Russie politics
Le nouvel oukase de mai de V. Poutine:
libéralisme économique et conservatisme
social
Karine Bechet-Golovko
Mardi 8 mai 2018
Hier a eu lieu la cérémonie officielle
d'entrée en fonction du président
Vladimir Poutine. A cette occasion, il a
adopté un nouvel oukase de mai fixant
les buts économiques et sociaux du
développement du pays d'ici 2024, les
anciens oukases de mai ayant été dans
l'ensemble exécuté, sinon dans la lettre
du moins dans l'esprit. Dans l'ensemble,
il reprend les annonces de politique
intérieure faite lors du Discours devant
le Parlement (voir
notre texte ici), tentant un
équilibre entre libéralisme économique
et conservatisme social. En voici les
principales dispositions.
"Toute la force est dans notre
originalité et dans notre unité",
déclare Poutine lors de son discours
d'investiture. Ce fondement doit être
garanti par ce nouvel oukase (disponible
sur le site du Kremlin) fixant les
objectifs que le nouveau Gouvernement
Medvedev devra remplir d'ici 2024, à
savoir le renforcement du développement
technique et scientifique, du
développement social, l'augmentation de
la population, de son niveau de vie,
l'amélioration des conditions de vie et
la mise en place des conditions
permettant la réalisation du talent de
chacun.
Pour cela, le
Gouvernement doit réaliser d'ici 2024
les buts suivants - ambitieux:
- Permettre le
développement stable de la
population de la Fédération de
Russie.
- Augmenter
l'espérance de vie à 78 ans (80 ans
en 2030).
- Permettre
l'augmentation stable des ressources
réelles des citoyens et garantir
l'augmentation des pensions de
retraite de manière supérieure au
niveau de l'inflation.
- Diminuer de
moitié la pauvreté dans le pays.
- Améliorer les
conditions de logement d'au moins 5
millions de familles par an.
- Accélérer le
développement technologique,
augmenter le nombre d'institutions
s'occupant des technologies
innovantes jusqu'à 50% de leur
nombre total.
- Garantir
l'accélération de l'implantation de
la numérisation dans les sphères
économiques et sociales.
- L'entrée de la
Fédération de Russie dans le cercle
des 5 plus grandes économies
mondiales, garantir un rythme de
développement économique supérieur à
la moyenne mondiale tout en gardant
une stabilité macro-économique,
notamment une inflation inférieure à
4%.
- Création dans
les branches fondamentales de
l'économie, notamment dans
l'industrie de transformation et
dans l'industrie agricole des
secteurs rentables à l'export, se
développant sur la base des
nouvelles technologies et des cadres
hautement qualifiés.
Plus concrètement,
lors de la préparation de son plan de
travail, le Gouvernement doit prévoir
des impératifs précis en matière
démographique. Il s'agit
d'atteindre: une durée de vie en bonne
santé de 67 ans; un coefficient cumulé
de fécondité de 1,7; d'augmenter la part
de la population ayant un mode de vie
sain et jusqu'à 55% la part de la
population pratiquant régulièrement du
sport. Le Gouvernement doit introduire
des mécanismes de soutien financier aux
familles lors de la naissance d'un
enfant; faciliter les conditions de
travail des femmes ayant des enfants,
notamment en garantissant à 100% (d'ici
2021) l'accès des enfants de moins de 3
ans en crèche; préparer et réaliser un
programme de soutien systémique et
d'amélioration des conditions de vie des
personnes âgées; favoriser un mode de
vie sain et développer les
infrastructures sportives.
L'amélioration de
la vie et de la durée de vie passe aussi
par le développement d'une médecine
de qualité et accessible, devant à
la fois prévenir et guérir dans des
conditions permettant la baisse de la
mortalité infantile à 4,5/000, la baisse
de la mortalité suite à des maladies et
aux accidents du travail. En ce sens, le
Gouvernement doit: mettre fin au manque
de personnel qualifié pour les soins de
première urgence; permettre un contrôle
préventif de tous les citoyens au moins
une fois par an; garantir une
accessibilité optimale aux soins de base
pour l'ensemble de la population,
notamment pour les zones isolées;
optimiser le fonctionnement des
établissements de soins, notamment en
facilitant la prise de rendez-vous et en
réduisant le temps d'attente.
Le Gouvernement
doit ici revenir sur la politique
d'optimisation qui a conduit à la
désertification médicale des zones
éloignées et développer un réseau
d'établissements ou de soins mobiles
couvrant le territoire. Ici aussi les
nouvelles technologies doivent être
mieux implantées pour aider à la
réalisation de ces buts et les
professionnels mieux préparés. Un accent
particulier est mis sur le développement
de la lutte contre le cancer, le soin
des maladies cardiaques et infantiles.
Cela doit s'accompagner de la mise en
place d'un système de défense des droits
des patients.
Dans le domaine de
l'enseignement, les consignes
restent assez générales, à part le
renforcement regrettable des
technologies à l'école (déjà
submergée par les ordinateurs et
tableaux électroniques qui détournent
l'attention des élèves) et des nouvelles
méthodes d'enseignement qui font
dangereusement penser au pédagogisme.
Mais dans le contexte du forcing réalisé
par l'OCDE et ses réseaux nationaux, les
recommandations auraient pu être plus
destructrices. Une acrobatie
intéressante qui souligne toute la
dualité de la politique en la matière
est le rappel de l'importance des
valeurs et traditions nationales.
Généralement, l'objectif fixé est de
faire entrer l'enseignement général en
Russie dans le top 10 mondial en terme
de qualité (l'appréciation restant ici,
soyons honnête, assez subjective).
L'accent doit être mis sur la formation
professionnelle. Le Gouvernement doit
également mettre en place des systèmes
de concours professionnels afin de
donner des perspectives d'évolution de
carrière plus claires. Un soutien doit
être apporté aux volontaires, à la
fameuse et très à la mode "découverte
des talents" (normalement c'est l'école
qui doit le permettre, mais la nouvelle
idéologie ici implique manifestement des
structures spéciales permettant la prise
en charge du flot continue de génies en
herbe ... que l'on ne voit pas trop en
masse une fois à l'Université ...). Il
s'agit d'une tentative de conciliation
entre "méthodes innovantes" et fonds
national. Dans quelle mesure ce pari est
réaliste, de sérieux doutes subsistent
vus les premiers résultats et de
l'expérience française.
En matière de
politique de logement et de la ville,
le Gouvernement doit favoriser l'accès
au logement des familles à faibles
revenus, notamment en favorisant les
prêts hypothécaires avec un taux
préférentiel ne dépassant pas 8%;
augmenter le volume de construction
d'habitat à au moins 120 millions de m2
par an; augmenter le confort en milieu
urbain (augmenter le coefficient de 30%
et diminuer de moitié le nombre de
villes ayant un faible niveau de
confort); développer les mécanismes de
participation des habitants à la prise
de décision (jusqu'à 30%); réduire le
fond immobilier inepte à l'habitation.
Il faut donc moderniser les mécanismes
de construction, réduire la
bureaucratie, favoriser les prêts.
En matière
écologique, il est impératif de
liquider les décharges sauvages, de
développer un traitement efficace des
déchets de consommation et de
production; de réduire de 20% des rejets
toxiques dans l'atmosphère afin
d'améliorer significativement la qualité
de l'air; améliorer la qualité de l'eau
potable, surtout pour les lieux qui ne
sont pas reliés au système centralisé
d'eau; amélioration de la propreté des
eaux douces, notamment le Baïkal;
protection de la biodiversité du
territoire, notamment en créant au moins
24 zones protégées.
L'oukase traite
aussi de la question incontournable pour
la Russie, vue l'étendue du territoire,
de la qualité des routes et de la
densité du réseau. En plus de
l'entretien et de la reconstruction, il
s'agit notamment de l'intensification
(+50%) du nombre de routes d'importance
régionale afin de soulager (de 10%) les
routes nationales et régionales en
surcapacité, de la réduction des
portions de route à risques et de la
diminution de la mortalité sur les
routes de 3,5 fois (pour atteindre 3/100
000).
Un aspect également
récurrent, et pas uniquement pour la
Russie, est celui du renforcement de
la productivité du travail et de la
politique de l'emploi, en
partenariat avec les régions. Les buts
fixés au Gouvernement sont une
augmentation de la productivité du
travail dans les secteurs de bases
non-liés aux matières premières de 5%;
inclure au moins 10 régions dans ce
programme; inclure dans ce programme au
moins 10 000 PMI PME. L'instrument
fiscal peut être utilisé pour stimuler
les entreprises, la simplification des
normatifs, la modernisation des postes
dépassés ou non-productifs...
En ce qui concerne
la science et la recherche,
l'oukase reste heureusement très vague.
Le but est de faire entrer la Russie
dans le top 5 des pays leaders,
développer l'attractivité pour les
chercheurs russes et étrangers ainsi que
pour les jeunes chercheurs (donc éviter
la fuite des cerveaux), augmenter le
financement national des projets de
recherche.
Nous en arrivons à
l'incontournale "économie numérique".
Dont il faut tripler le financement. Le
Gouvernement doit permettre la mise en
place d'une structure de transmission
d'informations sûre, qui permette de
travailler et de stocker un volume
important d'information, autant pour les
particuliers que pour les
institutionnels. Il est vrai que vu le
contexte international, la protection
des informations est un enjeu de
sécurité nationale - le rapport avec
l'économie est plus flou. Les organes et
structures publics doivent utiliser des
programmes nationaux (il semblerait que
le concept "d'économie numérique" inclue
largement l'Etat). Pour cela, un cadre
réglementaire doit être prévu et les
spécialistes formés. En fait, l'Etat
doit utiliser les procédés numériques
dans l'intérêt du business et de la
population, ce qui doit être le lien
avec l'économie.
Le traitement de la
question de la politique culturelle
renvoie au renforcement de
l'identité citoyenne russe dans les
différentes sphères artistiques,
garantir aux écoles musicales,
artistiques et théâtrales les moyens
techniques nécessaires de fonctionnement
(à ce sujet, il serait peut-être bon de
mettre fin à l'ineptie de
l'enregistrement d'office par internet
des candidats sans choix possible par
l'école en fonction des capacités de
l'enfant, ce qui détruit le système par
la base). Il est également nécessaire de
développer la création de "Clubs" dans
les régions non-urbaines, de soutenir le
talent dès l'enfance, de développer les
bibliothèques municipales, dans au moins
500 villes de créer des scènes de
concerts virtuelles, de reconstruire les
théâtres pour enfants, de soutenir les
initiatives culturelles privées de
défense des cultures locales des peuples
de Russie.
Le Gouvernement
doit également s'investir dans le
soutien du petit et moyen business.
Il faut atteindre le seuil de 25
millions de personnes dans les PMI PME
et dans l'auto-entreprenariat, afin de
renforcer le tissu économique national.
Pour le reste, il s'agit toujours de la
réduction de la bureaucratie, de la mise
en place de plateformes numériques
devant les aider (sans précision), d'un
accès à l'aide financière, de favoriser
leur développement dans les domaines
sociaux, technologiques, de
l'environnement ... Le Gouvernement doit
également aider les fermiers et les
producteurs agricoles. Faire revenir
dans l'économie transparente les
personnes ayant une activité
professionnelle rémunérée individuelle
non déclarée (femmes de ménage, garde
d'enfants ...) par un système fiscal
adapté.
En matière de
coopération internationale et d'export,
le Gouvernement doit arriver à ces
chiffres: l'industrie de transformation,
l'agriculture et les services doivent
garantir 20% du PIB; un volume d'export
annuel de produits non bruts et non
énergétiques de 250 milliards $;
développer les échanges entre les pays
de l'Union eurasiatique en mettant en
place un système de division du travail
et de coopération en matière de
production; augmenter d'une fois et demi
l'investissement croisé entre les pays
de l'Union eurasiatique.
Le soutien de
l'Etat doit être particulièrement fort
dans les secteurs industriels, agricoles
et du commerce pour que les marchandises
soient concurrentielles sur le marché
international. Réduction des barrières
administratives au commerce
international. Terminer la mise en place
d'un système souple d'instruments
financiers internationaux pour soutenir
l'export. Finaliser la réalisation d'un
marché commun dans l'espace
eurasiatique.
L'oukase traite
également de la modernisation des
grandes artères du pays, entre l'Est
et l'Ouest et entre le Nord et le Sud,
dans une logique de grands travaux. Ce
qui concerne non seulement les voies
routières, mais aussi la modernisation
des ports, la mise en place de centres
logistiques pour les transports de
marchandises, la reconstruction et
l'agrandissement des aéroports
régionaux, les systèmes d'énergie
atomique, hydraulique etc.
Cet oukase est
ambitieux et fixe des objectifs qu'il
sera difficile à atteindre, surtout dans
un contexte international crispé. Mais
c'est justement ce contexte qui oblige
la Russie à garantir son indépendance
géopolitique par une politique
intérieure permettant le renforcement de
l'économie, sans oublier la dimension
sociale.
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