Algérie
La révolution joyeuse à la lumière
des sciences sociales
Lahouari Addi
Samedi 11 mai 2019
Ce blog s’intitule
Sciences Sociales, Culture et
Politique, créé pour servir de forum
d’idées aux changements socio-politiques
qui se dessinent en Algérie depuis le 22
février 2019. Dans cette phase de
rupture, les sciences sociales sont
sollicitées pour éclairer l’opinion sur
les mécanismes complexes des luttes
politiques et idéologiques. Les sciences
sociales, disciplines académiques, sont
une activité intellectuelle
indispensable pour comprendre et
expliquer les évolutions sociales. Ce
qui se passe aujourd’hui en Algérie
n’est pas un accident de conjoncture ;
il est le résultat d’un processus qui
demande à évoluer vers une autre phase
historique. Ce qui se
passe s’explique par le passé et la
sociologie du pays, marqués par les
contradictions de la période coloniale
auxquelles l’Etat postcolonial a apporté
des solutions insuffisantes. Le
nationalisme algérien, monopolisé par
les militaires, avait besoin de se
redéployer et d’être mobilisé par la rue
pour rééquilibrer les rapports entre
l’Etat la société.
L’analyse de la situation
révolutionnaire peut aussi être affinée
en faisant référence aux expériences des
autres peuples qui ont construit l’Etat
de droit et l’espace public auxquels
aspirent les Algériens. Cela permettra
d’approcher ces événements dans une
perspective anthropologique avec l’idée
que malgré ses spécificités, l’Algérie
n’est qu’une des diverses faces de
l’humanité. La spécificité algérienne
est d’ordre historique et culturel et ne
relève d’aucune essence immuable coulée
dans le marbre. Si les cultures sont
diverses, et aussi changeantes, c’est
parce qu’il n’y a pas d’essence
culturelle. La culture est une
représentation du monde alimentée par la
mémoire, l’idéologie et les intérêts des
groupes. Elle fonde le lien social et
donne à l’individu le sentiment d’être
en conformité avec la nature, la morale
et la raison. Elle unit, mais elle est
aussi porteuse de conflits entre groupes
qui se disputent le monopole de la
raison. Les conflits sociaux ont pour
enjeux des intérêts de groupes, mais les
protagonistes mobilisent les idéologies
pour légitimer le combat des uns contre
les autres. L’idéologie est une
ressource cognitive qui légitime
l’action d’un groupe contre un autre.
Elle est une pratique discursive qui
défend des intérêts de groupes présentés
comme les intérêts généraux de la
société. La finalité de toute idéologie
est de cacher le caractère conflictuel
de la société. C’est ici qu’intervient
la politique qui est un espace où sont
reconnues les divergences idéologiques
de la société. La modernité politique
maintient la cohésion de la société et
la paix civile en donnant naissance à
des institutions qui gèrent la
conflictualité sociale et idéologique.
Si l’Algérie est en
crise depuis des décennies, c’est parce
que le régime, à ossature militaire, a
refusé que la conflictualité soit
véhiculée par les institutions. Pour
avoir interdit les partis avant 1988, la
politique s’était réfugiée dans les
mosquées ; après avoir été expurgée des
mosquées, elle a trouvé refuge dans les
stades. Le mouvement populaire du 22
février a pour origine les stades où la
contestation a forgé les slogans et
inventé les chansons corrosives contre
la corruption et l’arbitraire du
pouvoir. La chanson La Casa del
Mouradia, devenue mondialement
célèbre, a délégitimé le pouvoir de
Bouteflika et de ceux qui l’ont l’imposé
au peuple. Ayant compris la puissance
dévastatrice des stades, la police
politique (le DRS) s’est intéressée aux
clubs de football en imposant des
présidents alliés au pouvoir. Le régime
a donné l’USMA à Ali Haddad et le MCA à
Sonatrach. Mais les milliers de
supporters, la fibre nationaliste
intacte, exprimaient un problème
politique et non une question de gestion
de clubs. Il faut souligner au passage
que seuls les régimes qui interdisent à
leurs populations de faire de la
politique ont une police politique. La
sociologie nous apprend qu’on ne peut
pas interdire le politique, activité par
laquelle le corps social respire. La
déflagration du 22 février est une
régénération du corps social asphyxié
par la corruption et la dégradation de
l’autorité publique. Les paroles de
La Casa del Mouradia sont une
complainte de la jeunesse méprisée et
ignorée par un régime sans foi ni loi.
Cette chanson fera l’objet de thèses en
sociologie politique, en Algérie et
ailleurs, car elle est révélatrice du
rapport entre gouvernants et gouvernés
dans un régime corrompu et impopulaire.
En produisant des
connaissances, les sciences sociales
participent à la dynamique historique de
la construction de l’Etat à travers les
luttes. Les sciences sociales ne sont
pas au-dessus de ces luttes ; elles sont
partie prenante pour orienter les
dynamiques populaires vers des
perspectives de cohésion, d’égalité, de
citoyenneté et de progrès. Les sciences
sociales ne sont pas neutres dans la
mesure où elles participent à la prise
de conscience des acteurs sociaux en
débusquant les aliénations et les
intérêts à court terme.
Ce blog reprend ses
publications à la faveur de la
protestation pacifique qui a commencé le
22 février, et qui est une révolution
qui sort de l’ordinaire par son
pacifisme. Les manifestants algériens
ont jusqu’à présent neutralisé l’armée
qui, avec ses chars et ses armes
létales, n’arrivent pas à les utiliser
contre le mouvement populaire comme elle
l’a fait en Octobre 1988. A la force
physique des armes qui tuent, les
Algériens ont opposé la force
symbolique des slogans nationalistes
scandés dans des manifestations
pacifiques d’un peuple sans armes. Mais
il ne faut pas se tromper. Si la
hiérarchie militaire n’a pas fait sortir
les chars, c’est parce qu’elle craignait
que la troupe et les officiers
rejoignent les manifestants. La Casa
del Mouradia était probablement
aussi chantée dans les casernes par les
jeunes djounouds. Pour s’exercer, la
violence physique du commandement
militaire a besoin d’une idéologie pour
se légitimer et pour obtenir
l’obéissance de la troupe. A court
d’argument, la hiérarchie militaire
invoque de manière pathétique la
constitution pourtant violée
quotidiennement depuis 1963. Quand un
militaire invoque la constitution, cela
signifie qu’il n’a plus d’arguments pour
justifier la dictature à laquelle il est
naturellement attaché.
La mission
historique du régime algérien - affirmer
la souveraineté nationale face aux
puissances étrangères – était finie en
1988, mais la hiérarchie militaire,
sourde aux mutations de la société,
s’est accrochée à son privilège divin de
désigner le président et les
responsables de l’Etat à travers des
élections truquées. L’Algérie va
connaître ces prochains mois une
situation difficile qui oppose une
hiérarchie militaire sur la défensive à
la société. Institutionnellement,
idéologiquement et politiquement le
régime né de l’indépendance en 1962
s’est effondré. Sa charpente militaire
essaye de sauver ce qui peut être sauvé.
La transition vers un nouveau régime est
inéluctable ; elle sera soit pacifique,
soit sanglante. C’est ici qu’intervient
la responsabilité des hommes à titre
individuel. Il n’y a pas de fatalité en
histoire ; il n’y a que le choix des
intérêts immédiats d’un groupe, ou le
choix des intérêts à long terme de la
communauté.
Le dossier
Algérie
Les dernières mises à jour
|