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Panthéon 2
Manuel de Diéguez
Manuel de
Diéguez
Samedi 18 janvier 2014
1 - Cervantès
Les titres
éminentissimes de Cervantès à figurer
parmi les allégoristes de la condition
simiohumaine les plus dignes de voir
leur statue se dresser dans l'enceinte
du Panthéon des âmes et des
intelligences, ces titres
illustrissimes, dis-je, trouvent leur
légitimité dans la postérité de Sophocle
et d'Aristophane; mais ce guerrier
espagnol fut également le premier
metteur en scène de la dichotomie native
qui, depuis quelques millions d'années,
scinde provisoirement l'encéphale de
notre espèce entre, d'un côté, des
mondes élévatoires, mais imaginaires par
définition et, de l'autre, des mondes
désespérément réels, mais frappés d'une
platitude animale.
Peut-être cette
schizoïdie est-elle proche de prendre
fin. Mais, au début du XVIIe siècle, il
ne s'agissait plus de rire des Immortels
qu'une grève des pourvoyeurs empressés
de leurs autels avait affamés dans
Les Oiseaux d'Aristophane, (Mon
Panthéon 1, 11janvier 2013). Car,
l'heure avait sonné de rire et de
pleurer au spectacle d'un animal, certes
devenu ascensionnel, mais demeuré
biphasé et dont la parabole chrétienne
avait immortalisé la dichotomie native à
nouveaux frais. Cette fois-ci, la mise
en scène de la scission malheureuse de
la cervelle de la bête entre un monde
éphémère et des rêves immémoriaux se
trouvait figurée par deux personnages
aussi paradigmatiques l'un que l'autre,
un chevalier délirant de sainteté
langagière et un écuyer d'une atterrante
banalité.
Les exploits de
quelques croisés de cape et d'épée
lancés sur toutes les routes du monde
par les romans de chevalerie de l'époque
sont montés à la tête d'un hobereau de
village. C'est sous l'auréole de sa dame
idéale et sous le baudrier de l'amour
courtois qu'il se précipite, toutes
affaires cessantes, à la conquête du
royaume de Dieu sur les arpents de sa
patrie. Un enchanteur a métamorphosé la
Béatrice de Dante en une Dulcinée de
poulailler. Cervantès mérite de figurer
au Panthéon des guerriers de la folie et
de la misère de l'humanité, parce qu'il
a universalisé le rire le plus
magistral, celui qui a porté le génie
d'Aristophane à la pitié face aux évadés
de la zoologie cruellement couronnés de
la noblesse et de la démence de leurs
songes.
On interrogeait le
prophète des chrétiens sur la légitimité
du tribut que César faisait payer à tout
le monde et rubis sur l'ongle. Il
demanda avec une candeur apprêtée qu'on
lui montrât une sesterce; puis feignant
d'y découvrir l'effigie de l'empereur,
il dit: "Rendez-lui ce qui lui
appartient et à Dieu ce qui lui revient".
C'était non seulement valider la chute
du monde entre les mains des caissiers
de César, mais demander aux serviteurs
du ciel de se mettre petitement à portée
de main du roi de l'impôt et d'accabler
leurs propres épaules "de lourds
fardeaux", comme il est écrit dans
l'épître de saint Jacques.
Mais, à y regarder
de plus près, l'insolent Nazaréen se
refusait seulement à tomber naïvement
dans un piège grossier. On voulait qu'il
se jetât dans la gueule du loup pour une
peccadille - le microscopique larcin de
retirer quelques deniers de l'escarcelle
de César - alors que ce furieux du ciel
était sur le point de chasser à coups de
fouet les marchands du temple de Jahvé.
Trois jours seulement plus tard, il
payait le prix de ce forfait par une
crucifixion plus digne du chevalier don
Quichotte. Depuis lors, on brûle de
l'encens sur tous les autels que la
Démocratie mondiale a dressés à son
vocabulaire du salut, on adresse force
prières parfumées aux mots dont les
Etats placent la tiare sur leur tête.
Décidément, don
Quichotte et Sancho Pança se révèlent
les paradigmes de la condition humaine
les plus universels dont le génie
littéraire ait accouché depuis Ulysse le
navigateur et Pénélope la fileuse; car
ces effigies immortelles de l'histoire
du monde ont écrit deux millénaires
d'exploits et de mésaventures mémorables
des religions chrétienne, juive et
musulmane. Le crucifié sacré avait
commencé par négliger les appels de
fonds du trésor public de l'époque pour
suivre son roi des nues dans le désert
trois jours durant; mais, peu à peu,
l'Eglise de Saint Pierre, son disciple
et de Saint Paul, son propagandiste
s'était ruée sur la caisse de l'empire;
puis les chevaliers du ciel nouveau ont
fait main basse sur les trésors des
temples païens; et le clergé des
bénéfices ecclésiastiques est devenu
gros et gras. Enfin, les tribunaux de la
foi ont consolidé l'armure des
chevaliers bardés de la cuirasse de leur
sainteté, et longtemps les chasubles
sont allées torturer les morts jusque
dans les empires infernaux.
Mais Cervantès a
rédigé toute l'histoire des sucreries de
l'éternité des corps. Au XXe siècle, le
Quichotte a combattu un terrible
enchanteur, le capitalisme mondial. Au
XXIe siècle, un pape cervantesque est
monté sur la Rossinante vieillie de la
foi et il en a rallumé la flamme, tandis
que, dans les profondeurs de ce monde,
les financiers attisaient le feu sous
les marmites infernales des banquiers.
On dit que don
Quichotte serait décédé en désespéré:
sur son lit de mort, le malheureux
aurait enfin guéri de sa folie. On fait
valoir qu'à la suite des cruelles
déconvenues de Sancho Pança, qui avait
été nommé gouverneur, il aurait
soudainement découvert qu'aucun ordre
des chevaliers errants ne sauvera jamais
le monde des écuyers et que sa Dulcinée
jetait à ses poules, à Sagayo, dans la
Manche, le grain de la foi de son
chevalier du Toboso. Les historiens
d'aujourd'hui se demandent avec quels
enchanteurs des affaires de ce bas monde
don Quichotte a désormais pris
rendez-vous au ciel et sur la terre. La
candeur conduirait-elle à l'utopie
politique et l'utopie politique
aurait-elle rendez-vous avec le sang des
peuples et des nations? De nombreux
chercheurs prétendent que Don Quichotte
serait descendu sain d'esprit au
sépulcre pour avoir retrouvé le curé
replet de son village. Pour ma modeste
part, je me refuse à croire que l'espèce
humaine oscillerait entre l'illusion
quichottesque, qui la conduirait à la
démence, et le monde de Sancho Pança,
qui guérirait la bête malade de son
ciel; car dans ce cas, le pape François
aurait d'ores et déjà pris secrètement
rendez-vous avec l'Eglise des écuyers du
Toboso.
Cervantès fut le
premier anthropologue des piétés
verbifiques dont les évadés des ténèbres
s'enveloppent, le premier observateur du
dédoublement momentané de l'animal pris
entre le marteau et l'enclume depuis sa
chute hors du règne animal. Après lui,
les éveillés sont devenus des
observateurs avertis des saintetés
abstraites dont son évolution cérébrale
a doté l'ange aux ailes de cire. Un
ancêtre méconnu de l'illustre
angélologue espagnol mérite de figurer à
ses côtés au Panthéon de la nef des
fous, un certain Erasme de Rotterdam,
dont l'ironique et féroce Eloge de
la Folie a préfiguré la mise en
scène planétaire du dieu artificiel
qu'on appelle l'humanité.
2 - Swift
Le temple de
l'intelligence prospective des fuyards
de la zoologie s'est ensuite enrichi de
plusieurs descendants de Cervantès, dont
le regard sur l'animal cérébralisé a
enrichi les effigies originelles de don
Quichotte et de Sancho Pança. Le premier
fut Jonathan Swift, qui mit en scène une
figure inconnue de la bête semi
pensante, le Yahou, dont la lueur
imperceptible de raison, écrit l'auteur,
a commencé de se trouver décryptée à la
lumière du monde tridimensionnel de
l'époque. Cette fois-ci, la déraison
semi-animale montait en chair et en os
sur le théâtre universel qu'on appelle
l'histoire, cette fois-ci le monde
simiohumain basculait tout entier dans
la triple postérité d'Erasme, le premier
théologien de la démence, de Cervantès
le premier anthropologue de Dieu et de
Swift, le premier biographe des
cervelles.
Tacite n'observait
pas encore Tibère, Claude ou Néron comme
des archétypes de la démence des Etats,
Suétone ne voyait pas encore Vitellius
ou Domitien réfléchis dans le miroir
d'une spectrographie universelle du
simianthrope. Mais, comme il est dit
plus haut, les hommes de génie se
côtoient d'un siècle à l'autre. C'est
pourquoi Shakespeare se révèle le
contemporain de Swift et de Cervantès
dans le ciel des hommes de génie. Swift
a raconté les aventures de Gulliver,
mais Shakespeare avait imaginé avant lui
la distanciation anthropologique qui
fait, de ses héros, des personnages à la
fois réels et sidéraux, contemporains et
intemporels, peints en effigies et
symboliques - mais aussi vivants
qu'Ulysse ou Achille.
3 - Shakespeare
L'heure était venue
où la postérité d'Homère allait se
féconder à l'école de l'incarnation des
nations et de leur montée en chair et en
os sur les planches de l'histoire.
Ulysse l'astucieux se révélait à la fois
un héros de légende et le roi d'Ithaque
- Homère avait réussi à mêler le
massacre des prétendants à l'épopée de
la guerre de Troie. Avec Shakespeare, un
Hamlet, un roi Lear, un Macbeth ont
incarné des archétypes de l'humanité
politique. Que devient l' Etat quand le
roi placé au timon des affaires se
montre en attente du spectre de son père
sur la terrasse du château d'Elseneur,
que devient l'Etat quand le roi oublie
que le pouvoir se garde d'une main ferme
ou se perd, que devient l'Etat quand le
roi ignore que le crime dépose les
taches d'un sang indélébile sur les
mains des meurtriers?
Erasme avait
observé une espèce enfermée dans un
asile d'aliénés. Près d'un siècle plus
tard Shakespeare visitait la gigantesque
infirmerie qu'on appelle l'histoire,
celle dont Cervantès avait observé les
fondements anthropologiques.
4 - Copernic et
Darwin
Faut-il ne porter
au Panthéon de l'humanité que des
visionnaires de la politique et de
l'histoire du simianthrope ou bien
quelques savants méritent-ils de figurer
à leurs côtés dans l'empyrée des
intelligences? Pour l'instant, voici en
quels termes les apôtres d'un cosmos
devenu mesurable et chiffrable à l'école
des équations plaident pour la
candidature des grands mathématiciens.
Premièrement, disent-ils, il arrive que
les mutations chiffrables de l'univers
entraînent des métamorphoses cérébrales
de la bête. Il n'est indifférent ni au
fonctionnement des neurones de cet
animal, ni aux modifications durables de
son psychisme que les configurations
calculables de son habitat cosmique
changent subitement de dimensions. C'est
ainsi que le soleil, dont on sait qu'il
trottinait à petits pas autour de notre
astéroïde, s'est placé au centre d'un
ballet de planètes minuscules et que le
genre scindé entre don Quichotte et
Sancho Pança s'est soudainement vu
réduit à une espèce d'insectes
encapsulés dans l'immensité.
Puis, Newton s'est
dit que si les planètes couraient
sagement autour d'Hélios sans céder à la
tentation de tomber sur cette étoile ou
de s'évader dans le vide, c'était qu'une
attraction réciproque et en sens
contraire s'exerçait nécessairement
entre leur docilité et leur fuite et
que, dans ce cas, cette force diffuse et
mystérieuse ne pouvait se quantifier
qu'à l'école de la masse et des
distances des figurants défilant dans le
cortège. Mais qu'est-ce qui rend le mot
"force" "intelligible" en soi et comment
l'homme se construit-il une
intelligibilité censée résoudre cette
énigme? Voilà un rendez-vous inattendu
des sciences de la matière avec le
"Connais-toi" socratique.
En 1930, une
planète nouvelle, Pluton s'est agrégée à
la ronde des astéroïdes répertoriés.
Puis, en 2006, les astronomes ont décidé
de l'expulser du système solaire. Ou
bien cet astéroïde éloigné obéissait aux
lois de Newton et, dans ce cas, de quel
droit le condamner à errer en solitaire
dans une immensité privée de
vocabulaire, ou bien elle n'y obéissait
pas - alors, comment persévérer à rendre
compte de sa course d'une durée de deux
cent quarante huit ans autour du soleil?
Le tragique de l'incompréhensibilité du
calculable a débarqué dans l'enceinte du
langage.
Quand, en 1859,
Darwin a découvert l'origine zoologique
des anciens adorateurs du soleil, jamais
sa science de l'évolution physique du
simianthrope n'aurait trouvé son écho
actuel si l'éternité ne s'était pas
mariée avec l'immensité dans la
postérité de Copernic et si le silence
et le vide n'étaient devenus des
conjoints nouveaux dans le temple de
l'espace. De même, quand Einstein
arrache le simianthrope au temps des
horloges, l'humanité a fait un bond dans
le néant et Adam s'est découvert
l'animal qui se démène dans un
inconnaissable strangulatoire.
Mais croyez-vous
que Freud aurait découverte le continent
de l'inconscient qui sous-tend la
prétendue conscience éveillée de la bête
vocalisée si Copernic, Darwin et
Einstein ne se tenaient par la main dans
les profondeurs de l'abîme où le
Panthéon de demain plongera ses racines?
Croyez-vous que Spinoza aurait pu priver
le créateur de tout domicile séparé de
la matière, puis fonder la morale sur la
logique universelle de Descartes si la
Renaissance n'avait démontré la
diversité des us et des coutumes des
peuples et démontré que la prolifération
des mythes religieux relativise les
dogmes des trois monothéismes et
ridiculise leurs doctrines?
5 - Bergson
Ces considérations
sur le naufrage des théologies étaient
nécessaires afin de légitimer le
transfert des cendres de Bergson au
Panthéon de la raison de l'humanité de
demain. Car Renan, né en 1823, n'avait
plus l'âge de prendre la mesure de la
révolution anthropologique déclenchée
par L'Evolution des espèces
de Darwin, paru en 1859, tandis que
Nietzsche, s'il avait vécu, Bergson et
Freud étaient nés trop tard pour
comprendre la portée philosophique de la
relativité d'Einstein. En revanche,
Chronos les avait bien placés pour que
la découverte des origines animales de
l'humanité compénétrât leur programme
neuronal, même si seul Bergson s'est
posé la question décisive de savoir ce
qu'il allait advenir de la vie
ascensionnelle et de l'intelligence
"spirituelle" d'Adam alors que, des
siècles durant, il lui fallait se
résoudre à en découdre avec son
ascendance zoologique et avec les
conséquences incalculables de cette
découverte sur les comportements
quotidiens des individus et des Etats.
Bergson a compris
que les animaux socialisés - les
fourmis, les guêpes, les abeilles - sont
hiérarchisés et se plient aveuglément
aux ordres d'un chef. Mais l'humanité
obéit à deux commandements coercitifs,
éducatifs et punitifs, la religion et
les Etats, dont les clergés respectifs
s'hypertrophient, se cancérisent et se
sclérosent, ce qui a provoqué la chute
dans l'anarchie de toutes les
civilisations du passé. La bureaucratie
pléthorique est l'éléphantiasis des
sociétés terrestres et le clergé des
nues son éléphantiasis au galop dans le
ciel.
Bergson est le
premier penseur qui se soit demandé
pourquoi l'obésité administrative, tant
célestiforme que terrestre, a tué les
sociétés byzantine, égyptienne, romaine.
Or ces deux maladies dégénératives des
sociétés présentent un trait commun et
se révèlent fatales en tous temps et
inguérissables en tous lieux; à savoir
le tarissement de la vitalité des
sociétés et leur assèchement interne.
L'évolution créatrice est le
premier témoignage d'une connaissance
anthropologique et nietzschéenne des
causes semi-animales du vieillissement
et des résurrections des civilisations.
Mais les sociétés ouvertes ne sont pas
celles que leur cosmopolitisme débridé
livre à une dissolution anarchique de
leur identité focale et qui se trouvent
disloquées par l'hétérocléité culturelle
qui caractérise les décadences, mais
celles qui ont conservé la sève
nécessaire à leur unification créatrice.
Avec Bergson, Montesquieu entre dans sa
postérité moderne, celle que Tite-Live
avait pressentie - sa postérité
psychobiologique.
C'est dire que le
génie de Bergson fait tenir à son œuvre
les deux bouts de la chaîne d'une
fécondation posthume à préciser: d'un
côté, son regard d'anthropologue le
situe dans l'orbite prometteuse de
Darwin et le conduit à plonger le fer
d'une lucidité déjà trans-zoologique
dans le passé simien de la bête, tandis
que, de l'autre, sa pesée prospective du
social et du culturel place sa réflexion
au cœur d'un XXIe siècle qui se
collètera nécessairement avec la notion
de décadence. C'est pourquoi l' axe
central du tragique moderne passe par
des analyses parallèles des causes de la
chute de l'empire romain et de celles de
l'Europe d'aujourd'hui.
Si le Sénat des
Quirites avait tenté de remédier à
l'ascension sociale subite et
vertigineuse des affranchis les plus
talentueux, puis de mettre fin à
l'accession non moins irrépressible des
tribuns du peuple à la charge impériale
en raison de leurs triomphes militaires,
puis de renvoyer dans les champs
d'alentour les légions campées dans Rome
depuis Séjean, la chute de l'empire
romain en aurait été aussi peu retardée
que par le retour tambour battant des
dieux antiques sous Julien l'Apostat,
parce que les civilisations prennent
fatalement de l'âge et se fossilisent
nécessairement sous la meule de la
durée, soit qu'elle refusent
artificiellement de vieillir, soit
qu'elles consentent à leur
amollissement.
Allait-on se méfier
des légions dévouées à l'empire depuis
des siècles, allait-on durcir le cœur
romain à l'égard des esclaves les plus
méritants, allait-on condamner les
riches citoyennes à l'austérité des
mœurs et à la simplicité vestimentaire
des premiers temps? Le progrès social
était tout autant à la mode que de nos
jours. Mais tous les chemins qu'emprunte
la sénescence des civilisations ont
rendez-vous avec leur sépulcre. Il en
est ainsi des funérailles de l'Europe :
si elle se délite à légaliser le mariage
sodomite et saphique et si sa jeunesse
définit le père et la mère à la double
école de la loi et du relâchement
universel des mœurs, elle court à la
ruine. Mais si elle tentait de
rebrousser chemin, elle ne s'en
fossiliserait que davantage et à non
moins vive allure, parce que les
funérailles des civilisations tiennent
aussi bien les cordons du temps pétrifié
que du temps liquéfié.
L'auteur de
La pensée et le mouvant a
rendez-vous avec la vocation nouvelle
des Etats modernes de penser leur avenir
à la double école de l'histoire des
civilisations et du destin
psychobiologique des mutants d'une
nature capricieuse. Jamais aucun
philosophe n'avait seulement songé à
élaborer une métaphysique du rire.
L'essai, Le Rire (1900)
articule pour la première fois le
comique avec la spontanéité des sociétés
vivantes. Ce secouement étrange des
corps se déclenche au spectacle de
l'irruption inattendue du mécanique et
de l'automatisme dans le social et le
vivant. Cette observation porte le sceau
d'un anthropologue abyssal: les dieux
d'Aristophane sont des machines, L'Avare
de Plaute est une machine au service de
sa cassette, Tartuffe fait de la piété
une machine à sous, l'Eglise du pape
François ne veut plus de sa douane et
relègue au musée les mines d'enterrement
de la foi.
Le fléau de la
balance à peser mécaniquement les vertus
et les vices rythmait l'ouverture et la
fermeture des guichets du salut -
décidément, l'alliance du rire avec
l'appareillage des théologies sur le
double plateau de la grâce et de la
damnation donne à Henri Bergson son
ticket d'entrée au paradis de
l'intelligence où le rire des dieux
attend sa postérité. Si cette
civilisation mourait, comme les
précédentes, de la cécité intellectuelle
et de la peur, nous saurions que l'homme
n'était qu'un animal de passage sur
"l'océan des âges" et que la "pâle
clarté" qui tombait des étoiles ne
l'avait pas réveillé.
Mais l'avenir
historique, psychanalytique,
sociologique, politique et
psychobiologique de Bergson renouvellera
également le décryptage anthropologique
de l'histoire des théologies chrétienne,
juive et musulmane, parce que cet avenir
permettra de fonder une discipline
entièrement nouvelle et de la situer au
cœur du XXIe siècle : une science de
l'alliance du comique avec le sacré.
Quel était l'enjeu
axial de vingt siècles de la théologie
mondiale mise en place par trois
monothéismes, sinon celui de régler au
mieux les relations, désormais
personnelles et dangereuses que la
créature entretiendra avec les
successeurs du Zeus d'Homère, lequel
était plus accommodant que le triple
sceptre du monothéisme? Les Anciens ne
se posaient pas cette question
périlleuse sur un modèle piégé d'avance
par un individualisme religieux
hypertrophié et pré-culpabilisé, parce
que seuls les demi-dieux se trouvaient
en dialogue constant et particulier avec
le chef de l'Olympe. Le christianisme,
en revanche, imaginait un homme
suffisamment proche du roi du cosmos
pour se trouver en mesure de jeter - à
ses risques et périls - un pont
crédible, donc durable entre le ciel,
d'un côté et lui-même, de l'autre et,
dans le même temps, suffisamment éloigné
de l'Olympe pour demeurer en contact
direct et étroit avec la masse des
mortels.
Aussi ce modèle
était-il condamné à demeurer
irrémédiablement dichotomisé: à la suite
d'Arius, tout le monde avait pris
l'initiative de scinder radicalement le
Nazaréen entre l'homme et le Dieu, et
cela de telle sorte qu'il était devenu
impossible de jamais raccorder deux
personnages définitivement séparés:
Jésus était exclusivement homme quand il
dormait, se fatiguait ou se mettait en
colère, et exclusivement Dieu quand il
faisait des miracles. La papauté
elle-même s'était ralliée à ce partage;
et seul le futur saint Athanase se
disait encore qu'un dieu aussi mal
décroché de la créature se révèlerait
d'une bancalité théologique inutilisable
sur le long terme. Aussi a-t-il fini par
imposer le principe opposé - et
actuellement entériné par le catéchisme
officiel de l'Eglise catholique - d'un
soudage entre les deux personnages -
Jésus serait tout ensemble et à chaque
instant à la fois pleinement Dieu et
pleinement homme, et cela sans que son
identité fût jamais divisable.
Mais, dans ce cas,
la rate, le foie et tous les organes de
Jésus sont censés ceux du créateur du
cosmos, comme il est confirmé à l'art.
477 du credo; et l'on retrouve les dieux
en chair et en os de l'Antiquité. Que
faire d'un prophète tantôt
insuffisamment divin, tantôt beaucoup
trop? Comment éviter des apories aussi
insolubles par nature, sinon en rejetant
entièrement le mythe de l'incarnation de
Zeus? Mais alors, l'abîme qui se creuse
entre Allah et ses fidèles devient
tellement infranchissable qu'il suffira
à tout croyant fanatisé de crier à
tue-tête: "Allah est grand" pour
que la divinité se trouve autorisée à
ameuter ses fidèles et à les précipiter
tête baissée dans les carnages d'une
guerre sainte. Le prophète élevé au rang
de Zeus tombe dans le ridicule des dieux
physiques des premiers âges, mais le
prophète ramené à l'humain n'a plus voix
au chapitre et ratatine le Créateur à le
réduire à sa propre effigie.
Le génie de Bergson
introduit l'anthropologie critique de
demain à la connaissance du comique
politique des théologies
polythéistes. Mais, dans le même temps,
la métaphysique du rire spectrographie
d'avance le dessèchement de l'homme dans
le temporel et son évaporation dans
l'absolu. Autrement dit, ce sera le
tragi-comique dont les théologies
monothéistes sont frappées qui conduira
la métaphysique du rire à une
radiographie anthropologique de cette
bipartition originelle, donc au
spectacle de la mécanique dont
l'humanité se trouve affectée de
naissance. L'homme que dessine La
Pensée et le mouvant se révèle
un automate dont il est impossible
d'unifier les rouages et les ressorts ;
car tantôt cet animal scissipare
s'évanouit dans l'atmosphère, tantôt il
se colle à la terre, et cette schizoïdie
tragique n'est observable qu'à la
lumière d'une distanciation rieuse.
L'avenir
philosophique de l'essai Le Rire
de Bergson est immense : d'un côté, le
sacré s'ossifie et de l'autre, le
progrès mécanique des sciences ne répond
pas à la vocation créatrice des évadés
de la zoologie. Les Etats responsables
de la réflexion de l'humanité sur son
statut deviendront-ils des peseurs, des
prospecteurs et des pédagogues de la
civilisation mondiale? Le Panthéon des
intelligences sera-t-il le berceau de
l'histoire de demain?
Le 18 janvier 2014
Reçu de l'auteur pour publication
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