Russie politics
Coronavirus : le contrôle numérique du
déplacement des véhicules à Moscou met
en péril la sécurité nationale
Karine Bechet-Golovko
© RIA
NOVOSTI/AFP / Dmitry ASTAKHOV
Mardi 21 avril 2020
Dans sa dernière
décision, le maire de Moscou continue à
pousser le contrôle numérique total sur
tous les déplacements de la population à
Moscou. Chaque Moscovite qui veut se
déplacer autrement qu'à pied doit
d'abord entrer ses données personnelles
et son numéro de carte de transport dans
une base centralisée, sans que l'état
d'urgence n'ait toujours été déclaré,
sans intervention du Parlement. Ce qui
est en soi un problème. Mais en
obligeant, en plus, l'enregistrement
nominatif des véhicules de tous les
services d'Etat, notamment des services
de sécurité, des services de
renseignements, les magistrats, les
ministères, dans une seule base de
données permettant le suivi de leurs
déplacements, il met en péril la
sécurité nationale : n'importe qui peut
alors avoir accès aux déplacements des
membres de tous les organes de l'Etat
russe. C'est un magnifique cadeau fait
aux services de renseignements
étrangers. Rarement dans la
contestation, profession oblige, c'est
la première fois que les représentants
des organes de sécurité étatique
expriment leur mécontentement.
Diplomatiquement, mais fermement.
Comment expliquer l'attitude de
Sobianine : du fanatisme, de
l'incompétence ou encore autre chose ?
Il ne reste que "l'intelligentsia" pour
afficher pleinement sa joie face à la
chute de l'Etat et au regain de
"liberté". Décidément, il devient de
plus en plus difficile de ne pas penser
à la fin des années 80. Une différence
fondamentale se distingue entre les
systèmes français et russe de contrôle
des sorties. En France, vous avez un
papier, que vous imprimez et remplissez.
Il s'agit d'un mécanisme de soumission
volontaire. L'Etat ne constitue pas de
base de données permettant le traçage
automatique de vos déplacements. A
Moscou, Sobianine a mis en place un
traçage numérique des déplacements de la
population, obligeant la population
à s'y soumettre sous la menace d'amendes
délivrées automatiquement.
En fin de semaine
dernière,
Sobianine a annoncé le
renforcement du contrôle automatisé des
déplacements des Moscovites au
minimum jusqu'au 1er. Ainsi, toute
personne qui veut se déplacer dans la
ville autrement qu'à pied, à cheval ou
en calèche (qui vont devenir des
secteurs d'innovation, c'est à n'en pas
douter) doit sur le site de la
mairie de Moscou, dans une base de
données centralisée, enregistrer
nominativement ses cartes de transports
(pour le bus, métro, etc) et les plaques
d'immatriculation de son ou ses
véhicules.
Ainsi, à partir du
22 avril, les cartes de transport non
enregistrées au nom du propriétaire ne
seront pas actives dans les transports
urbains et, avec l'aide des caméras de
surveillance qui couvrent la ville, les
propriétaires des véhicules non
enregistrés se verront verbalisés
automatiquement.
Sans même revenir
sur l'aspect totalitaire du fantasme du
contrôle total et de la légalité
douteuse de ces mesures extrêmes en
absence de déclaration de l'état
d'urgence (que serait-il alors possible
de faire de plus?), deux problèmes se
posent : un juridique renvoyant à la
hiérarchie des normes, un autre encore
plus grave de sécurité d'Etat.
La question de la
légalité du système de sanctions
autoroutières automatisées mis en
place par Sobianine pose de nombreux
problèmes dans la pratique, au minimum
parce que ce n'est pas forcément le
propriétaire du véhicule qui est au
volant et que la caméra ne va pas faire
l'enquête de police préalable avant de
verbaliser. Des députés de Moscou ont
donc déposé un
recours en justice, sans
grand espoir, car le tribunal de Moscou
a déjà rejeté deux fois l'examen d'un
recours semblable, contestant la
légalité de la modification du 1er avril
du Code des infractions administratives
de Moscou permettant de sanctionner une
violation du régime d'alerte révélée par
caméra de surveillance et par
géolocalisation. D'une manière
plus générale, la question juridique est
de savoir si ces amendements autonomes
sont conformes au Code fédéral
sur les infractions administratives, qui
lui n'a pas été modifié par le
législateur. Car, en tout cas
formellement, personne n'a encore
aboli la hiérarchie des normes et Moscou
n'est pas une Principauté indépendante
de l'Etat russe. Malgré l'impression
que l'on pourrait en avoir ces derniers
temps ...
Le plus grand
danger causé par la décision de
Sobianine relève, cette fois, de la
sécurité nationale. Comme à l'heure
de l'Etat-numérique, le contrôle doit
être automatisé, c'est-à-dire réalisé
par des caméras de surveillance qui
couvrent la ville, l'intervention
humaine est réduite à son minimum afin
de permettre, justement, l'automaticité
et la systématicité du contrôle, tous
les véhicules qui circulent doivent être
enregistrés, sinon, le système ne
pouvant automatiquement faire le tri
entre ceux qui ont besoin d'une
autorisation et ceux qui n'en ont pas
besoin, il ne pourrait fonctionner
automatiquement. Concrètement, le
propriétaire d'un véhicule non
enregistré va recevoir automatiquement
une amende, qu'il ait ou non besoin
d'une autorisation pour circuler. Or,
certaines catégories de personnes sont
autorisées à circuler sans avoir à faire
de demande de laissez-passer : ce sont,
notamment, les services d'Etat, à
savoir, les magistrats, le FSB, le
Comité fédéral d'enquête, le ministère
de l'Intérieur, le ministère des
Affaires étrangères, etc. Se
trouvant géographiquement à Moscou, tous
les services d'Etat, notamment le
renseignement, sont alors contraints par
la dernière décision de Sobianine
d'enregistrer leurs véhicules dans une
base de données unique, afin de pouvoir
circuler. Alors que les services
d'Etat sont en général très discrets,
n'ont pas pour habitude de contester ou
discuter des décisions politiques,
ils viennent d'exprimer, ce qui une
première, leur
mécontentement. Cette mesure est
effectivement sans précédent, comme le
souligne le vice-président du comité de
la Douma pour l'organisation étatique et
la législation, Viatcheslav Lyssakov.
Tous les véhicules
des forces de sécurité, des organes
d'Etat sont inscrits dans une même base
de données, leur trajet peut être suivi.
C'est une information d'une importance
incroyable. Et disponible. Car toute
base de données peut être fracturée, il
suffit de le vouloir. Et le nombre
d'organismes étrangers qui voudront
obtenir ces informations est loin d'être
négligeable. Pourquoi mettre à ce point
en danger la sécurité nationale ?
Sobianine est-il à ce point fanatique,
incompétent ou l'explication est-elle à
trouver ailleurs ?
Les seuls qui
soient absolument ravis de toutes ces
mesures, et ce n'est pas une
plaisanterie, c'est l'opposition
radicale. Ainsi, le pseudo-poète
Bykov d'étaler sa joie de voir
l'Etat reculer, amoindrir son poids sur
la tête des gens et de voir apparaître
la liberté. A une période de contrôle
total, de négation des libertés les plus
élémentaires, de négations des valeurs
traditionnelles qui sont celles de la
Russie, de mise en danger de la sécurité
nationale. L'"intelligentsia", elle,
face à ce désastre qu'il faudra bien
réparer, est au bord de l'orgasme.
C'est dans ces
cas-là que le comportement de certaines
élites, politiques, culturelles,
rappelle la fin des années 80. Je vous
propose à ce sujet de relire l'interview
du directeur du FSB, Alexandre Bortnikov,
que nous avions traduit en janvier 2018
concernant, notamment, la chute de
l'Union soviétique. La
première partie ici, la
seconde partie ici.
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