Décodage
anthropologique de l'histoire
contemporaine
Le haut et le bas
Manuel de Diéguez
Manuel de
Diéguez
Vendredi 10 novembre 2017
Est-il possible de
porter sur l'homme et sur son histoire
un regard si assuré qu'il serait jugé
clair, évident et tellement irréfutable
en tous temps et en tous lieux qu'il
s'imposerait d'emblée? Sans doute un tel
regard porterait-il sur le haut et le
bas, l'élévation et la bassesse.
Mais, chez les
Trobriandais, par exemple, il faut avoir
tué un homme pour mériter le rang et
l'élévation naturelle exigés de chacun
des membres de la tribu. Comment cette
forme de sa dignité est-elle vécue par
le meurtrier? Est-il tourmenté par des
problèmes de conscience? Choisit-il une
victime de grand prix afin de valoriser
ses titres à la supériorité au sein de
la tribu ou bien, tout au contraire,
cherche-t-il à minimiser son crime à ses
propres yeux par le choix de tuer une
victime de peu de valeur sociale? Mais
il se trouve que nous ne disposons
d'aucun document anthropologique qui
nous éclairerait sur ce point décisif.
Il nous faut donc
observer tout cela au cœur de la
civilisation occidentale. Aussi avec
quelle finesse, quel tact, quel bon
goût, l'Eglise a-t-elle démontré sa
supériorité sur Mgr Gaillot qui
prétendait déplacer de quelques
millimètres la ligne de démarcation
entre le haut et le bas au sein de
l'Eglise catholique, apostolique et
romaine? Mgr Gaillot était évêque
d'Evreux. Le Vatican a imaginé de le
priver de son évêché. A cette fin, il a
forgé de toutes pièces un évêché fictif,
celui de Parthenia, et de placer le
rebelle à la tête de ce diocèse
imaginaire. S'agit-il d'une supériorité
morale et mentale de conserver l'anneau
d'améthyste des évêques au doigt d'un
prêtre catholique et de qualifier de
sacerdoce une fonction ajustée à un
songe rendu dérisoire.
Nous voici plus
empruntés que jamais. Comment définir
l'élévation et la bassesse des âmes et
des esprits, puisque le Saint Siège
lui-même n'hésitera pas à affecter de
bassesse son propre apostolat si le
besoin s'en fait sentir à ses yeux. Et
pourtant, l'humanité tout entière est en
quête, siècle après siècle, des critères
de la hauteur et de la noblesse.
De nos jours, que
reproche-t-elle à Jahvé, que
reproche-t-elle au dieu des chrétiens et
que n'ose-t-elle encore reprocher à
Allah ? Rien d'autre que ceci : de ne
s'être pas encore suffisamment évadé du
règne animal, de s'armer des instruments
physiques de sa vengeance , de
travailler à sa propre grandeur sur la
terre et cela par les moyens d'un code
pénal monstrueux, de soumettre sa
créature à des tortures éternelles sitôt
trépassée, d'ouvrir une fenêtre ou un
vasistas pour observer de haut les
vivants prosternés devant sa face.
Où le vrai Dieu se
cache-t-il? Sous la fausse supériorité
de celui qui regarde l'humanité se
prosterner la face contre terre ? Sous
la vraie supériorité de celui qui
renverse la table des changeurs et
dénonce l'idole qui se prenait pour Zeus
ou pour Jupiter?
Pour l'instant, je
constate que les fondements à la fois
historiques, politiques et
anthropologiques de toute philosophie
sérieuse se trouvent exclusivement dans
la République de Platon, dans
Euthyphron, dans le
Théétète, dans le Phédon
et dans l'Apologie de Socrate,
auxquels il est utile d'ajouter le
Criton. Tout l'enseignement
de la philosophie dans les lycées n'est
qu'un flatus vocis, une
flatulence verbale comme disaient
crûment les Romains, aussi longtemps que
ces textes fondateurs ne seront ni lus,
ni compris au sein de notre système
d'enseignement. C'est pourquoi il n'y a
pas un milligramme de philosophie
élévatoire dans Aristote, du seul fait
que toute sa physique repose sur des
présupposés métaphysiques soustraits
d'autorité à tout examen anthropologique
de leur contenu psychobiologique.
Par bonheur, les
mésaventures et les bévues de la
politique de la Catalogne et les
embarras lexicaux qui en ont
momentanément résulté sont de nature à
contraindre notre géopolitique à faire
montre d'une lucidité pleine de
promesses anthropologiques. Car tout
Etat se fonde sur une fiction juridique
et il faudra bien se demander comment il
se fait qu'un Etat non reconnu et même
proclamé illégitime d'avance par tous
les Etats du globe terrestre ne
conquerra jamais l'existence sur la
scène internationale. En français, nous
disons: "Ce jour-là, le Sénat n'a pas
tenu séance, ni le lendemain ". Le
latin dit tout autre chose: "Illu
die, Senatus non fuit, nec postero"
(Suétone) , ce qui signifie: "Ce
jour-là, il n'y a pas eu de Sénat, ni le
lendemain", ce qui signifie que le
Sénat n'a pas existé. Ainsi, un Etat non
reconnu n'existe pas.
Cette formulation
nous renvoie aux trappistes de la Grande
Trappe de Rancé près de Soligny qui
disent qu'ils se lèvent tous les jours à
deux heures du matin pour faire
exister Dieu. Certes, ils croient
que Dieu existerait sans eux, mais dans
le même temps, ils disent tout le
contraire, car ils savent très bien que
les dieux en lesquels personne ne croit
plus et dont personne ne salue les
apanages et tout l'apparat liturgique,
révèle qu'en réalité, ils n'ont jamais
existé ailleurs que dans l'esprit de
leurs adorateurs.
Napoléon 1er
s'écrie: "Le peuple français proclame
l'existence de Dieu". Ou bien cela
signifie que le peuple français proclame
que 2+2=4, ou bien cela signifie que
Dieu est tellement infirme qu'il a
besoin des hommes pour faire croire
qu'il existe. De même, la Catalogne
élévatoire existera peut-être un jour
comme Etat quand ses écrivains, ses
peintres, ses philosophes, ses
physiciens, ses compositeurs, ses
artistes, ses sculpteurs auront fait
exister une patrie dotée de phares
spirituels.
Mes textes sur
l'anneau de Gigès et sur l'invisibilité
de cinq cents bases militaires en Europe
nous ont quelque peu rapprochés de la
définition même de la pensée
philosophique et de ses liens étroits
avec l'histoire, donc avec l'élévation
politique. Mais il reste malheureusement
un long chemin à parcourir pour arracher
l'ancien enseignement de la philosophie
dans les écoles à la dissertation
scolastique et à la disputatio
dont Abélard (1079-1142) avait commencé
de nous délivrer par une démythification
des idées pures et par une psychanalyse
anthropologique du concept.
La critique
ironique de la sottise est née en 1511
avec le Stultitiae laus
d'Erasme. Il est fort probable qu'elle
se donnera à nouveau la sottise
proprement théologique pour théâtre,
puisque les questions religieuses
occupent à nouveau la totalité des
champs conjugués de la politique et de
l'histoire.
Vendredi 27 octobre
2017, l'OTAN a tenu, dans un communiqué
intrusif, à accorder un appui solennel à
la politique de fermeté de l'Europe à
l'égard de tout soutien à l'indépendance
catalane. Si le Président Macron,
lui-même hostile à tout émiettement des
Etats de l'Europe, négligeait de rejeter
une déclaration aussi dangereuse que
déplacée d'un organisme militaire, il
tomberait dans un déni de réalité car,
pour la première fois, on aura vu les
cinq cents bases militaires américaines
qui occupent l'Europe et qui la mettent
en tutelle depuis soixante douze ans se
mêler des affaires politiques de
l'Europe et écrire une page décisive de
son histoire.
On voit comment
l'étau de la domestication et de la
vassalisation de l'Occident peut
emprunter les chemins indirects et
détournés; on voit comment une
civilisation déclinante et qui a perdu
l'esprit élévatoire de sa vision du haut
et du bas produit elle-même et à son
propre détriment les anneaux de Gigès
qui rendent invisibles à ses yeux son
propre assujettissement rampant. Déjà
nous observons comment l'étau de l'OTAN
se referme sur elle.
9 novembre 2017
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