Algérie
«Le pays n’est pas dans l’impasse,
il est en pleine révolution, c’est une
crise de croissance
et chacun défend sa vision et ses
intérêts»
Lahouari Addi
Lundi 17 juin 2019
Par Leïla Zaïmi -
Reporters : Le
mouvement populaire est à son 4e mois de
manifestation. Quelle lecture
faites-vous des slogans brandis par les
manifestants ?
Lahouari Addi : Les slogans des
manifestants des vendredis expriment de
la colère et des revendications
légitimes. «Ya sarrakine klitou el bled»
veut dire que la population exige que
l’argent public soit géré par des
personnes qui rendent compte aux
électeurs. Sans ce que la langue
anglaise appelle accountability, il n’y
a pas de démocratie. Cela veut dire
rendre compte de l’usage de l’autorité
publique par l’élu ou par le ministre.
Dans les Etats de droit, les élus
rendent comptent régulièrement à travers
l’alternance électorale et sont
sanctionnés électoralement. En plus,
s’il y a détournement de l’autorité
publique, la justice intervient. En
Algérie, un Premier ministre est en
fonction pendant plusieurs années, il
gaspille, il détourne de l’argent et
puis s’en va. Au suivant, qui gaspillera
et qui volera encore plus que lui. Sans
rendre compte à quiconque.
Oui, mais aujourd’hui Ouyahia et
Sellal, anciens Premiers ministres, sont
en prison et vont rendre des comptes ?
C’est parce que le chef d’état-major
craint pour le régime qu’il a demandé au
ministre de la Justice de les mettre en
prison. C’est-à-dire que Ouyahia et
Sellal vont rendre des comptes à un
général et non à l’électorat ni à une
justice indépendante. En outre, Ouyahia
et Sellal ne sont que la partie visible
de l’iceberg. Et si la mobilisation
populaire diminue, ils seront libérés
dans deux mois sur simple coup de fil du
même général. Ce n’est pas cela l’Etat
de droit que revendiquent les
manifestants.
Y a-t-il une lecture particulière à
faire du slogan le plus répété, à savoir
« yatnahaw ga3 » ?
« Yetnahaw ga3 » est un slogan
légitime et il exprime une grande
maturité de la population. Il vise tous
ceux qui ont été désignés par le
commandement militaire, à travers la
police politique, à des fonctions
électives. Il vise le Président par
intérim, le Premier ministre et son
gouvernement, les députés et les
sénateurs. Les Algériens veulent élire
leur Président, leurs députés et leurs
maires. Les généraux refusent et leur
disent : «Vous n’êtes pas suffisamment
mûrs, vous risquez d’élire des
islamistes, des berbéristes, des
communistes, des traîtres à la patrie,
etc. On va choisir pour vous». Les
manifestants répondent : « blad bladna
ou dirou rayna, nous élisons qui nous
voulons pour 5 ans ».
Le pays est dans l’impasse.
Le pouvoir tient à sa feuille de
route et le Hirak insiste sur le départ
du régime. Quel scénario possible dans
les jours et les semaines à venir ?
Le pays n’est pas dans l’impasse, il
est en pleine révolution. C’est une
crise de croissance et chacun défend sa
vision et ses intérêts. Cela va prendre
encore quelques mois. En schématisant,
je dirais qu’il y a deux rapports de
force. L’un entre l’état-major et la
rue, et l’autre, plus feutré et moins
visible, à l’intérieur de l’état-major
entre l’aile dure (les hardliners) et
l’aile modérée (les softliners). Si la
pression de la rue diminue, l’aile dure
prendra le dessus et lancera la
répression contre les manifestants. Mais
si le Hirak continue et monte en
puissance, les généraux de l’aile dure
seront mis à la retraite et la voie pour
une transition pacifique et raisonnable
sera dégagée. Ce n’est pas le Hirak qui
prolonge la crise, c’est l’aile dure de
l’état-major.
L’ANP est un acteur majeur dans la
situation de crise que traverse le pays
et sa parole est très attendue depuis le
début de la crise. Quelle lecture
faites-vous à ce propos ?
L’ANP n’est pas un acteur politique,
l’ANP est une institution de l’Etat qui
ne fait pas de politique. En plus des
dizaines de milliers d’hommes de troupe,
l’ANP ce sont les centaines de
lieutenants, capitaines, commandants et
colonels. Ces officiers ne font pas de
politique. Ce sont des soldats
disciplinés qui obéissent à la
hiérarchie et à la chaîne de
commandement. Leur discipline est un
atout pour la construction de l’Etat de
droit.
Par contre, le commandement militaire,
pour des raisons liées à l’histoire,
s’est identifié au peuple et s’est
approprié la prérogative du peuple : la
souveraineté. Quand Gaïd Salah parle, il
ne s’adresse pas aux civils, il
s’adresse aux militaires pour leur dire
que l’état-major est avec le peuple
parce qu’il sait que la majorité des
lieutenants, capitaines, commandants et
colonels sont sensibles aux
revendications du Hirak. La même
maturité politique de la population
existe chez les officiers qui savent que
la discipline hiérarchique et l’unité de
l’armée sont vitales pour la nation.
L’armée est dépolitisée, maintenant
c’est à l’état-major de se dépolitiser
et de laisser la politique aux civils.
A travers vos écrits, nous comprenons
que vous êtes optimiste quant à
l’instauration d’un l’Etat de droit en
Algérie. Sur quoi fondez-vous cet
optimisme ?
Je suis optimiste parce que, comme
je vous l’ai dit, c’est une crise de
croissance. Après le Hirak, les
institutions et l’administration
gouvernementale seront mieux gérées et
la population sera respectée. Cette
crise s’inscrit dans un développement
historique. La génération précédente a
construit un pouvoir central indépendant
des capitales étrangères, et la
génération présente veut construire, sur
cet acquis, un Etat de droit où les
pouvoirs exécutif, législatif et
judiciaire seront autonomes les uns des
autres. Aucune force ne s’opposera à la
réalisation de cet objectif.
Qu’en est-il des interventions
étrangères qui veulent s’immiscer dans
le Hirak ?
L’Algérie est visée particulièrement
par les Emiratis et les Saoudiens. Ils
se sont implantés en Libye pour
intervenir en Algérie. Ils ont fait des
tentatives que les services de sécurité
ont fait échouer. Quand la presse
annonce que l’ANP a arrêté des
terroristes à la frontière ou ailleurs,
je pense que c’est en fait des
mercenaires payés par les Saoudiens et
les Emiratis. Mais ils n’ont aucune
chance en Algérie pour deux raisons.
Premièrement, le niveau de conscience
nationale est plus élevé en Algérie que
ne le croient les émirs du Golfe.
Deuxièmement, tant qu’ils sont alliés à
Israël et aux Américains, la majorité
des Algériens les considèrent comme des
traîtres.
-
Lahouari Addi a enseigné à
l’université d’Oran. Il est
professeur émérite en sociologie à
Sciences Po Lyon, et Visiting
Scholar à Georgetown University,
Etats-Unis. Son dernier livre,
publié en anglais et en français Le
nationalisme arabe radical et
l’islam politique (Georgetown
University Press, Washington DC et
Barzakh, Alger, 2017).
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