La Russie doit accepter le conflit avec
les Etats-Unis pour en sortir
Karine Bechet-Golovko
Mercredi 13 décembre 2017
Les Etats-Unis
renforcent le combat contre la Russie
dans cette période pré-électorale.
L'opération est clairement lancée et ce
sur deux fronts: d'une part sur la
société, afin de discréditer le
fondement patriotique du pouvoir qui est
aussi l'axe de l'électorat de V.
Poutine, d'autre part en faisant
pression sur l'entourage oligarchique du
Président. Des JO aux sanctions
financières, la mécanique s'emballe sans
rencontrer à ce jour trop de résistance.
Les élections
présidentielles russes approchent et la
nouvelle candidature de V. Poutine
n'est, pour le moins, pas favorablement
perçue en Occident. Si les mesures
frontales visant à l'isolement de la
Russie n'ont pas fonctionné, si les
sanctions ont permis de relancer
l'économie intérieure et la russophobie
de resserrer le peuple autour du
président sur le mode patriotique de la
"Patrie en danger", il semblerait
que les Etats-Unis aient tiré les leçons
de leurs échecs et changent de mode
d'action.
Discréditer le
fondement patriotique et donc la raison
du vote Poutine
La base électorale
de V. Poutine n'est pas composée de ceux
qui ont assisté à la première de Nureev,
eux voteront plutôt Sobtchak ou
Iavlinsky; ni des business men en manque
de dérégulation, qui voteront Titov. Son
électorat est principalement composé de
la masse populaire, celle qui a besoin
d'un Etat pour relancer l'économie
réelle et non les bitcoins, celle qui a
besoin d'un Etat qui assure la médecine
et l'enseignement car c'est une société
qui fait des enfants et a des
grands-parents, non pas un groupe
d'individus déracinés, "nombrilisés",
bref cosmopolites.
Cette base
électorale a été confortée dans son
choix par différentes mesures permettant
de relancer le pays et surtout par
l'apogée atteint avec le rattachement de
la Crimée, où toute une population s'est
regroupée autour d'un drapeau. Avec
l'intervention en Syrie, où au nom du
drapeau, les soldats défendent le pays
contre l'expansion du terrorisme. Et ce
drapeau n'est pas neutre, il est
tricolore.
La facilité
désarmante avec laquelle l'élite
politique et sportive a craché sur le
drapeau (voir notre
texte ici) en acceptant sans aucune
condition ni résistance de participer de
manière "neutre" aux JO a déstabilisé
ceux qui pensaient qu'à la différence de
l'ère Eltsine les symboles de l'Etat
avaient une valeur. Comme on a pu le
lire ici ou là, les sportifs doivent se
montrer, faire des performances, car les
JO sont avant tout un "business" et les
athlètes en ont besoin aussi pour signer
des contrats - cela n'a donc rien à voir
avec le pays, le drapeau sera bien
présent mais bien proprement plié au
fond de soi. Cette démonstration
d'hypocrisie retransmise sur toutes les
ondes hier soir montre à quel point ce
petit monde est totalement décalé des
réalités du pays, ne pense même pas que
cela puisse exaspérer. Il espère au
contraire rassurer les gens avec une
sorte de patriotisme condescendant
bon marché. Les sportifs et leurs
fédérations veulent participer? Qu'ils y
aillent, il n'est pas nécessaire d'en
faire un évènement national, ils n'y
représentent qu'eux de toute manière.
Cette hypocrisie si
facilement et naturellement amenée a
creusé un fossé dangereux avec le "bon
peuple", que l'on fait vivre sur la base
de l'idée patriotique. Or, un
patriotisme sans Etat et sans drapeau
s'effondre. Soit il est pour tout le
monde, soit il n'est pas.
Ce facteur de
déstabilisation arrive à point nommé
avant les présidentielles russes de ce
printemps. Comment réagira l'électorat
face à la discréditation de l'idée qu'il
croyait incarnée par son candidat? La
légitimité du système de gouvernance du
président Poutine repose sur une seule
chose, et il ne s'agit pas du poids des
oligarques, mais sur le réel soutien
populaire. C'est bien d'ailleurs pour
cela que sa candidature a été annoncée
en deux temps: devant les jeunes et dans
une usine. Devant le peuple, moderne et
traditionnel, mais le peuple.
La
décision du Comité olympique russe,
les déclarations de Joukov sur le
soutien qui sera apporté à tous les
sportifs, le retournement du discours de
V. Poutine passant en deux semaines du
caractère inacceptable de participer
sans drapeau à la confirmation de la
décision niant l'intérêt du pays, le
retournement des chaînes nationales se
préparant à montrer finalement les JO,
tout cela ouvre une brèche dans laquelle
s'engouffre toute une
population médusée par tant de
légèreté et d'inconsistance. Provoquer
le doute sur la véracité du fondement du
vote, c'est déstabiliser la base
électorale, beaucoup plus sûrement qu'en
finançant une opposition caricaturale.
Car c'est l'élite elle-même qui scie la
branche sur laquelle elle est assise.
Pression sur
l'entourage oligarchique
Le second moyen
d'action pré-électoral est de toucher
"le rempart" du pouvoir, à savoir le
cercle oligarchique. Cette action est
rendue possible par l'interpénétration
issue de la chute de l'Union soviétique
entre les milieux d'affaires et les
milieux politiques.
La liste des
nouvelles sanctions, beaucoup plus
violentes et ciblées contre l'entourage
du Président doit être prête pour
février. En attendant les noms ne sont
pas connus, ce qui permet le chantage,
mais les moyens d'action promettent
d'être très lourds. Comme on peut le
lire dans la
presse anglo-saxonne:
The next deadline
is February 2, when the Treasury
Department is supposed to release
a list of Russian
officials and Kremlin-connected business
leaders to be targeted for restrictions.
That could include limitations on
financial transactions with banks, real
estate brokerages, and other
institutions.
Speaking to a panel
of the Senate Foreign Relations
Committee, Mitchell said the Trump
administration was committed to meeting
that deadline.
The new legislation,
called Countering America's Adversaries
Through Sanctions Act, also includes
measures that could impact energy
companies doing deals in Europe, or, for
example, with commercial ties to the
Russian undersea pipeline project known
as Nordstream 2.
Faut-il trouver ici
l'une des raisons du virage politique
incroyable que la Russie vient de
prendre sous nos yeux? Faut-il y voir
une des raisons des difficultés que le
pays connaît à trouver des réponses
réellement adaptées? Espérons que non,
car tout ce mouvement ne s'arrêtera pas
là, surtout si la Russie continue non
seulement à refuser le combat, mais à le
nier.
Un combat à mort
qu'il faut accepter
L'agressivité des
Etats-Unis contre la Russie ne
s'arrêtera évidemment pas avec les JO
(personne ne promet de rétablir le
Comité olympique russe juste après), pas
plus qu'avec le règlement de la
situation en Syrie ou dans le Donbass.
La position de
Tillerson est ici très significative. Il
y a une semaine,
Tillerson déclare, presque
simplement, que les Etats-Unis
n'accepteront jamais "l'annexion" de la
Crimée:
“We will never
accept Russia’s occupation and attempted
annexation of Crimea,” Secretary of
State Rex W. Tillerson vowed in his
opening remarks at the Organization for
Security and Co-operation in Europe.
Mais hier devant
l'Atlantic Council, il va beaucoup plus
loin. Tout d'abord, il réduit la
participation de la Russie en Syrie au
soutien à Assad, disant qu'ici, soit, la
Russie a choisi un camp, mais qu'en
Ukraine, elle s'est approprié une partie
de territoire. Les sanctions contre la
Russie devront donc être maintenues
jusqu'à ce que l'intégralité
territoriale ukrainienne soit restaurée.
Maintenant,
Tillerson ne parle pas uniquement des
Accords de Minsk, qu'il déclare
mécaniquement devoir appliquer, de la
mission de paix de l'ONU occupant tout
le Donbass que la Russie doit accepter,
mais ... aussi de l'obligation pour la
Russie de se séparer de la Crimée, comme
on peut le lire sur le
sténogramme de son discours:
We will return to
the issue of Crimea. I know that
President Putin’s made it clear that
that’s not on the table for discussion.
It will be at some point. But
today, we want to stop the violence in
east Ukraine and let’s see if we can
solve that one.
Ainsi, les cartes
sont abattues: la question du Donbass et
de la mission de paix de l'ONU n'est
qu'un prélude au véritable but de cette
opération, à savoir obliger la Russie à
se débarrasser de la Crimée, ultime
renoncement annonçant la fin non
seulement de l'incarnation de l'idée
patriotique, mais aussi du pays qui,
dans sa forme actuelle, ne pourrait y
survivre. Tout en le sachant
pertinemment, Tillerson déclare que,
certes, Poutine n'est pas prêt à en
parler .... mais ce moment viendra.
Etrange
formulation. Pourquoi "ce moment
viendra"? Le danger présenté par
cette option ne s'amenuisera pas avec le
temps et Tillerson le sait parfaitement.
Ce qui peut changer, ce n'est pas
l'opinion présidentielle, c'est la
situation générale du pays, ce discrédit
du patriotisme et donc de l'idée
nationale qui permet d'affaiblir l'Etat.
Il peut s'agir de l'intérêt non pas
cette fois de quelques sportifs et de
leur droit incompressible à conclure
des contrats publicitaires, mais de
l'intérêt encore plus poignant du
grand business, intérêt présenté comme
confondu avec celui de l'Etat, intérêt
qui ici - comme ailleurs - diverge
pourtant.
Pour sortir de
cette impasse qui conduit le pays sur
une pente extrêmement glissante,
d'autant plus en période pré-électorale,
la Russie doit cesser sa politique
d'évitement, ramasser le gant qui lui a
été lancé - et relancé quelques fois
déjà - et finalement accepter le combat.
Mais pour cela, le président Poutine,
qui se présente toujours comme le
président de "tous les Russes", doit
devenir un acteur politique, faire le
choix d'être le président de sa base
électorale, justement dans l'intérêt du
pays. Car il n'est pas toujours
possible, principalement en situation de
conflit, de réunir les extrêmes.
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