Opinion
Comment l'Europe est sortie de
l'histoire
Manuel de Diéguez
Manuel de
Diéguez
Vendredi 4 mars 2016
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1 - Quelques
prolégomènes à rappeler
2 - Esquisse d'une Europe
américanisée
3 - La spécificité culturelle de
la France
4 - La scolarisation de la
philosophie française
5 - Une parenthèse en
trompe-l'œil, mais avec une
digression indispensable
6 - Un protecteur métamorphosé
en occupant
7 - L'effondrement programmé du
mythe européen
8- Débâillonner une civilisation
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1 - Quelques
prolégomènes à rappeler
En 1945, le
réalisme politique, c'est-à-dire un
rationalisme fondé sur le bon sens le
plus élémentaire, avait à ce point
quitté les esprits qu'une époque
nouvelle du monde essentiellement
édénique, séraphique et évangélique,
allait inaugurer une ère entièrement
hollywoodienne de l'histoire de
l'humanité. Aussi, personne n'osait-il
seulement prendre le risque de commettre
le sacrilège et la profanation de se
demander comment l'Amérique victorieuse
allait assumer le scénario en bande
dessinée de sa victoire sur notre
astéroïde.
En ce temps-là, le
Président des Etats-Unis, Franklin
Delano Roosevelt, un infirme en chaise
roulante, dirigeait l'Amérique depuis
douze ans et allait la diriger jusqu'à
sa mort le 12 avril 1945, parce que la
législation américaine ne limitait pas
encore à huit ans la présence au pouvoir
du locataire de la Maison Blanche.
Celui-ci avait élevé à la
vice-présidence, c'est-à-dire à la
fonction d'achever son mandat en cas de
décès, ou d'incapacité physique, un
ex-chemisier en faillite du nom d'Harry
Truman, un vétéran de la seconde guerre
mondiale qui ne pouvait lui porter
ombrage. Mais Roosevelt savait que la
première exploitation de la victoire de
l'empire américain serait la
construction d'une flotte de guerre à
l'échelle mondiale et qui, pour la
première fois, sillonnerait toutes les
mers du globe, parce que depuis la
défaite d'Athènes devant Sparte, il
était admis que la domination des océans
était la clé de la suprématie absolue
d'une nation.
Cette difficulté
allait se trouver renforcée par la
propulsion nucléaire des mastodontes
marins porteurs d'avions et
d'hélicoptères de combat. Roosevelt a eu
raison jusqu'en 2015, parce que la
capacité des missiles tirés de la terre
à la vitesse de cent km à la minute et
capables de localiser avec précisions
les porte-avions, ne date que de 2015.
Aussi Roosevelt avait-il reçu tous les
chefs d'Etat européens de l'époque sur
son navire-amiral et un seul avait
refusé cette invitation impériale, un
certain Charles de Gaulle, qu'on avait
traité de prima donna pour ce motif.
2 - Esquisse d'une
Europe américanisée
Aujourd'hui, quinze
ans jour pour jour depuis l'inauguration
de ce site, l'heure a sonné du
rendez-vous du genre humain avec une
science simiantropologique. J'ai publié
sous le titre Une histoire de
l'intelligence (Fayard 1986).
Car un animal au cerveau en évolution se
trouve nécessairement en transit entre
deux espèces inégalement et diversement
évadées de la zoologie pour avoir chu
dans des mondes imaginaires. Il est
désormais devenu évident que la montée
en puissance de la Russie, de la Chine
et bientôt, de l'Inde , illustre déjà la
nature fantastique, donc illusoire d'une
OTAN dont M. Kerry, ministre des
affaires étrangères des Etats-Unis,
vient de reconnaître publiquement
l'impossibilité d'en précipiter
l'apparat aussi titanesque que
déconnecté de la réalité contre la
Russie et la Chine.
Du coup, il
apparaît que l'expansion politique et
militaire de l'Amérique de 1945 à nos
jours n'a jamais reposé sur une alliance
militaire entre Etats souverains, mais
sur l'implantation de bases militaires
américaines de Ramstein en Allemagne, à
Naples et à Syracuse et de Mons
jusqu'aux frontières de la Russie.
Or, aucun des
candidats actuels à la présidence des
Etats-Unis ne propose autre chose que
des relations plus souriantes entre la
Maison Blanche et l'Europe; et aucun
d'entre eux n'ose seulement évoquer la
tragédie qui s'annonce à savoir que les
bases américaines ne sont autres que le
véritable parachèvement de
l'exploitation par l'empire américain de
sa victoire de 1945, c'est-à-dire la
mise en servage de l'Europe. La
véritable tragédie que j'annonçais en
2001 ne sera autre que le refus résolu
des Etats-Unis d'abandonner une
occupation militaire constitutive du
piton de granit de sa domination.
Or, l'Europe
n'osera ni procéder manu militari
à cette expulsion décisive, ni jamais se
donner les moyens militaires d'y
procéder qu'avec l'aide résolument
guerrière de la Russie, de la Chine, de
l'Inde et, demain, de l'Amérique du Sud.
Tel est le tragique
qui s'annonce en ce début du XXIe
siècle, dont le génie du pape François a
prévu les conditions, à savoir, primo,
une tentative de neutralisation d'Israël
fondée sur son entrée dans l'empire du
salut sans passer par la rédemption
jusqu'alors monopolisée par
Jésus-Christ, secundo, par une
tentative d'unification du monothéisme
chrétien qui passera par un essai
d'alliance, jamais envisagée depuis 1045
entre la papauté romaine et l'orthodoxie
russe.
3 - La spécificité
culturelle de la France
Qu'une civilisation
rouie par tant de siècles d'expérience
de la politique soit sortie de
l'histoire quasiment en catimini et sur
la pointe des pieds, ne sera ni
expliqué, ni seulement raconté aux
générations futures, parce qu'il
faudrait, en tout premier lieu, que la
science historique française se
fabriquât les microscopes et les
télescopes dont les lentilles
l'éclaireraient quelque peu sur le fond
du sujet.
Voir :
La France sans destin, 26
février 2016
Mais pour cela, il
faudrait apprendre à réfuter deux
ignorants colossaux, le Président de la
République et sa ministre de l'éducation
nationale, Mme Vallaud-Belkacem, qui ont
décidé de rayer d'un trait de plume le
Siècle des Lumières du champ de la
connaissance historique de la France.
Car le Siècle des
Lumières est à l'origine de ce qu'il
était convenu d'appeler "l'exception
culturelle française". C'est au
cours du XVIIIe siècle, qu'un public de
bourgeois a commencé d'occuper les
salles des théâtres; c'est au XVIIIe
siècle que le mot nation a
remplacé le mot monarchie dans
toutes les gazettes. Ce public était
moins affiné que le public
aristocratique qui applaudissait le
Figaro de Beaumarchais; mais
c'est lui qui a donné à la France une
vaste intelligentsia informée du monde
littéraire et capable d'entrer dans la
psychologie de l'auteur et à reconnaître
un écrivain à son pas.
Prenons les
attendus du jugement du 7 février 1857
qui a innocenté Flaubert de l'accusation
d'outrage public aux bonnes mœurs pour
avoir publié Madame Bovary.
Le procureur était un imbécile qui
s'était exclamé "le mollet, le mollet"
parce qu'il était indécent d'user d'un
terme aussi cru. Or, le juge ne rend pas
uniquement compte de l'ouvrage en
critique littéraire professionnel, mais
en lecteur familier de l'art d'écrire. A
ce titre, il se révèle un vrai
connaisseur, il souligne avec justesse
la nouveauté, la force et l'originalité
de Flaubert, il le montre traitant de
son sujet en analyste et en grand lettré
d'un thème, il ouvre un territoire
nouveau à l'art romanesque et brise avec
les conventions du roman sentimental du
temps.de l'époque.
Certes, dans les
semi-dictatures, il règne une
semi-orthodoxie qui contraint l'autorité
publique à prononcer du bout des lèvres
un blâme officiel. C'est ainsi que le
jugement souligne "qu'à ces divers
titres l'ouvrage déféré au tribunal
mérite un blâme sévère, car la mission
de la littérature doit être d'orner et
de récréer l'esprit en élevant
l'intelligence et en épurant les moeurs
plus encore que d'imprimer le dégoût du
vice en offrant le tableau des désordres
qui peuvent exister dans la société".
Mais je vous assure
que, de nos jours encore, vous ne
trouverez rien d'équivalent à ce type de
tribunal en Angleterre, en Allemagne ou
dans les pays du Nord, où le lectorat
cultivé et censé compétent est encore
composé d'escadrons d'esprits scolaires.
4 - La
scolarisation de la philosophie
française
En revanche, et
bien que la France soit le seul pays au
monde où la dernière année du lycée soit
dominée par l'enseignement intensif de
la philosophie, discipline bénéficiaire
en outre, au baccalauréat, du
coefficient le plus élevé d'appréciation
des aptitudes des candidats, il ne s'est
en rien constitué en France une
intelligentsia nombreuse initiée à la
philosophie qui se montrerait capable
d'en faire un sujet de discussion
naturel.
On sait que la
fille de Mme de Sévigné, Mme de Grignan,
était une lectrice passionnée de
Descartes, Mme de Staël se présentait en
philosophe, Mme d'Epinay logeait
Rousseau, Mme du Chatelet se passionnait
pour Newton. Pourquoi n'était-il pas né
d'intelligentsia de la philosophie en
France? Parce que l'éducation nationale
s'est aussitôt ruée dans une tâche
exclusivement civique - celle-là même
que Socrate combattait dans le
Théétète. Certes, il fallait
bien initier les Français à une
discipline qui substituait à
l'expression des opinions subjectives et
sentimentales - la doxa - des
jugements fondés sur un savoir rigoureux
et soutenu par des raisonnements
exclusivement pilotés par l'esprit de
logique - l'épistèmè ou la
sofrôsunè.
C'est à bon droit
que l'éducation nationale a jugé cette
pédagogie primordiale, mais elle
conduisait au même exercice que celui de
la scolastique du Moyen-Age,
c'est-à-dire à la disputatio,
donc à la dissertation dans laquelle
l'élève présente des arguments pro et
contra, pour aboutir à une prétendue
synthèse, toujours
pré-conditionnée par une problématique
fournie d'avance et dont les présupposés
ne sont jamais examinés.
C'est pourquoi il
n'existe pas en France d'intelligentsia
nombreuse et capable de débattre du
Théétète de Platon ou du
Traité de la méthode de
Descartes, qui analyserait les
fondements psychophysiologiques
inconscients qui pilotent les
présupposés des problématiques, ou des
catégories chargées de cadenasser en
sous-main les a priori de la
Critique de la raison pure de
Kant.
Quand tel homme
politique se déclare atlantiste,
il ignore de quoi il parle - on est
atlantiste comme on est socialiste
ou de droite et cela se discute
en toute superficialité autour d'une
tasse de thé. Il se trouve qu'une
science des fondements anthropologiques
et pour ainsi dire, des origines
psychobiologiques des savoirs, demande
une profondeur d'esprit à mille lieues
des conversations de salon. Car si
l'homme est un animal au cerveau
évolutif, cette espèce se trouve
nécessairement en transit entre deux
états de l'animalité proprement humaine.
Il faudra donc apprendre à fabriquer,
d'un siècle à l'autre, une balance de
précision dont les plateaux pèseront le
degré de cérébralité du simianthrope.
Qui a lu l'Introduction
à la philosophie de l'histoire
de Raymond Aron, qui enseigne que la
philosophie de l'histoire est la clé de
toute intelligibilité de l'évolution de
la pensée humaine. Il n'existe pas de
penseur qui n'ait creusé son sillon sur
le territoire de l'histoire et de la
politique vécues.
5 - Une parenthèse
en trompe-l'œil, mais avec une
digression indispensable
Je m'excuse de la
contrainte qui m'est imposée d'évoquer
un instant mon propre cas, mais cela est
nécessaire à la compréhension de
l'incomplétude de l'exception culturelle
française.
On sait qu'en
France les tribunaux d'appel sont
beaucoup plus politiques que les
tribunaux de première instance, qui
avaient condamnés les Editions Gallimard
pour escroquerie pure et simple: il
s'agissait de réduire mes droits
d'auteur de moitié sur La Caverne
jusqu'à l'extinction de la propriété
littéraire qui s'éteignait alors un
demi-siècle après le trépas de l'auteur.
J'étais indifférent à cette question,
puisque je n'ai pas de descendance. Mais
je voulais démontrer la prééminence des
marchands sur les créateurs et combien
l'absence d'une intelligentsia
philosophique française va s'articuler
avec la sortie actuelle de l'Europe de
l'histoire réelle du monde.
Or, le juge de
première instance a aussitôt été promu
en cour d'appel, instance politique. Le
jugement n'a pas été modifié d'une
virgule sur le fond, mais il a été
purement et simplement déclaré que
l'éditeur a le droit de fixer librement
le prix de vente au public, même afin de
se venger d'un auteur, et cela en
rendant impossible la vente de son
ouvrage. Mme Françoise Giroud, alors
Ministre de la culture de M. Giscard
d'Estaing me l'a expressément confirmé
par écrit.
Mais si les
jugements philosophiques se trouvaient
juridiquement motivés à la même enseigne
que les jugements littéraires, la
jurisprudence française se trouverait
radicalement empêchée d'user de deux
poids et de deux mesures. Or, le juge de
première instance n'avait pas lu
l'ouvrage qui dépassait par trop ses
compétences et il s'était contenté
d'invoquer l'autorité de la célèbre
Bibliothèque des idées et de
mentionner les "invitations
flatteuses" dont "j'avais été
honoré, notamment à Princeton".
6 - Un protecteur
métamorphosé en occupant
Croyez-vous que
s'il existait en France une
intelligentsia philosophique du poids de
celle dont bénéficie la littérature, il
aurait été possible de faire accepter au
pays un attrape-nigauds d'un
infantilisme politique stupéfiant,
lequel avait permis de faire adopter par
les plus hautes institutions élues au
suffrage universel, une alliance
atlantique fantomatique et présidée par
le général américain placé à la tête de
l'OTAN, à seule fin de cadenasser toutes
les nations de l'Europe ainsi que le
Canada, l'Australie, la Nouvelle Zélande
et même la Turquie pour faire bonne
mesure et pour créer l'illusion d'une
véritable défense soi-disant
européenne?
Il crève les yeux
que cette construction est mythologique
par nature et par définition, parce
qu'aucune de ces nations ne sera
attaquée sur son sol par la Russie ou la
Chine. En revanche, cette alliance
vaporeuse et privée de contenu militaire
réel permettait d'implanter durablement
en Europe cinq cents forteresses
américaines autonomes et souveraines qui
rendaient réalisable l'élimination de
fait de tous les Etats, pourtant censés
demeurer indépendants du Vieux Monde.
Le Général de
Gaulle avait osé déjouer ce piège en
pleine guerre froide et avant qu'il fût
devenu par trop grossier en raison de la
disparition de l'Union soviétique. Car,
à l'heure où l'hypothèse d'une invasion
armée de l'URSS n'était pas radicalement
exclue en raison de l'élan messianique
qui soulevait le prolétariat mondial sur
le modèle de l'expansion foudroyante du
christianisme au premier siècle de notre
ère, il n'était pas fantasmatique
d'imaginer un tsunami des masses
laborieuses.
Mais à quel point
l'encéphale moyen du simianthrope est
sensible au pouvoir de persuasion
qu'exerce la seule force des armes a été
démontré par le fait que la chute du mur
de Berlin, au lieu d'anéantir
instantanément la puissance américaine,
puisqu'elle y perdait le prétexte d'un
vocation para-évangélique, on a vu le
monde entier chanter subitement la
victoire définitive des Etats-Unis,
désormais délivrés de tout rival à leur
expansion illimitée, alors qu'à
l'instant même toutes les bases
militaires américaines changeaient
subitement et radicalement de statut
pour se transformer en troupes
d'occupation contre un ennemi
imaginaire.
7 - L'effondrement
programmé du mythe européen
On voit que si
l'Europe a d'ores et déjà glissé hors de
l'histoire, c'est pour deux motifs
complémentaires : d'un côté, comment un
continent fait de bric et de broc se
donnerait-il jamais une unité et une
volonté politiques sur la scène
internationale? Mais, dans le même
temps, comment une Amérique empêchée de
venir croiser le fer sur le terrain face
à la Russie et à la Chine et empêchée
d'enflammer ses vassaux d'une ardeur de
croisés au profit de sa propre
suprématie par le mythe démocratique,
pourrait-elle persévérer dans son
expansion?
Aussi l'Italie
a-t-elle signé des contrats pour
dix-huit milliards d'euros avec l'Iran
et le ministre de l'économie français et
M. Macron a-t-il engagé la France dans
d'intenses tractations industrielles
avec la Russie, alors que, dans le même
temps, quelques fonctionnaires
européens, achetés en sous-main par les
Etats-Unis, prétendent perpétuer les
sanctions non seulement contre la
Russie, mais contre l'Iran, auquel il
serait subitement interdit de fabriquer
des missiles. Même la Suisse a passé
outre à ces nouvelles exigences.
8- Débâillonner
une civilisation
L'Europe actuelle
s'est déjà vaporisée pour cause
d'irréalisme sur la scène internationale
en raison de son éclatement grouillant
dans une provincialisation des affaires.
On assiste à la fois à la chute de la
crédibilité politique de l'empire
américain et à la disparition parallèle
du Vieux Continent comme acteur autonome
et devenu un ramassis de démocraties
bananières.
Mais, dans ces
conditions, comment voulez-vous que
l'occupation de l'Europe par cinq cents
bases américaines puisse se rendre
durable. Comment le thème central de ce
site, celui du renvoi dans leur patrie
des troupes d'occupation, ne devienne
pas, dans peu de temps, le vrai combat
d'une Europe déficelée?
Et puisque Homère
avait fait de nous une civilisation de
la parole, apprenons à nous débâillonner
avant de nous désenchaîner.
Le 4 mars 2016
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