Qu'est-ce que
philosopher ?
Le combat de la raison
XV - Les religions, miroirs de l'art de
gouverner
Manuel de Diéguez
Manuel de
Diéguez
Vendredi 17 avril 2015
J'achève cette
semaine les quinze textes que j'avais
annoncés le 9 janvier et que j'ai
consacrés à un examen anthropologique de
la science anthropologique moderne.
Qu'en est-il de l'ignorance de la
politique qui frappe les chefs d'Etat
sous informés des progrès de la
connaissance anthropologique des
croyances religieuses? Leur retard
intellectuel sur les sciences humaines
d'aujourd'hui condamne-t-il l'Europe à
l'impuissance face à l'expansion
nouvelle du sacré sur cette planète ? Le
décalage entre les victoires de la
science et l'ignorance de toute la
classe dirigeante européenne
deviendra-t-il aussi tragique qu'entre
l'Eglise du Moyen-Age et l'astronomie de
Copernic?
Quoi qu'il en soit,
le révélateur que fut l'attentat du 7
janvier contre Charlie Hebdo
se place à ce point au cœur de la
géopolitique et de l'histoire
contemporaines que, dès la semaine
prochaine, je pourrai faire le point de
l'histoire de l'Europe à l'heure où,
après soixante-dix ans d'expansion de
leur mythe de la Liberté, les Etats-Unis
sont parvenus à briser l'unification de
l'Europe en engageant le Vieux Monde
pour longtemps dans une guerre
économique contre la Russie.
A la lecture de mon
texte du 24 avril, nous verrons plus
clairement la justesse de la phrase de
Socrate qui disait que l'ignorance était
la source de tous les maux.
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1 - L'homme d'Etat
moderne et la théologie
2 - Les espérances de la raison
politique
3 - Féconder la laïcité
4 - les blocages de la raison
mondiale
5 - Les dieux en leur logis
6 - Le Dieu au masque d'ange
7 - La scolastique démocratique
8 - Nos dieux sont
ressuscitatifs
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1 - L'homme d'Etat
moderne et la théologie
La frappe de la
vérité sur l'enclume de l'Histoire ne
commencera qu'à l'heure tardive où la
démocratie aura progressé sur les
chemins brûlants de la pesée du
tragique. Alors seulement, les
Républiques découvriront que quatre
dangers opposés et pourtant parallèles
menacent la raison. Ou bien la
République s'affole, perd pied et
retourne à ses anciens blottissements
sous ses tabernacles, ou bien elle tombe
dans les amollissements et la
décérébration de la postérité de
Candide ou l'optimisme de
Voltaire, ou bien elle s'abêtit à
l'école de ses retrouvailles avec la
grossièreté et la gouaille, ou bien elle
remet le poignard de la pensée entre les
mains de la divinité féroce et
vengeresse des premiers âges, ce qui
reconduit la religion à la barbarie
originelle des religions. La
connaissance psycho-physiologique
de l'animalité de l'ignorance proprement
humaine est un fruit d'automne de la
sagesse - le premier animal locuteur
savait tout sans avoir rien appris et
l'univers n'avait pas de secrets pour
lui. Le dernier de la série observe l'
ignorance religieuse en laboratoire.
Mais si nous
quittons les chemins de la vulgarité, de
la facilité, de la sottise et de la
superstition, nous aiderons l'encéphale
des chefs d'Etat modernes à emprunter
les chemins nouveaux de l'art de
gouverner. Le monde les attend depuis le
XVIIIe siècle. Quand nous les
connaîtrons, nous donnerons leur
fécondité aux théologiens des carnages
politiques sur lesquels la piété de la
bête se défausse, tellement les
religions mûries et forgées dans
l'épreuve sont les miroirs les plus
profonds de l'art de gouverner ; car
l'histoire du genre humain et tout le
théâtre du monde se reflètent dans les
embarras dont témoignent les confessions
de foi les plus affinées et les plus
élaborées.
2 - Les espérances
de la raison politique
Mais si toute
doctrine de ce type révèle les apories
anthropologiques insurmontables dans
lesquelles tombent nécessairement les
chefs d'Etat instruits des secrets
meurtriers de l'Histoire, nous
connaîtrons les contraintes impérieuses
qui pèsent sur leurs épaules et qui sont
les suivantes: il leur faut récompenser
et punir à bon escient, discipliner les
sauvages, assagir leurs lois trop
faibles ou trop sévères, équilibrer les
droits respectifs de la pensée
rationnelle d'un côté et des rêves
revigorants, de l'autre.
Mais comment
associer la grandeur d'âme à la fermeté
d'esprit, comment réconcilier
l'innocence avec la cruauté et le
cynisme parfois inévitables, comment
porter sur les fonts baptismaux de
l'action publique une exposition
universelle des ruses et des
chausse-trapes dans lesquelles tout
pouvoir fait tomber ses promesses les
plus alléchantes dans leur allure et les
plus généreuses d'apparence? Quel
arsenal des attrape-nigauds les plus
grossiers et des bontés les plus
patelines que la distribution, ici de
sucreries éternelles dans le ciel et là
des tortures qui arment les deux pôles
du code pénal du Zeus d'hier,
d'aujourd'hui et de demain!
3 - Féconder la
laïcité
J'ai déjà rappelé
qu'à la suite de l'assassinat sans
cervelle, le 7 janvier 2015, de quelques
insulteurs du sacré massifié, il a été
question d'approfondir et d'éclairer
quelque peu la réflexion officielle des
Etats demeurés semi rationnels de notre
temps et de soumettre au scalpel
socratique le statut manchot de la
laïcité de 1905. Mais où se trouve-t-il,
le bistouri des anthropologues de
demain, et comment le scalpel
percera-t-il les secrets des rêves
sanglants et rédempteurs de l'humanité
post-zoologique? Comment le ministère
actuel de la Culture a-t-il interprété
l'ordre de l'Elysée de se montrer
subitement à la hauteur d'une mission
cérébrale de haut vol - celle qu'aucun
Etat n'avait encore confiée à personne?
Entre la Bête
humaine de Zola et la
Condition humaine de Malraux,
notre espèce n'a pas encore commencé
d'apprendre à se regarder résolument de
l'extérieur, parce que la frontière
entre le dedans et le dehors n'a jamais
été clairement tracée. Comment se
fait-il qu'une France devenue
microcéphale et qui s'est mise au seul
service des "cultures" sans tête n'ait
ni suscité, ni assumé la nécessité de
recourir à une réflexion philosophique
révolutionnaire sur le dehors et
le dedans, alors que la loi de
1905 était censée préparer les moissons
d'un nouvel élan de la raison
qu'appelait la vraie France, celle du
monde entier?
Si l'Etat fondé sur
une laïcité ambitieuse de devenir
pensante à grands pas n'avait pas la
vocation impérieuse d'approfondir
l'humanisme infantile et manchot hérité
d'une Renaissance irréfléchie et si un
"connais-toi" paralysé par la
scolastique républicaine depuis 1905 n'a
pas progressé d'un iota depuis Voltaire,
en un mot, s'il faut prendre acte de ce
que, cent dix ans après la séparation
brutale de 1905 entre la foi et la
raison, la laïcité n'a démontré que sa
stérilité anthropologique, quel sera
l'avenir cérébral de la France de
l'intelligence philosophique?
4 - les blocages
de la raison mondiale
Et pourtant, cet
avenir est simple et clair: si la
laïcité se donnait l'audace d'aller
jusqu'au terme de la logique interne qui
devrait inspirer son courage, elle
remarquerait du moins que les dieux
d'Homère n'ont, de toute évidence,
jamais existé ailleurs que dans la tête
des Achéens. Il faut donc expliquer
pourquoi un Homère incrédule n'aurait
jamais accouché de l'Iliade et pourquoi,
si Jean de la Croix n'avait pas cru
fermement en l'existence du Jupiter des
chrétiens, l'humanité se verrait privée
du plus profond des poètes du
christianisme, celui que les poètes
espagnols ont élevé au rang éternel de
prince de leur confrérie.
Qu'en est-il des
relations lyriques que le poète
entretient avec la vérité? Où se
trouve-t-il, ce dehors-là? Comment une
laïcité devenue pensante ne se
poserait-elle pas une question aussi
décisive que celle de l'origine et de la
nature des récoltes du génie poétique?
Car enfin, que vaut un humanisme
instruit de ce que l'homme est un poète
et que ses dieux sont ses inspirateurs,
mais qui craint d'approfondir
l'humanisme dont sa culture se réclame
jusqu'à scruter le "connais-toi" de ses
dieux? Alors, le dehors que nous
cherchons fuit sans cesse devant nous;
et il s'agit de le traquer dans son
repaire, à la manière dont Hokusaï
gardait, à quatre-vingt dix ans,
l'espoir de devenir un peintre.
Mais alors, qu'en
est-il des simples cultures, qui se
veulent résolument ignorantes de la
nature poétique des Célestes et d'abord
de la poétique qui unifie le trio des
dieux uniques? Si nous entendons donner
à la laïcité un avenir philosophique et
politique associés, et cela sous le
sceptre d'une pensée rationnelle
ambitieuse de décrypter les secrets de
l'alliance de la pensée avec Homère,
apprenons que la vraie postérité
spirituelle de la raison de Voltaire
n'est autre que celle d'une
anthropologie qui observerait les
théologies du dehors et que seule une
connaissance métazoologique de la
politique nous révèlera le destin de
notre distanciation à l'égard du monde
actuel, tellement les saintes Ecritures
sont un réservoir immense et inexploré
du vrai "connais-toi".
Pourquoi cela?
Parce que, vingt siècles durant, des
régiments de mystiques chevronnés ont
travaillé d' arrache-pied et en vain à
concevoir et à mettre en scène une
politique guidée par la divinité la plus
extérieure possible; et ces poètes ont
tenté d'imaginer un législateur parfait,
un juge infaillible, un stratège idéal
du salut et un délivreur convaincant -
donc un distanciateur absolu! Mais
alors, c'est nous-mêmes que nous
traquons à traquer ce Dieu-là dans son
logis.
5 - Les dieux en
leur logis
Comment voulez-vous
que la sagesse des plus ardents peseurs
d'un ciel qu'ils voulaient rendre
insurpassable et qui fuyait sans cesse
devant eux, comment voulez-vous que, des
origines à nos jours, ces
perfectionneurs exigeants d'un ciel
encore grossier dans leur tête n'aient
pas fini par mettre sur pied l'acteur le
plus rationnel et le gestionnaire le
plus adroit possible du cosmos de leur
temps? L'heure a sonné, pour les chefs
d'Etat modernes, d'en prendre de la
graine et de féconder la postérité
spirituelle, politique et poétique au
siècle des Lumières.
Les dieux meurent
en poètes de leur brève existence. A
nous de faire rédiger aux Orphée
successifs du cosmos leur testament le
plus sommital, celui de leur long
apprentissage politique et cérébral de
l'humanité. Leurs Dionysos en chaîne
leur font un cortège. Tous leurs
prophètes au masque d'ange sont des
propulseurs de la boîte osseuse de
l'humanité.
Si nous ne prenions
pas le risque de nous faire rire au
spectacle de la faiblesse d'esprit et
des ratés de l'encéphale rudimentaire de
l'espèce de raison dont nous nous sommes
dotés, on s'imaginera que le génie
politique des saints n'aurait produit
que des dessins d'enfants. Les
cosmologies fabuleuses sont les
laboratoires où les poètes du sacré
forgent leurs géants de la politique.
6 - Le Dieu au
masque d'ange
Sachons encore ceci
: si les hommes d'Etat des démocraties
modernes échoueraient à défendre
Ptolémée contre Copernic, le
créationnisme contre Darwin, Tartuffe
contre Molière, Euclide contre Einstein,
la "psychologie expérimentale" contre
Freud, alors la chance d'une France de
la raison est de contraindre les chefs
d'Etat de notre temps à soumettre leur
politique à la pesée anthropologique des
mythes religieux. Car le Dieu actuel est
à lui-même son Machiavel et son
Talleyrand; et quant à "faire l'ange",
comme disait Pascal, n'est-ce pas le
Dieu expérimenté des théologiens de
terrain qui a enseigné ce génial tour de
main de la politique à tous les Etats du
monde? C'est dire qu'une laïcité
réfléchie soulignerait non seulement que
les prophètes de l'Ancien Testament
comptent dans leurs rangs à la fois les
plus grands intellectuels de leur temps,
mais également les poètes les plus
inspirés d'Israël et que cette alliance
sommitale entre "Dieu" et la politique
en fait les premiers visionnaires de
l'avenir de la raison - des iconoclastes
chevronnés et des blasphémateurs de haut
vol.
7 - La scolastique
démocratique
Il faut donc nous
demander ce qu'il en est du divinus
afflatus des Anciens. Car enfin, les
vrais mystiques sont à la fois des
poètes, des penseurs d'avant-garde, des
hérétiques et des moralistes
prénietzschéens. Si un saint Jean de la
Croix (+1591) a attendu cent trente cinq
ans pour se trouver canonisé en 1726,
tellement son Dieu méthodologiste et
logicien était incompatible avec le
démagogue attardé de l'Eglise du XVIe
siècle - Thérèse de Lisieux (+1897), en
revanche, la Jeanne d'Arc des tranchées
de Verdun, n'a attendu que vingt-huit
ans pour entrer au Panthéon de la
sainteté du dieu Mars (1925).
Aussi une
République qui se mettrait en mesure de
peser la politique et l'histoire à la
double école des poètes et des
philosophes devrai-t-elle se demander ce
que signifie le verbe exister
appliqué à une divinité, à la laïcité, à
la littérature, à l'anthropologie
ascensionnelle, à la méta-zoologie.
Comment l'humanité moderne
percerait-elle jamais les secrets
psychogénétiques du génie religieux,
mais également de Mozart ou de Michel
Ange, si la laïcité n'était qu'une forme
modernisée de la scolastique du
Moyen-Age, une sophistique des idéalités
conceptuelles, une décoction verbale où
les auréoles du langage abstrait servent
de falots-tempêtes aux foules? Pour
cela, il faudra s'interroger sur le
passage par les ténèbres des saints et
des visionnaires de la politique.
8 - Nos dieux sont
ressuscitatifs
Comment se fait-il
que le mythe d'Orphée soit commun à
toutes les religions du monde, à tous
les poètes et à tous les grands esprits
politiques? Et si la laïcité parvenait à
approfondir la connaissance
anthropologique de la vie spirituelle
qui inspire les grands esprits
politiques? Et si la laïcité parvenait à
féconder la connaissance des sorbonagres
et des sorbonicoles du genre humain?
Dans ce cas, Valéry n'aurait plus à
déplorer que les biographes "comptent
les chaussettes, les maîtresses, les
niaiseries de leur sujet". Si
l'humanisme mondial perçait les secrets
psychiques des poètes et des saints, les
Etats pensants seraient des prophètes,
des philosophes, des anthropologues
avertis.
Mais alors, que
dire de l'abaissement d'un humanisme
républicain qui illustrait les dessins
vulgaires et stupides de Charlie
Hebdo? N'avez-vous pas honte de
l'image que vous donnez de la France des
poètes, des écrivains, des philosophes
et des saints si vous donnez une tête de
chien au géant des âmes et de la
politique qui se colleta avec l'humain à
l'échelle d'un médiateur alors jugé
indépassable et dont il se voulut
l'annonciateur ! Tout prophète est un
Titan de la taille du Titan qu'il lance
à la conquête du monde. Courage : si
vous avez le cœur bien accroché,
colletez-vous donc avec le génie d'un
législateur qui, depuis un millénaire et
demi, guide encore par la main la moitié
des évadés de la mort.
Et puisque
l'éthique et l'encéphale des dieux sont
vos témoins gigantifiés et puisque vous
dites vous-mêmes que rien d'humain ne
doit vous demeurer caché, apprenons donc
à nous colleter avec notre destin
cérébral à l'échelle des poètes que nous
appellerons Allah, Jahvé ou le fameux
théoricien de la double nature qui nous
habite, celle de notre logique sur la
terre et celle de l'infini qui nous
encapsule! Que disent de nous ces trois
Hercule de notre politique? Que si nous
entendons arracher l'Eurydice de notre
chair à l'empire de la mort, marchons
résolument devant elle, et évitons de
nous retourner sur sa silhouette
charnelle, sinon comment
oublierions-nous la précarité de sa
charpente ? Mais Eurydice naîtra sans
fin d'une flûte éternelle. L'Eurydice
musicale n'est pas de la chair et du
sang d'ici-bas. On attend de la raison
du XXIe siècle qu'elle nous instruise de
l'Orphée qui nous habite, on attend de
l'humanisme spirituel du IIIe millénaire
qu'il change la nuit de notre mort en
torche de nos résurrections.
Le 17 avril 2015
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