Europolitique
L'Europe du naufrage de sa mémoire
politique
Manuel de Diéguez
Manuel de
Diéguez
Vendredi 15 janvier 2016
"Interroger
les grands philosophes, c'est
transformer les questions qu'on leur
pose en instruments d'approfondissement
de la connaissance du genre humain."
Jaspers
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1 - Le décervellement
des dirigeants européens
2 - Le retour des modernes au
polythéisme
3 - Une Renaissance inachevée
4 - Qui suis-je ?
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1 - Le
décervellement des dirigeants européens
On sait que le
mécanisme qui assure la vassalisation
inéluctable de l'Europe est
rudimentaire: aucun Etat ne peut
présenter sa candidature à son entrée
dans l'Union européenne s'il ne s'est
placé au préalable sous le sceptre
militaire de Washington et s'il n'a pris
place parmi les vassaux de l'OTAN. Ce
préalable est tellement obligatoire
qu'un Etat pourra demeurer indéfiniment
hors de l'Union européenne, telle la
Turquie - l'essentiel aux yeux du vrai
souverain est seulement de le priver du
commandement de ses propres forces
armées.
Mais pour que la
plus puissante économie du monde, pour
qu'une population d'un demi-milliard de
citoyens, pour qu'une civilisation
forgée par des siècles d'histoire et
d'expérience de la politique produise
une classe dirigeante d'une aussi
titanesque ignorance de la nature des
Etats et des empires, il faut que la
culture gréco-latine la plus élémentaire
ait fait naufrage. Au XIXe siècle
encore, toute la classe instruite du
Vieux Continent avait lu Tacite et
Tite-Live. Ce dernier enseignait que ce
ne sont pas les rois ou les empereurs
qui fondent les puissances politiques
les plus durables, mais les Républiques.
Tite-Live notamment, souvent le plus
rationaliste des historiens antiques,
raconte comment les patriciens du Sénat
ont assassiné le roi Numa Pompilius et
aboli à jamais la monarchie, comment ils
l'ont fait descendre du haut des nues
aux yeux du peuple romain et comment ils
ont mis dans sa bouche d'éloquentes
prophéties sur le glorieux avenir de
Rome.
C'est à Tite-Live
également que nous devons la ruine du
mythe selon lequel le génie républicain
et démocratique auraient donné au Sénat
romain une fermeté héroïque et
inébranlable qui allaient faire
l'admiration des historiens du monde
entier pendant tant de siècles: en
réalité, le Sénat comptait une
commission toute puissante qui épurait
chaque année cette institution de ses
membres soupçonnés de faiblesse.
Si la classe
dirigeante européenne avait lu Tacite,
Tite-Live ou Thucydide, jamais le Vieux
Continent n'aurait donné tête baissée
dans un piège plus puéril encore que
grossier.
2 - Le retour des
modernes au polythéisme
Mais il y a pire.
Avec Christophe Colomb, la Renaissance a
découvert que les divers peuples de la
terre vénèrent des dieux différents.
Scandalisés de ce que les Indiens du
Nouveau Monde ne connaissaient pas
Jésus-Christ et ne vénéraient pas le
"vrai Dieu", les Espagnols ont donc
tenté, en toute logique de l'époque, de
leur inculquer la "vraie théologie" par
le fer et par le feu. Car si le "vrai
Dieu" n'est pas capable de convaincre
tout le monde et si tous les dieux sont
donc tenus pour légitimes sans qu'on
prenne le risque d'y aller regarder de
plus près, il en résultera logiquement
que tous les dieux siègent dans les
imaginations. Du coup, on tombe
nécessairement dans une indifférence
générale sur la question du vrai et du
faux, ce qui a toujours caractérisé les
civilisations moribondes. Nous devons
donc tenter d'apprendre à regarder tous
ces personnages du dehors, à commencer
par le nôtre.
Cette conséquence
anthropologique, donc cette entrée dans
un regard de l'extérieur sur l'espèce
humaine en tant que telle, était liée
aux découvertes de Copernic, puis de
Galilée. Mais une aussi prodigieuse
mutation du "connais-toi" ne pouvait
être comprise tout de suite. Il fallait
commencer par apprendre le grec enterré
sous les siècles de la scolastique
chrétienne. S'y ajoutait l'apprentissage
de l'hébreu et celui du latin correct,
abâtardi dans la Sorbonne du Moyen-Age.
Tel était le programme du Collège de
France, qu'on appelait également le
Collège des trois langues.
C'est pourquoi la
Renaissance a d'abord dévié vers un
apprentissage de philologues qui l'a
laissée indifférente à la science
historique et à la politique. Il faudra
attendre Machiavel en Italie
(1469-1527), Montaigne (1533-1592) en
France et enfin le XVIIIe siècle, avec
les Lettres anglaises et le Dictionnaire
philosophique de Voltaire pour courir
enfin à grands pas vers la conquête d'un
regard de l'extérieur sur la bête
onirique dont l'espèce de raison enfante
des personnages imaginaires et les tient
pour plus réels que les vivants en chair
et en os.
3 - Une
Renaissance inachevée
Mais ces premiers
regardants du dehors de la bête livrée à
la démence de ses contes n'étaient pas
en mesure de se situer eux-mêmes hors de
l'enceinte de leur vie onirique.
Machiavel se gardera bien de jamais
douter de l'existence d'un créateur
mythique du cosmos, Montaigne ira en
pèlerinage pour se guérir de la goutte,
Voltaire célèbrera à grand tapage ses
dernières Pâques à Ferney afin d'éviter
que son corps ne fût jeté à la voierie.
Près d'un siècle après la parution du
De Revolutionibus en 1546,
Descartes renoncera à publier son
Système du monde, parce que
l'Eglise menaçait de renvoyer tout le
monde à l'astronomie de Ptolémée.
De plus, de nos
jours encore, la civilisation européenne
ne dispose en rien des instruments de la
méthode anthropologique qui armeraient
notre interprétation de la Renaissance
d'une raison explicative à la hauteur de
la question posée. La Vie
d'Alexandre de Quinte-Curce a
paru dès 1470 et a connu plusieurs
éditions au cours du XVIIIe siècle. Mais
le cadre de l'interprétation censée
rendre cette œuvre intelligible n'a
jamais dépassé celui proposé par
l'ouvrage lui-même: tout le monde
admettait, mais sans en fournir aucune
explication anthropologique, que des
hommes célèbres fussent élevés au rang
des dieux, notamment les grands
empereurs romains, à commencer par Jules
César dont l'apparition d'une nouvelle
étoile au firmament signalait sa
promotion sur l'Olympe.
La seule question
qui tourmentait les philosophes grecs
engagés dans l'armée du grand
Macédonien, était les abus qui pouvaient
résulter de la divinisation d'un chef de
guerre bien vivant. Mais Alexandre
savait que s'il passait pour un dieu, il
exercerait sur les imaginations une
fascination prodigieuse - un ennemi
s'était rendu, terrorisé d'avoir blessé
un Céleste à la cuisse.
Même de nos jours,
notre science politique et notre science
historique ignorent que la divinisation
des chefs de guerre heureux remonte à
l'Iliade et que Vladimir Poutine vient
d'en bénéficier à 78% des sondés. Nous
n'avons pas encore appris à analyser et
à comprendre la folie cérébrale propre
aux évadés partiels de la zoologie que
nous sommes devenus.
4 - Qui suis-je ?
Expliquer le sacré
demeure un tabou mondial. On sait que
l'Union européenne a commencé par rayer
le siècle des Lumières d'un trait de
plume en légitimant toutes l.es
croyances religieuses sans qu'il fût
permis de peser le degré de sauvagerie
des dieux les plus anciens et les
quelques progrès que l'humanité leur
impose au cours des siècles.
Depuis Pétrarque au
XIVe siècle, qui a donc précédé
l'héliocentrisme de Copernic de deux
cents ans, toutes les découvertes de
l'humanisme moderne s'inscrivent dans la
logique déclenchée par nos retrouvailles
avec la civilisation antique. Mais
aucune n'a trouvé les instruments
d'analyse et de synthèse prospectifs
qu'exigeait la mutation fondamentale de
la connaissance du genre humain
qu'appelait une révolution d'une telle
envergure. Et pourtant, de Platon à
Kant, toute la philosophie occidentale
est une tentative de l'humanité
d'observer de l'extérieur le
fonctionnement déficient de sa propre
cervelle.
Il en est de même
de la découverte du transformisme, sans
doute la plus extraordinaire de tous les
temps. Car si l'humanité appartient à
une espèce en évolution proprement
cérébrale, elle se trouve nécessairement
en voyage, en transit ou en suspension
entre deux stades de son animalité. Or,
la spécificité de l'animalité humaine
n'est pas immédiatement visible: il faut
la chercher dans sa singularité, donc en
détecter les signaux et apprendre à en
enregistrer les signes ou les traces.
Or, depuis 1859,
date de la parution de L'Evolution
des espèces de Darwin, les
anthropologues du monde entier mesurent
en aveugle des cubages cérébraux, des
dimensions de tibias et des formes de
fémurs sans jamais mettre la main sur
l'animalité sui generis d'une bête qui
transforme des mots en concepts et les
hypertrophie, puis les colloque dans les
nues, d'une bête qui se forge des
animaux imaginaires dont la sauvagerie
de leur code pénal n'est que le décalque
de la sienne. Ce ne sont pas nos
anthropologues bornés qui ont observé la
bestialité cérébralisée d'un animal
scindé entre le réel et le rêve, ce sont
les Chamfort, les La Rochefoucauld, les
Vauvenargues et d'abord, un fabuliste,
Jean de la Fontaine, qui ont observé
l'animal sui generis dont l'ambiguïté
rend l'hommage du vice à la vertu et qui
a permis à Molière de faire à jamais de
l'hypocrisie une clé de l'histoire du
monde.
Si Montaigne
considérait Socrate comme le plus grand
homme de tous les temps, c'est qu'il
s'est demandé, vingt siècles avant les
Essais: "Qui suis-je?".
Le 15 janvier 2016
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