Qu'est-ce que philosopher
L'animal cuirassé
de songes
Manuel de Diéguez
Manuel de
Diéguez
Samedi 14 décembre 2013
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1 -
Les signifiants sont-ils de
l'ordre du constat?
2 - Comment parler à un sourd ?
3 - Un miracle moderne
4 - L'animal schizoïde
5 - Pourquoi les mondes
oniriques sont-ils les plus
réels ?
6 - Le temps, cet orchestrateur
du sens
7 - La démiurgie sociale
8 - Vidocq et Balzac
9 - Le symbolique humain
10 - L'écartelé
11 - Gallus in suo sterquilinio
plurimum potest (Le coq est roi
sur son fumier)
12 - Pour une spiritualité des
solitaires du cosmos
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1 - Les
signifiants sont-ils de l'ordre du
constat?
Jamais une science
expérimentale n'a rencontré autant de
difficultés à cerner les termes-clés de
"rationalité", d' "objectivité", de
"savoir théorique", de "preuve" que
l'anthropologie des modernes, dont
l'ambition méthodologique est pourtant
de "rendre compte" des secrets de
l'étrange détoisonné qu'on appelle
l'homme.
Certes, on savait,
depuis Claude Bernard, que les
hypothèses ne se cachent pas dans les
éprouvettes, on savait, depuis Kant, que
dame causalité et son cortège de causes
ne se placent pas sous la lentille des
microscopes, mais on ne savait pas
encore que les problématiques ne sont
pas des champignons répandus dans la
nature. Il suffisait, pensait-on, de
placer la matière à observer sur le banc
d'essai de ses répétitions naturelles
pour valider, du même coup, des
"hypothèses" censées se trouver gravées
dans les redites invariables du cosmos.
Les preuves passaient par la chambre
ardente des répétitions du cosmos, donc
par l'enregistrement de la constance des
résultats quantifiés dans nos
calculatrices. Le concept de "vérité" se
plaçait sous le sceptre de
l'universalité des "coutumes de la
nature", comme disaient les nominalistes
du Moyen Age.
Mais la découverte
des allergies capricieuses a ruiné
l'alliance millénaire de la vérité
scientifique avec l'imperturbable. Puis,
la pesée de l'inconscient savantissime
qui téléguide les fausses motivations
alléguées en toute bonne foi par un
"sujet de conscience" logicien a fait
douter de la validité des axiomes et des
postulats naïfs de la géométrie
classique. L'univers tridimensionnel des
évidences et du "sens commun" vérifiait
le scandale qui fait marcher l'erreur du
pas assuré de la vérité la plus
impérieusement démontrée.
Qu'en était-il de
la précarité cachée des fondements
nécessaires et censés vérifiables de la
physique traditionnelle si, en tapinois,
une surdimension de l'univers faussait
traîtreusement tous nos calculs? Le
concept de "loi de la nature" devenait
juridifiant. Si les ressassements
sempiternels de la nature n'étaient plus
l'expression d'un ordre logique et
persuasif de l'univers des atomes, mais
des rênes qui nous permettent
d'apprivoiser l'univers et de mettre en
toute candeur son mutisme à notre
service, suffisait-il de toucher le
cosmos du bout d'une baguette magique -
celle du constat de la régularité de ses
ritournelles - pour rendre intelligible
l'aveuglement et le silence de la
matière? Puisque la "pensée
scientifique" se trouvait façonnée par
des syllogismes, la physique passait
pour apprêtée à la finalité qu'elle
poursuivait en catimini, et cela à la
même école de la loquacité de l'inerte
qu'au sein des théologies, qui sont
fondées en amont sur une révélation
préjudicielle: une divinité bien
intentionnée aurait donné leur coup
d'envoi et leur légitimité à la dégaine
enfantine des verbes comprendre
et expliquer.
Mais comment la
"vérité" théorisée se constaterait-elle
à l'école des faits avérés qu'elle se
contenterait d'enregistrer si la notion
d'intelligibilité scientifique repose
subrepticement sur la construction des
valeurs morales dont se réclament leurs
utilisateurs, donc sur des signifiants
intéressés par leurs propres bavardages?
Dans ce cas l'observateur réclame d'une
nature bien disposée qu'elle fasse
preuve de ponctualité courtoise à son
égard; et la loi dite divine valorisera
à son tour le répétitif payant, donc
loyal. Un monde téléguidé en secret par
une théorisation à l'usage exclusif de
ses utilisateurs proclamera honnête un
univers rémunérateur. Mais comment une
nature qui ne vous fera pas faux bond
mettra-t-elle une parole de la justice
et du droit dans la bouche d'une
divinité?
Si l'on observe que
la prévision assurée d'un évènement le
rend exploitable par définition,
dira-t-on que la science défend la
volubilité factice du concept de loi,
parce que ce vocable rendrait le
rentable oraculaire et fortifierait le
pacte du juriste avec Zeus? Si une
nature sans traîtrises nous permet de
mettre la main sur sa monotonie et de la
rendre banalement convaincante, la
théologie dite expérimentale ne sera pas
en reste avec la rentabilité
scientifique, puisque la chute d'Adam
dans le péché originel donnera au
croyant un rendez-vous fâcheux, mais
certain, avec le châtiment des tortures
éternelles concoctées de longue date par
l'Olympe, tandis que la confession de
foi du fidèle le fera bénéficier de
félicités posthumes illimitées.
2 - Comment
parler à un sourd ?
L'intelligible
religieux est donc une proie fidèle à
ses rendez-vous avec des cerveaux et
seulement plus désirable que dans la
science, où l'expérimentateur se déclare
comblé par les exploits sans faille de
sa discipline . Dans tous les cas,
jamais la notion de vérité, tant
théologique que scientifique, ne se
révèlera trans-subjective par nature et
par définition, puisqu'elle n'habillera
toujours que des vœux abusivement
substantifiés et rendus ridiculement
tangibles: la matière ne se laisse que
fallacieusement délivrer de son silence
originel. Comment l'univers nous
enverrait-il sottement un torrent de
signes matériels de sa signification
divine et humaine, comment les
décoderait-on si leur signalétique
générale nous renvoie à Messire Gaster,
comme disait François Rabelais?
Du coup, l'homme
sera une bête à l'affût des mangeoires
que le cosmos lui tendra. Son logiciel
le plus énigmatique, sa cervelle, ne
sera qu'un fournisseur patenté de son
estomac. Mais ce présupposé nous
contraint à tracer les chemins d'une
anthropologie serve de la prétendue
bienveillance dont l'univers
témoignerait à notre égard. Nous
chargerions l'anthropologie de décoder
les bavardages du cosmos, nous
énoncerions des axiomes tapis dans un
univers réputé éloquent. Mais qui
sommes-nous si nous nous trouvons
renvoyés à l'examen des fondements
ventraux de nos preuves semi-animales ?
Pourquoi ahanons-nous à rendre
oraculaires les évènements?
Décidément nous ne
saurions valider une discipline oratoire
de ce type et la baptiser d'
"expérimentale" sans avoir résolu, au
préalable, la question la plus décisive,
celle de la véritable nature du matériau
que nous rassemblons sous l'emblème
d'une vérité rendue si abusivement
discoureuse. Qui sont les constructeurs
ascétiques ou obèses des signifiants
verbifiques qui servent de toisons ou de
blasons au cosmos si les réitérations et
les métamorphoses des atomes ne
démontrent à l'Ecclésiaste que
l'aveuglement et la surdité éternels du
cosmos?
3 - Un miracle
moderne
Une anthropologie
devenue scientifique se mettra en chasse
des désirs et des volontés qui
commandent une espèce ardente à brancher
un discours rationnel sur un astre
idiot. A ce titre, cette discipline
commencera par constater que l'homme est
le seul animal dont les neurones se sont
scindés entre une planète errante et des
mondes imaginaires. De plus, cette bête
habite tantôt dans l'un et tantôt dans
l'autre des compartiments de son
encéphale cloisonné, à moins qu'elle se
domicilie dans un clivage flottant,
changeant et indistinct entre ses
résidences cérébrales dédoublées - les
désertes et les florales.
Mais si le fabuleux
compénètre le monde tangible et le rend
capturable - et cela précisément en tant
que signifiant censé gravé dans
la matière et rendu visible par les
soins du bimane que vous savez - où
commence le royaume de nos rêves pattus
et où nos songes perdentt-ils leur
plumage?
Il s'agit de
traquer des songes réputés à la fois
parlants et immanents à des évènements
matériels. Comme il est dit plus haut,
la théorie scientifique se trouve
fatalement préconstruite sur un réseau
de propositions bifaces et en état
d'apesanteur, donc chargées de rendre le
monde bipolaire, loquace et profitable
tout ensemble. La nature consent à
ressasser ses coutumes pour le plus
grand bénéfice des prédateurs intéressés
à ses redites, mais l'imagination
religieuse, elle, se projette tantôt sur
des faits constants - Apollon dirige
continûment la course du soleil - tantôt
sur des faits qui ne sont pas arrivés et
qui n'arriveront jamais. Personne n'a vu
Jésus marcher en long et en large sur la
mer, transformer d'un mot de l'eau en
vin, multiplier des pains et en
rassasier une foule, ressusciter un
mort, descendre du ciel et y remonter,
personne n'a vu Zeus déguisé en mari
d'Alcmène, Diane surprise nue au bain
par Actéon, Mercure réparer la barque de
Charon, comme l'humoriste de la foi des
Anciens, Lucien de Samosate, le raconte
plaisamment dans ses Histoires
véritables. Il faut donc nous
demander comment les symboles greffent
des faits imaginaires sur des signes
vivants.
Depuis longtemps,
une anthropologie prématurément
qualifiée de scientifique mais confinée
dans un monde tridimensionnel, se calait
sur le contrefort d'une réfutation
expérimentale des miracles et des
prodiges matériels. Mais l'expérience du
symbolique vient de démontrer que
l'irréel - et même le fantastique -
peuvent encore triompher dans les
imaginations des preuves de la nature
onirique de leurs causes et des
motivations illusoires alléguées à
l'appui de leurs dires. C'est ainsi que
tout le monde a pu constater de visu que
des avions gorgés de kérosène et
précipités sur deux tours titanesques ne
les font s'écrouler comme des châteaux
de cartes que sous des conditions
trompeuses: il faut que ces mastodontes
aient été soigneusement dynamités au
préalable et d'étage en étage. Puis,
tout le monde a également pu constater
qu'une troisième tour, non moins
herculéenne que ses consoeurs, mais
qu'aucun avion n'a percutée, s'est
néanmoins effondrée, mais conformément
au programme des dynamiteurs du béton et
de l'acier qui ont secrètement rédigé le
scénario miraculeux, mais n'ont pu
empêcher des caméras de filmer le
montage astucieux.
Mais, dira-t-on,
pendant plusieurs millénaires, des
prodiges attribués à Mars ou à Vulcain
ne se sont trouvés contestés qu'en
catimini et par une infime minorité de
savants et d'anthropologues soupçonneux.
C'est donc, pensera-t-on, que seuls les
peuples ignorants et superstitieux
croient aux prodiges les plus sots - et
l'on soutiendra que l'aveuglement et la
naïveté des foules du début du XXIe
siècle se logent encore dans un habitat
imaginaire légitimé par la collectivité,
de sorte qu'en toute logique sociale, le
surnaturel ne disposera jamais d'aucun
autre moyen de convaincre les masses que
la sorcellerie des religions.
4 - L'animal
schizoïde
Mais la crédulité
populaire s'est répandue jusque parmi
les savants, et cela à la lumière de
l'expérience phénoménale racontée
ci-dessus. Certes, depuis douze ans,
aucun architecte n'a prétendu que des
masses de plusieurs centaines de
milliers de tonnes de ciment et d'acier
tomberaient en morceaux comme de la
porcelaine piétinée par un éléphant et
pour un motif ridicule - quelques
centaines de litres de kérosène auraient
instantanément dilaté des métaux
emprisonnés dans des murs épais et ce
gonflement prodigieux se serait produit
sur une hauteur de plus de cent étages.
Et pourtant cette fantaisie demeure
crédible et résiste à tous les démentis
de la raison scientifique actuelle et à
toute réfutation au sein même de la
classe dirigeante du monde entier.
Pourquoi l'imagerie de ces monstres
réduits en charpie ne se laisse-t-elle
pas ébranler pour un sou, alors que les
preuves en direct de ce qu'il s'agit
d'une explosion organisée et dont
témoignent des caméras cachées dans les
coulisses de ce théâtre ne sont réfutées
par personne? Le simianthrope serait-il
le seul animal qui, à la différence de
toutes les autres espèces, ne serait pas
seulement composé de spécimens distincts
par la dimension de leur ossature et par
la puissance de leur musculature, mais
principalement par la diversité de poids
et de qualité de leur boîte osseuse?
Supposons qu'à ce
prix, l'anthropologie scientifique ait
enfin conquis son champ d'observation et
d'enregistrement légitime des causes et
des effets auxquels le crâne de cette
espèce sert d'hôtellerie. Mais il se
trouve que l'intelligence globale et
panoramique des élites est seulement de
bas étage à son tour: si vous tentez de
brancher le cerveau d'un homme de génie
sur des territoires étrangers à
l'hypertrophie locale qui singularise
ses neurones, une certaine polyvalence
des performances de ses cellules grises
se révèlera compatible avec la
spécialisation monstrueuse qui le
caractérise. Mais pourquoi, il y a
quelques siècles encore, les cerveaux
les plus supérieurs dans leur ordre
croyaient-ils, eux-aussi, à l'existence
objective du ciel et de l'enfer des
juifs, des chrétiens et des musulmans et
pourquoi, de nos jours encore, toute
l'intelligence critique du monde n'y
change-t-elle rien ?
5 - Pourquoi les
mondes oniriques sont-ils les plus réels
?
Il se révèle donc
indispensable d'observer le psychisme
rêveur qui singularise l'entendement de
cette espèce et qui l'a fait accéder à
une animalité songeuse afin de constater
que le cerveau semi-animal théâtralise
toujours et spontanément des symbioses
factices. Il s'agit donc de décrypter le
fonctionnement spécifique et les besoins
propres au cerveau d'une bête
irrémédiablement dichotomisée entre le
réel et le fantastique, donc clivée,
cloisonnée, disjointe, fractionnée,
diffractée, démembrée et parcellée de
naissance.
C'est dire qu'une
anthropologie ne deviendra scientifique
qu'à trois conditions: la première,
qu'elle s'assure de la nature et de
l'étendue sui generis de son
territoire, la seconde, qu'elle illustre
une zoologie biphasée, bipolaire,
bifide, schizoïde, la troisième, qu'elle
rende compte du fabuleux créateur dans
les Lettres, les sciences et les arts.
Dans De l'amour, Stendhal
a décrit le phénomène de la
cristallisation amoureuse,
que la psychanalyse baptisera la
sublimation et dont elle fera le
support du surmoi, donc des mondes
artificiels qu'habitent les sociétés.
Malraux dira que le peintre accroche une
toile manquante dans l'univers mental de
la peinture, mais Mallarmé ne fait pas
autre chose que de conquérir le monde
mallarméen, Balzac le monde balzacien,
Proust le monde proustien, Stendhal le
monde stendhalien, Hugo, le monde
hugolien ; et si Eschyle n'était pas
eschylien et Dante, dantesque, nous ne
reconnaîtrions pas la lumière
diversifiée dans laquelle le génie
littéraire, pictural ou musical éclaire
le monde banal et aplati que nous
qualifions de "réel ". Quel est donc le
prodige universel qui rend onirique
l'humanité?
6 - Le temps, cet
orchestrateur du sens
Résumons : primo,
le zoologique de type simiohumain
ressortit toujours et nécessairement à
des données psycho-cérébrales,
secundo, ce bimane occupe des
demeures polychromes, tertio, ce
bipède prend appui sur des
significations du monde de nature
onirique, esthétique et spéculaire par
définition. Il résulte de ces trois
évidences que les mathématiques, la
physique ou le jeu des échecs témoignent
de ce que la "vérité" tisse des
connexions préjudicielles entre des
faits dûment vérifiables et dans leur
nudité, d'une part, et des univers
symboliques et théorisés, de l'autre.
Mais si cette étrange espèce se remplit
de métaphores censées incarner des
valeurs, nous sommes encore loin d'avoir
exploré les arcanes de l'empire du
fabuleux qu'habite le singe
intellectualisé.
Il va donc falloir
apprendre à fixer le regard sur un
animal inconnu de lui-même et résister à
la tentation de détourner un seul
instant notre attention du spectacle des
pavois d'une bête à décrypter dans sa
spécificité. Car cet animal énigmatique
met subrepticement en scène des
évènements censés enveloppés a priori
d'une éthique roborative et d'une
esthétique artificielle. L'évènement
matériel n'est donc jamais le véritable
théâtre du déplacement du regard
simiohumain qui court sans cesse en
direction de la signification
constructive qu'il surajoute aux objets.
Il faut donc
observer les recettes et les subterfuges
innés dont se sert en secret
l'imagination auréolante de la bête
avide de s'emparer d'avance d'un réel
glorifié et de le placer en retour - et
d'autorité - sous sa coupe; et, pour
cela, demandons-nous si le vêtement
universel de l'affabulation narrative ne
serait pas la clé commune au transport
des faits ou des évènements dans
l'imagination flatteuse propre tantôt à
la politique, tantôt à la religion,
tantôt à la haute littérature. Car la
chronologie du récit moralisateur fait
entrer l'humanité dans un monde
autobéatifié par ses symboles. C'est le
déroulement même de la fable, donc le
transport du contingent dans une
continuité cognitive et mythique, qui
installe la narration à mi-hauteur entre
le réel et le rêve. Si nous parvenions
donc à décrypter les contes de nourrice
qui mettent l'histoire du sang et de la
mort à l'école du tic tac tranquille des
horloges et la précipitent dans des
signifiants salvifiques, nous saurions
comment les attentats du 11 septembre
2001 ressortissent à la mise en images
et à l'art de raconter dont usent les
cosmologies mythiques qui, les
premières, ont porté l'humanité à la
température littéraire et à la tension
dramatique du vécu.
7 - La démiurgie
sociale
Prenons l'exemple
du déplacement des aiguilles de la
pendule de Chronos dont témoigne
Robinson Crusoé et observons le voyage,
sous la plume experte de l'écrivain,
d'un évènement d'abord présenté dans sa
nudité biographique, donc transitoire,
puis appelé à basculer dans un monde
pérennisé, universalisé et placé, à ce
titre, sous tension
mythologico-collective.
En 1704 une
flottille de corsaires commandée par le
capitaine William Dampier expédie sur l'
île déserte de Juan Fernandez et à sa
demande expresse la plus forte tête de
l'équipage, Alexandre Selkirk
(1676-1721), qui s'obstinait à demander
que le navire de son capitaine, fort
endommagé dans les combats contre
l'empire maritime espagnol, fût réparé
et mis en état de poursuivre sa route
avant de tenter de surmonter les périls
bien connus du passage du cap Horn. Cet
entêté avait raison: son
vaisseau-corsaire allait sombrer corps
et biens. Selkirk passe quatre ans et
quatre mois sur le terrible caillou qui
sera rebaptisé Ile Robinson Crusoé
en 1966. On lui avait laissé quelques
outils de charpentier, un couteau et un
peu de poudre à canon; mais le
malheureux aventurier n'avait pas prévu
qu'il subirait une épreuve physique et
morale dont il ne s'est jamais remis,
malgré la célébrité que ses malheurs lui
avaient acquise auprès de ses
concitoyens.
Voilà qui nous
place à une grande distance du roman
Paul et Virginie de Bernardin
de Saint-Pierre, des bergeries de
Rousseau, des exploits de Tarzan ou des
exploits du Capitaine Nemo de Jules
Verne. Mais Daniel Defoe ( 1660 - 1731)
n'a pas l'esprit bucolique pour un sou.
Cet homme politique courageux en tire
une épopée de l'individu industrieux
aussi lue, depuis sa parution en 1719,
que L'Iliade et l'Oyssée
depuis la Guerre de Troie. Toute
l'histoire de la civilisation du
"travaillez, prenez de la peine, c'est
le fonds qui manque le moins" de La
Fontaine se place sous la bannière du
puritanisme laborieux, vertueux et
discipliné des Ecossais. Mais ce modèle
de récit transfigurateur ne se
place-t-il pas également au fondement de
l'évasion dans le fabuleux et le
fantastique d'un animal devenu
méta-zoologique sous la meule du social?
8 - Vidocq et
Balzac
Comment la bête à
la cervelle schizoïde va-t-elle
progressivement se scinder entre deux
espèces? Prenez un certain Eugène
Vidocq, né le 24 juillet 1775 au 222,
rue du Miroir-de-Venise à Arras et mort
le 11 mai 1857 au 2 rue Saint-Pierre-Popincourt
à Paris , actuellement au 82 de la rue
Amelot. Il s'agit de rien moins que du
chef de la police de Paris sous la
Restauration, que Balzac a immortalisé
sous les traits de Vautrin dans
Splendeurs et misères des courtisanes.
L'île déserte de ce Robinson des bagnes
est celle d'un roi dont le trône l'a
placé entre deux mafias. Ce bandit règne
sur la double face de l'univers du crime
- car il est lui-même un forçat célèbre
pour s'être évadé plusieurs fois - mais
il connaît de l'intérieur l'autre pègre,
celle qui s'est légalisée, et il sait
mieux que personne que les deux mondes
qu'habite la bête biface ne diffèrent
pas foncièrement - les règles du jeu
n'ont pas changé, comme Lord Bertrand
Russell le constatera trois siècles plus
tard après un bref passage par la prison
de Londres sous l'accusation, alors
infamante, de pacifisme.
Vidocq obtient un
rendez-vous "littéraire" avec Balzac. Il
entend bien raconter au romancier naïf
des évènements qu'il est seul à
connaître sur le bout des doigts et
qu'il n'a pas révélés dans les quatre
volumes de ses Mémoires.
Balzac lui explique gentiment qu'Homère
n'est pas le biographe d'Ulysse ni
Rabelais le mémorialiste de Pantagruel,
qu'Hamlet ou le roi Lear sont des héros
symboliques, non des valises d'anecdotes
à se colleter et que le génie littéraire
ne peint jamais qu'un seul héros et
toujours le même, le genre humain tout
entier. Comment apprendre à regarder et
à raconter cet acteur biphasé ? Vidocq
ne sait pas que les faits n'entrent dans
leur vérité trans-biographique que
transportés dans l'univers semi-mythique
de la Comédie humaine, ou
de Shakespeare ou de Cervantès , parce
que l'homme est à lui-même son propre
démiurge!
9 - Le symbolique
humain
Cent soixante
quatre ans après la mort du premier
romancier-anthropologue, aucun Etat
n'est près d'enseigner dans les écoles
les deux zoologies parallèles et
complémentaires qui se partagent
l'histoire et la cervelle de la bête
auréolée de ses mythes sociaux
dédoublés. Mais le lecteur est un
dichotomisé de naissance, ce qui lui
permet d'entrer de plain-pied dans des
mondes socialisés, donc scindés. Balzac
savait que le symbolique naît de la
bi-polarité du collectif et que Vautrin
est un corps porteur de son écusson
policier, comme Diogène portait sa
lanterne, Pénélope son fuseau et Clovis
son vase de Soisson. L'humanité se
trouve placée sous le capitanat de ses
univers fantastiques, et ceux-ci se
révèlent régis par la temporalité
spécifique que charrient des surmois
musicalisés par leur mode symbolique.
Mais si les
civilisations diversifient leurs parfums
et se fractionnent entre divers climats
sociaux, si le collectif met en place
des univers mentaux de plus en plus
affinés, l'homme réel surgit de ses
encriers; et cet animal se partage entre
une foule d'espèces: l'homérique, la
dantesque, l'eschylienne, la
shakespearienne, la cervantesque, la
moliéresque, la balzacienne, la
kafkaïenne, mais elle culmine dans le
récit biblique qui sous-tend l'histoire
universelle.
Ce n'est pas le
génie de la communication de la Maison
Blanche, mais l'âme sotériologique du
genre humain qui a aussitôt placé
l'évènement dans le canevas d'un récit,
celui d'une histoire de l'Amérique
théologisée depuis trois siècles. Il
était une fois un Etat élu par son
Olympe; et ce pays faisait régner sur
toute la terre le droit et la justice de
son Zeus. Mais voyez comme cette
gendarmerie bascule dans le
cosmologique: soudain une escadrille de
géants s'est attaquée à deux temples de
ce paradis. D'une chiquenaude, le
monstre outragé précipite des milliers
d'innocents dans ses geôles et les livre
à la torture, parce que seule une vaste
multitude de méchants pouvait compenser
l'énormité de l'insulte à la grandeur de
l'empire. Puis l'ange se rue sur
l'Afghanistan, puis sur l'Irak - on le
retient de justesse de déglutir Damas et
Téhéran.
Pourquoi le récit
authentique de l'explosion originelle
est-il refusé ou éludé dans le monde
entier depuis douze ans? Parce qu'il
s'agit d'une guerre entre le Bien et la
Mal, les ténèbres et la lumière, Lucifer
et les séraphins de la démocratie
mondiale. Si la narration n'était pas
pré-falsifiée par le célestiforme depuis
des millénaires, si le récit ne passait
pas par le creuset traditionnel du
biblique, si l'histoire du monde n'était
pas prise en charge par une symbolique
immémoriale de la grâce des dieux et de
leurs châtiments, les désastres
renverraient au contingent, donc au
profane. Il s'agit de conserver la
membrure eschatologique du destin des
damnés et des bienheureux, donc
l'insertion des circonstances dans
l'ossature du scripturaire.
10 - L'écartelé
Si vous retirez à
l'histoire la signalétique théologique
de la chute et de la délivrance dont
elle se nourrit, Clio cherra dans la
souillure du temporel. Quand un Etat
protestant égare en chemin sa démiurgie
salvifique et sa finalité rédemptrice,
il tombe dans l'ornière du monde - et
c'en est fait de sa cosmologie de
libérateur et de délivreur de
l'humanité. Les grands visionnaires de
la schizoïdie humaine voient les
auréoles tomber dans la zoologie. Israël
ne serait qu'un prédateur sauvage si la
lanterne de l'Exode et la
lumière de la "terre promise" ne
lui servaient de chapeautage religieux
dans la plus haute atmosphère de la
littérature biblique. L'Amérique défend
son phare intérieur, l'Amérique campe
dans le saint monastère qu'elle croit
éclairer de ses feux. Un destin national
privé de sa couronne verbale ne serait
pas le héros de la démocratie
messianique, évangélisatrice et
apostolique que notre temps a hissée
dans les nues.
Comment les
civilisations ne seraient-elle pas à
elles-mêmes leur sanctuaire, et cela du
seul fait qu'elles sont schizoïdes par
nature et par définition? Voyez comme la
bête ascensionnelle tombe sans cesse
dans la mise à l'estrapade de ses
prisonniers, voyez comme elle se couvre
des ulcères du temporel, voyez comme le
Robinson eschatologisé par le saint
Graal de la Démocratie et de la Liberté
ne sait plus comment exorciser la foule
des terroristes imaginaires qui ne cesse
de cancériser sa sainteté!
Le mythe de la
délivrance démocratique a restructuré la
planète entière sur le modèle de la
théologie du Moyen Age. En ce temps-là,
des milliers de confessionnaux drapés de
noir surveillaient la population
pécheresse du matin au soir et du soir
au matin; et l'hérétique, inspiré par un
Lucifer aussi planétaire et imaginaire
que celui de notre temps, mettait en
doute la légitimité de la gendarmerie
céleste. Aujourd'hui, le directeur de
l'un des plus vieux journaux
d'Angleterre, le Guardian,
est mis en accusation par le
gouvernement de son propre pays pour
avoir prétendu invalider la surveillance
inquisitoriale des portails et des mails
de toute la population des Iles
britanniques. Mais ce modèle de
l'auto-vassalisation du genre humain
n'est-il pas universel et immémorial?
Dans l'Epinomis, Platon
souligne déjà qu'il est impossible aux
Etats de surveiller tout le monde et que
les dieux sont des geôliers que la
sagesse enseigne à craindre.
L'espionnage planétarisé n'est que la
dernière étape de la théologie
inquisitoriale et l'ultime clé de la
bête scindée entre le ciel et la terre.
11 - Gallus in
suo sterquilinio plurimum potest (Le coq
est roi sur son fumier)
Vidocq ignorait que
Musset avait flétri le retour des "noires
araignées" de la monarchie de
juillet dans sa Confession d'un
enfant du siècle, que Vigny
avait sonné le glas de l'épopée
napoléonienne dans Grandeur et
servitude militaires, que Zola
fouaillera les entrailles de la "bête
humaine" et que Balzac portait dans sa
tête la première société du symbolique
dans laquelle le chef de la police était
un forçat plusieurs fois évadé.
Mais avez-vous
touché du doigt la vraie postérité de
Vidocq et de Vautrin? Quel est le pont
que le bagnard a jeté entre deux
prisons, l'Etat et la société civile? Ce
policier est l'inventeur d'une
profession désormais mondialisée, celle
du détective privé. Cent cinquante ans
plus tard, le plus puissant empire de la
terre est un Vidocq chargé de surveiller
le genre humain sur la planète tout
entière - et cela, au nom de quelles
hosties, sinon de la Liberté, de la
Justice et du Droit dont la Démocratie
s'auréole? Et que disent les victimes de
cette incarcération planétaire? C'est
avec un grand retard que le coq gaulois
s'est dressé sur ses ergots et qu'il a
demandé la convocation de l'ambassadeur
de Vidocq à Paris - mais vingt-quatre
heures plus tard, sa crête se montrait
toute penaude. On l'avait mal compris,
disait-il, il avait seulement demandé à
son Excellence de "passer" au
Quai d'Orsay.
C'est que tous les
Etats de l'Europe sont devenus des
Vidocq au service du Vidocq sommital de
la Maison Blanche. Le proverbe latin la
plus cruel est sans doute celui qui dit:
Gallus in suo sterquilinio
plurimum potest (Le coq est roi sur son
fumier).
12 - Pour une
spiritualité des solitaires du cosmos
Tel est, depuis les
origines, l'habillage du symbolique dont
la narration simiohumaine s'enveloppe.
Pourquoi, de nos jours encore, le monde
entier refuse-t-il de se visser la loupe
à l'œil et d'examiner les circonstances
véritables de l'effondrement de deux
tours le 11 septembre 2001, sinon parce
que les évadés des ténèbres font monter
leur "pain du ciel" dans le four de la
police de Vidocq. Il faut faire
traverser les airs aux anges de la
démocratie mondiale, il faut se
transporter dans un royaume des
séraphins, il faut se dire et se redire
que l'homme "réel" n'est ni de ce monde,
ni logé en chair et en os dans les
bâtisses de ses songes verbifiques,
parce qu'il renaît sans relâche sous la
plume de ses Titans de l'écritoire.
Comment se fait-il
que tous les ordres monastiques aient
élevé les ténèbres de la mort au rang
d'arme secrète de la conquête de leur
lumière? L'heure aurait-elle sonné de
fonder la spiritualité en altitude des
solitaires du cosmos? Mais alors, le
décorticage de la notion
d'intelligibilité que charrie la science
expérimentale nous enseigne une finitude
plus ascensionnelle que la précédente.
La semaine
prochaine, j'observerai les rendez-vous
que le nationalisme des descendants de
Nelson Mandela prendra avec la férocité
des Titans de la démocratie conquérante;
et nous verrons bien de quel côté penche
le fléau de la balance du sang et de la
mort quand l'histoire place les Etats
sur le plateau des anges et les peuples
sur celui des meurtres sacrés.
le 14 décembre 2013
Reçu de l'auteur pour publication
Le sommaire de Manuel de Diéguez
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