédoublement momentané de l'animal pris entre le marteau et l'enclume depuis sa chute hors du règne animal. Après lui, les éveillés sont devenus des observateurs avertis des saintetés abstraites dont son évolution cérébrale a doté l'ange aux ailes de cire. Un ancêtre méconnu de l'illustre angélologue espagnol mérite de figurer à ses côtés au Panthéon de la nef des fous, un certain Erasme de Rotterdam, dont l'ironique et féroce Eloge de la Folie a préfiguré la mise en scène planétaire du dieu artificiel qu'on appelle l'humanité.

2 - Swift

Le temple de l'intelligence prospective des fuyards de la zoologie s'est ensuite enrichi de plusieurs descendants de Cervantès, dont le regard sur l'animal cérébralisé a enrichi les effigies originelles de don Quichotte et de Sancho Pança. Le premier fut Jonathan Swift, qui mit en scène une figure inconnue de la bête semi pensante, le Yahou, dont la lueur imperceptible de raison, écrit l'auteur, a commencé de se trouver décryptée à la lumière du monde tridimensionnel de l'époque. Cette fois-ci, la déraison semi-animale montait en chair et en os sur le théâtre universel qu'on appelle l'histoire, cette fois-ci le monde simiohumain basculait tout entier dans la triple postérité d'Erasme, le premier théologien de la démence, de Cervantès le premier anthropologue de Dieu et de Swift, le premier biographe des cervelles.

Tacite n'observait pas encore Tibère, Claude ou Néron comme des archétypes de la démence des Etats, Suétone ne voyait pas encore Vitellius ou Domitien réfléchis dans le miroir d'une spectrographie universelle du simianthrope. Mais, comme il est dit plus haut, les hommes de génie se côtoient d'un siècle à l'autre. C'est pourquoi Shakespeare se révèle le contemporain de Swift et de Cervantès dans le ciel des hommes de génie. Swift a raconté les aventures de Gulliver, mais Shakespeare avait imaginé avant lui la distanciation anthropologique qui fait, de ses héros, des personnages à la fois réels et sidéraux, contemporains et intemporels, peints en effigies et symboliques - mais aussi vivants qu'Ulysse ou Achille.

3 - Shakespeare

L'heure était venue où la postérité d'Homère allait se féconder à l'école de l'incarnation des nations et de leur montée en chair et en os sur les planches de l'histoire. Ulysse l'astucieux se révélait à la fois un héros de légende et le roi d'Ithaque - Homère avait réussi à mêler le massacre des prétendants à l'épopée de la guerre de Troie. Avec Shakespeare, un Hamlet, un roi Lear, un Macbeth ont incarné des archétypes de l'humanité politique. Que devient l' Etat quand le roi placé au timon des affaires se montre en attente du spectre de son père sur la terrasse du château d'Elseneur, que devient l'Etat quand le roi oublie que le pouvoir se garde d'une main ferme ou se perd, que devient l'Etat quand le roi ignore que le crime dépose les taches d'un sang indélébile sur les mains des meurtriers?

Erasme avait observé une espèce enfermée dans un asile d'aliénés. Près d'un siècle plus tard Shakespeare visitait la gigantesque infirmerie qu'on appelle l'histoire, celle dont Cervantès avait observé les fondements anthropologiques.

4 - Copernic et Darwin

Faut-il ne porter au Panthéon de l'humanité que des visionnaires de la politique et de l'histoire du simianthrope ou bien quelques savants méritent-ils de figurer à leurs côtés dans l'empyrée des intelligences? Pour l'instant, voici en quels termes les apôtres d'un cosmos devenu mesurable et chiffrable à l'école des équations plaident pour la candidature des grands mathématiciens. Premièrement, disent-ils, il arrive que les mutations chiffrables de l'univers entraînent des métamorphoses cérébrales de la bête. Il n'est indifférent ni au fonctionnement des neurones de cet animal, ni aux modifications durables de son psychisme que les configurations calculables de son habitat cosmique changent subitement de dimensions. C'est ainsi que le soleil, dont on sait qu'il trottinait à petits pas autour de notre astéroïde, s'est placé au centre d'un ballet de planètes minuscules et que le genre scindé entre don Quichotte et Sancho Pança s'est soudainement vu réduit à une espèce d'insectes encapsulés dans l'immensité.

Puis, Newton s'est dit que si les planètes couraient sagement autour d'Hélios sans céder à la tentation de tomber sur cette étoile ou de s'évader dans le vide, c'était qu'une attraction réciproque et en sens contraire s'exerçait nécessairement entre leur docilité et leur fuite et que, dans ce cas, cette force diffuse et mystérieuse ne pouvait se quantifier qu'à l'école de la masse et des distances des figurants défilant dans le cortège. Mais qu'est-ce qui rend le mot "force" "intelligible" en soi et comment l'homme se construit-il une intelligibilité censée résoudre cette énigme? Voilà un rendez-vous inattendu des sciences de la matière avec le "Connais-toi" socratique.

En 1930, une planète nouvelle, Pluton s'est agrégée à la ronde des astéroïdes répertoriés. Puis, en 2006, les astronomes ont décidé de l'expulser du système solaire. Ou bien cet astéroïde éloigné obéissait aux lois de Newton et, dans ce cas, de quel droit le condamner à errer en solitaire dans une immensité privée de vocabulaire, ou bien elle n'y obéissait pas - alors, comment persévérer à rendre compte de sa course d'une durée de deux cent quarante huit ans autour du soleil? Le tragique de l'incompréhensibilité du calculable a débarqué dans l'enceinte du langage.

Quand, en 1859, Darwin a découvert l'origine zoologique des anciens adorateurs du soleil, jamais sa science de l'évolution physique du simianthrope n'aurait trouvé son écho actuel si l'éternité ne s'était pas mariée avec l'immensité dans la postérité de Copernic et si le silence et le vide n'étaient devenus des conjoints nouveaux dans le temple de l'espace. De même, quand Einstein arrache le simianthrope au temps des horloges, l'humanité a fait un bond dans le néant et Adam s'est découvert l'animal qui se démène dans un inconnaissable strangulatoire.

Mais croyez-vous que Freud aurait découverte le continent de l'inconscient qui sous-tend la prétendue conscience éveillée de la bête vocalisée si Copernic, Darwin et Einstein ne se tenaient par la main dans les profondeurs de l'abîme où le Panthéon de demain plongera ses racines? Croyez-vous que Spinoza aurait pu priver le créateur de tout domicile séparé de la matière, puis fonder la morale sur la logique universelle de Descartes si la Renaissance n'avait démontré la diversité des us et des coutumes des peuples et démontré que la prolifération des mythes religieux relativise les dogmes des trois monothéismes et ridiculise leurs doctrines?

5 - Bergson

Ces considérations sur le naufrage des théologies étaient nécessaires afin de légitimer le transfert des cendres de Bergson au Panthéon de la raison de l'humanité de demain. Car Renan, né en 1823, n'avait plus l'âge de prendre la mesure de la révolution anthropologique déclenchée par L'Evolution des espèces de Darwin, paru en 1859, tandis que Nietzsche, s'il avait vécu, Bergson et Freud étaient nés trop tard pour comprendre la portée philosophique de la relativité d'Einstein. En revanche, Chronos les avait bien placés pour que la découverte des origines animales de l'humanité compénétrât leur programme neuronal, même si seul Bergson s'est posé la question décisive de savoir ce qu'il allait advenir de la vie ascensionnelle et de l'intelligence "spirituelle" d'Adam alors que, des siècles durant, il lui fallait se résoudre à en découdre avec son ascendance zoologique et avec les conséquences incalculables de cette découverte sur les comportements quotidiens des individus et des Etats.

Bergson a compris que les animaux socialisés - les fourmis, les guêpes, les abeilles - sont hiérarchisés et se plient aveuglément aux ordres d'un chef. Mais l'humanité obéit à deux commandements coercitifs, éducatifs et punitifs, la religion et les Etats, dont les clergés respectifs s'hypertrophient, se cancérisent et se sclérosent, ce qui a provoqué la chute dans l'anarchie de toutes les civilisations du passé. La bureaucratie pléthorique est l'éléphantiasis des sociétés terrestres et le clergé des nues son éléphantiasis au galop dans le ciel.

Bergson est le premier penseur qui se soit demandé pourquoi l'obésité administrative, tant célestiforme que terrestre, a tué les sociétés byzantine, égyptienne, romaine. Or ces deux maladies dégénératives des sociétés présentent un trait commun et se révèlent fatales en tous temps et inguérissables en tous lieux; à savoir le tarissement de la vitalité des sociétés et leur assèchement interne. L'évolution créatrice est le premier témoignage d'une connaissance anthropologique et nietzschéenne des causes semi-animales du vieillissement et des résurrections des civilisations. Mais les sociétés ouvertes ne sont pas celles que leur cosmopolitisme débridé livre à une dissolution anarchique de leur identité focale et qui se trouvent disloquées par l'hétérocléité culturelle qui caractérise les décadences, mais celles qui ont conservé la sève nécessaire à leur unification créatrice. Avec Bergson, Montesquieu entre dans sa postérité moderne, celle que Tite-Live avait pressentie - sa postérité psychobiologique.

C'est dire que le génie de Bergson fait tenir à son œuvre les deux bouts de la chaîne d'une fécondation posthume à préciser: d'un côté, son regard d'anthropologue le situe dans l'orbite prometteuse de Darwin et le conduit à plonger le fer d'une lucidité déjà trans-zoologique dans le passé simien de la bête, tandis que, de l'autre, sa pesée prospective du social et du culturel place sa réflexion au cœur d'un XXIe siècle qui se collètera nécessairement avec la notion de décadence. C'est pourquoi l' axe central du tragique moderne passe par des analyses parallèles des causes de la chute de l'empire romain et de celles de l'Europe d'aujourd'hui.

Si le Sénat des Quirites avait tenté de remédier à l'ascension sociale subite et vertigineuse des affranchis les plus talentueux, puis de mettre fin à l'accession non moins irrépressible des tribuns du peuple à la charge impériale en raison de leurs triomphes militaires, puis de renvoyer dans les champs d'alentour les légions campées dans Rome depuis Séjean, la chute de l'empire romain en aurait été aussi peu retardée que par le retour tambour battant des dieux antiques sous Julien l'Apostat, parce que les civilisations prennent fatalement de l'âge et se fossilisent nécessairement sous la meule de la durée, soit qu'elle refusent artificiellement de vieillir, soit qu'elles consentent à leur amollissement.

Allait-on se méfier des légions dévouées à l'empire depuis des siècles, allait-on durcir le cœur romain à l'égard des esclaves les plus méritants, allait-on condamner les riches citoyennes à l'austérité des mœurs et à la simplicité vestimentaire des premiers temps? Le progrès social était tout autant à la mode que de nos jours. Mais tous les chemins qu'emprunte la sénescence des civilisations ont rendez-vous avec leur sépulcre. Il en est ainsi des funérailles de l'Europe : si elle se délite à légaliser le mariage sodomite et saphique et si sa jeunesse définit le père et la mère à la double école de la loi et du relâchement universel des mœurs, elle court à la ruine. Mais si elle tentait de rebrousser chemin, elle ne s'en fossiliserait que davantage et à non moins vive allure, parce que les funérailles des civilisations tiennent aussi bien les cordons du temps pétrifié que du temps liquéfié.

L'auteur de La pensée et le mouvant a rendez-vous avec la vocation nouvelle des Etats modernes de penser leur avenir à la double école de l'histoire des civilisations et du destin psychobiologique des mutants d'une nature capricieuse. Jamais aucun philosophe n'avait seulement songé à élaborer une métaphysique du rire. L'essai, Le Rire (1900) articule pour la première fois le comique avec la spontanéité des sociétés vivantes. Ce secouement étrange des corps se déclenche au spectacle de l'irruption inattendue du mécanique et de l'automatisme dans le social et le vivant. Cette observation porte le sceau d'un anthropologue abyssal: les dieux d'Aristophane sont des machines, L'Avare de Plaute est une machine au service de sa cassette, Tartuffe fait de la piété une machine à sous, l'Eglise du pape François ne veut plus de sa douane et relègue au musée les mines d'enterrement de la foi.

Le fléau de la balance à peser mécaniquement les vertus et les vices rythmait l'ouverture et la fermeture des guichets du salut - décidément, l'alliance du rire avec l'appareillage des théologies sur le double plateau de la grâce et de la damnation donne à Henri Bergson son ticket d'entrée au paradis de l'intelligence où le rire des dieux attend sa postérité. Si cette civilisation mourait, comme les précédentes, de la cécité intellectuelle et de la peur, nous saurions que l'homme n'était qu'un animal de passage sur "l'océan des âges" et que la "pâle clarté" qui tombait des étoiles ne l'avait pas réveillé.

Mais l'avenir historique, psychanalytique, sociologique, politique et psychobiologique de Bergson renouvellera également le décryptage anthropologique de l'histoire des théologies chrétienne, juive et musulmane, parce que cet avenir permettra de fonder une discipline entièrement nouvelle et de la situer au cœur du XXIe siècle : une science de l'alliance du comique avec le sacré.

Quel était l'enjeu axial de vingt siècles de la théologie mondiale mise en place par trois monothéismes, sinon celui de régler au mieux les relations, désormais personnelles et dangereuses que la créature entretiendra avec les successeurs du Zeus d'Homère, lequel était plus accommodant que le triple sceptre du monothéisme? Les Anciens ne se posaient pas cette question périlleuse sur un modèle piégé d'avance par un individualisme religieux hypertrophié et pré-culpabilisé, parce que seuls les demi-dieux se trouvaient en dialogue constant et particulier avec le chef de l'Olympe. Le christianisme, en revanche, imaginait un homme suffisamment proche du roi du cosmos pour se trouver en mesure de jeter - à ses risques et périls - un pont crédible, donc durable entre le ciel, d'un côté et lui-même, de l'autre et, dans le même temps, suffisamment éloigné de l'Olympe pour demeurer en contact direct et étroit avec la masse des mortels.

Aussi ce modèle était-il condamné à demeurer irrémédiablement dichotomisé: à la suite d'Arius, tout le monde avait pris l'initiative de scinder radicalement le Nazaréen entre l'homme et le Dieu, et cela de telle sorte qu'il était devenu impossible de jamais raccorder deux personnages définitivement séparés: Jésus était exclusivement homme quand il dormait, se fatiguait ou se mettait en colère, et exclusivement Dieu quand il faisait des miracles. La papauté elle-même s'était ralliée à ce partage; et seul le futur saint Athanase se disait encore qu'un dieu aussi mal décroché de la créature se révèlerait d'une bancalité théologique inutilisable sur le long terme. Aussi a-t-il fini par imposer le principe opposé - et actuellement entériné par le catéchisme officiel de l'Eglise catholique - d'un soudage entre les deux personnages - Jésus serait tout ensemble et à chaque instant à la fois pleinement Dieu et pleinement homme, et cela sans que son identité fût jamais divisable.

Mais, dans ce cas, la rate, le foie et tous les organes de Jésus sont censés ceux du créateur du cosmos, comme il est confirmé à l'art. 477 du credo; et l'on retrouve les dieux en chair et en os de l'Antiquité. Que faire d'un prophète tantôt insuffisamment divin, tantôt beaucoup trop? Comment éviter des apories aussi insolubles par nature, sinon en rejetant entièrement le mythe de l'incarnation de Zeus? Mais alors, l'abîme qui se creuse entre Allah et ses fidèles devient tellement infranchissable qu'il suffira à tout croyant fanatisé de crier à tue-tête: "Allah est grand" pour que la divinité se trouve autorisée à ameuter ses fidèles et à les précipiter tête baissée dans les carnages d'une guerre sainte. Le prophète élevé au rang de Zeus tombe dans le ridicule des dieux physiques des premiers âges, mais le prophète ramené à l'humain n'a plus voix au chapitre et ratatine le Créateur à le réduire à sa propre effigie.

Le génie de Bergson introduit l'anthropologie critique de demain à la connaissance du comique politique des théologies polythéistes. Mais, dans le même temps, la métaphysique du rire spectrographie d'avance le dessèchement de l'homme dans le temporel et son évaporation dans l'absolu. Autrement dit, ce sera le tragi-comique dont les théologies monothéistes sont frappées qui conduira la métaphysique du rire à une radiographie anthropologique de cette bipartition originelle, donc au spectacle de la mécanique dont l'humanité se trouve affectée de naissance. L'homme que dessine La Pensée et le mouvant se révèle un automate dont il est impossible d'unifier les rouages et les ressorts ; car tantôt cet animal scissipare s'évanouit dans l'atmosphère, tantôt il se colle à la terre, et cette schizoïdie tragique n'est observable qu'à la lumière d'une distanciation rieuse.

L'avenir philosophique de l'essai Le Rire de Bergson est immense : d'un côté, le sacré s'ossifie et de l'autre, le progrès mécanique des sciences ne répond pas à la vocation créatrice des évadés de la zoologie. Les Etats responsables de la réflexion de l'humanité sur son statut deviendront-ils des peseurs, des prospecteurs et des pédagogues de la civilisation mondiale? Le Panthéon des intelligences sera-t-il le berceau de l'histoire de demain?

Le 18 janvier 2014

Reçu de l'auteur pour publication

 

 

   

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Source : Manuel de Diéguez
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